MaisDieu que c'est dommage. Vous avez grandi. Vous n'ĂȘtes plus sauvages que le samedi. Mes amis d'autrefois. Nous voici au sec. Nous rĂȘvons quelquefois de l'Ăźle Drenec. Il fallait, il fallait naviguer sans plus. Si j'avais, si j'avais, oh si j'avais su. Je m'y serais noyĂ©e pour ne pas vieillir.
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AuBon Pain D'Autrefois, Le Crotoy : consultez 7 avis sur Au Bon Pain D'Autrefois, noté 4,5 sur 5 sur Tripadvisor et classé #22 sur 38 restaurants à Le Crotoy.
Balzac EugĂ©nie Grandet DĂ©dicace A Maria Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bĂ©nit, prise on ne sait Ă quel arbre, mais certainement sanctifiĂ©e par la religion et renouvelĂ©e, toujours verte, par des mains pieuses, pour protĂ©ger la maison. De Balzac. Physionomies bourgeoises Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mĂ©lancolie Ă©gale Ă celle que provoquent les cloĂtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-ĂÂȘtre y a-t-il Ă la fois dans ces maisons et le silence du cloĂtre et l'ariditĂ© des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un Ă©tranger les croirait inhabitĂ©es, s'il ne rencontrait tout Ă coup le regard pĂÂąle et froid d'une personne immobile dont la figure Ă demi monastique dĂ©passe l'appui de la croisĂ©e, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mĂ©lancolie existent dans la physionomie d'un logis situĂ© Ă Saumur, au bout de la rue montueuse qui mĂšne au chĂÂąteau, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu frĂ©quentĂ©e, chaude en Ă©tĂ©, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonoritĂ© de son petit pavĂ© caillouteux, toujours propre et sec, par l'Ă©troitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent Ă la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois sĂ©culaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent Ă l'originalitĂ© qui recommande cette partie de Saumur Ă l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les Ă©normes madriers dont les bouts sont taillĂ©s en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussĂ©e de la plupart d'entre elles. Ici, des piĂšces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frĂÂȘles murailles d'un logis terminĂ© par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont Ă©tĂ© tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. LĂ se prĂ©sentent des appuis de fenĂÂȘtre usĂ©s, noircis, dont les dĂ©licates sculptures se voient Ă peine, et qui semblent trop lĂ©gers pour le pot d'argile brune d'oĂÂč s'Ă©lancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvriĂšre. Plus loin, c'est des portes garnies de clous Ă©normes oĂÂč le gĂ©nie de nos ancĂÂȘtres a tracĂ© des hiĂ©roglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. TantĂÂŽt un protestant y a signĂ© sa foi, tantĂÂŽt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravĂ© les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son Ă©chevinage oubliĂ©. L'Histoire de France est lĂ tout entiĂšre. A cĂÂŽtĂ© de la tremblante maison Ă pans hourdĂ©s oĂÂč l'artisan a dĂ©ifiĂ© son rabot, s'Ă©lĂšve l'hĂÂŽtel d'un gentilhomme oĂÂč sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisĂ©es par les diverses rĂ©volutions qui depuis 1789 ont agitĂ© le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussĂ©e commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du Moyen-Age y retrouveraient l'ouvrouĂšre de nos pĂšres en toute sa naĂÂŻve simplicitĂ©. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extĂ©rieurs ou intĂ©rieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossiĂšrement ferrĂ©es, dont la supĂ©rieure se replie intĂ©rieurement, et dont l'infĂ©rieure, armĂ©e d'une sonnette Ă ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent Ă cette espĂšce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voĂ»te, le plancher et le petit mur Ă hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ĂÂŽtĂ©s le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnĂ©es. Ce mur sert Ă Ă©taler les marchandises du nĂ©gociant. LĂ , nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les Ă©chantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile Ă voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques piĂšces de drap sur des rayons. Entrez? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges; quitte son tricot, appelle son pĂšre ou sa mĂšre qui vient et vous vend Ă vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractĂšre, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis Ă sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possĂšde en apparence que de mauvaises planches Ă bouteilles et deux ou trois paquets de lattes; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou; il sait, Ă une planche prĂšs, combien il peut de tonneaux si la rĂ©colte est bonne; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine en une seule matinĂ©e, les poinçons valent onze francs ou tombent Ă six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphĂšre dominent la vie commerciale. Vignerons, propriĂ©taires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous Ă l'affĂ»t d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelĂ© pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sĂ©cheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, Ă leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intĂ©rĂÂȘts terrestres. Le baromĂštre attriste, dĂ©ride, Ă©gaie tour Ă tour les physionomies. D'un bout Ă l'autre de cette rue, l'ancienne Grand'Rue de Saumur, ces mots "VoilĂ un temps d'or!" se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun rĂ©pond-il au voisin "Il pleut des louis", en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours Ă la campagne. LĂ , tout Ă©tant prĂ©vu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze Ă employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une mĂ©nagĂšre n'achĂšte pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle Ă©tait cuite Ă point. Une jeune fille ne met pas la tĂÂȘte Ă sa fenĂÂȘtre sans y ĂÂȘtre vue par tous les groupes inoccupĂ©s. LĂ donc les consciences sont Ă jour, de mĂÂȘme que ces maisons impĂ©nĂ©trables, noires et silencieuses n'ont point de mystĂšres. La vie est presque toujours en plein air chaque mĂ©nage s'assied Ă sa porte, y dĂ©jeune, y dĂne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit Ă©tudiĂ©. Aussi, jadis, quand un Ă©tranger arrivait dans une ville de province, Ă©tait-il gaussĂ© de porte en porte. De lĂ les bons contes, de lĂ le surnom de copieux donnĂ© aux habitants d'Angers qui excellaient Ă ces railleries urbaines. Les anciens hĂÂŽtels de la vieille ville sont situĂ©s en haut de cette rue jadis habitĂ©e par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mĂ©lancolie oĂÂč se sont accomplis les Ă©vĂ©nements de cette histoire Ă©tait prĂ©cisĂ©ment un de ces logis, restes vĂ©nĂ©rables d'un siĂšcle oĂÂč les choses et les hommes avaient ce caractĂšre de simplicitĂ© que les moeurs françaises perdent de jour en jour. AprĂšs avoir suivi les dĂ©tours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents rĂ©veillent des souvenirs et dont l'effet gĂ©nĂ©ral tend Ă plonger dans une sorte de rĂÂȘverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachĂ©e la porte de la maison Ă monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. Monsieur Grandet jouissait Ă Saumur d'une rĂ©putation dont les causes et les effets ne seront pas entiĂšrement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou, vĂ©cu en province. Monsieur Grandet, encore nommĂ© par certaines gens le pĂšre Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, Ă©tait en 1789 un maĂtre-tonnelier fort Ă son aise, sachant lire, Ă©crire et compter. DĂšs que la RĂ©publique française mit en vente, dans l'arrondissement de Saumur, les biens du clergĂ©, le tonnelier, alors ĂÂągĂ© de quarante ans, venait d'Ă©pouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d'or, au district, oĂÂč, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-pĂšre au farouche rĂ©publicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain; lĂ©galement, sinon lĂ©gitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques mĂ©tairies. Les habitants de Saumur Ă©tant peu rĂ©volutionnaires, le pĂšre Grandet passa pour un homme hardi, un rĂ©publicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idĂ©es, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommĂ© membre de l'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protĂ©gea les ci-devant et empĂÂȘcha de tout son pouvoir la vente des biens des Ă©migrĂ©s; commercialement, il fournit aux armĂ©es rĂ©publicaines un ou deux milliers de piĂšces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dĂ©pendant d'une communautĂ© de femmes que l'on avait rĂ©servĂ©e pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut monsieur Grandet. NapolĂ©on n'aimait pas les rĂ©publicains il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir portĂ© le bonnet rouge, par un grand propriĂ©taire, un homme Ă particule, un futur baron de l'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l'intĂ©rĂÂȘt de la ville d'excellents chemins qui menaient Ă ses propriĂ©tĂ©s. Sa maison et ses biens, trĂšs avantageusement cadastrĂ©s, payaient des impĂÂŽts modĂ©rĂ©s. Depuis le classement de ses diffĂ©rents clos, ses vignes, grĂÂące Ă des soins constants, Ă©taient devenues la tĂÂȘte du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la premiĂšre qualitĂ© de vin. Il aurait pu demander la croix de la LĂ©gion d'Honneur. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs lĂ©gitimes amours, Ă©tait ĂÂągĂ©e de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrĂÂące administrative, hĂ©rita successivement pendant cette annĂ©e de madame de La GaudiniĂšre, nĂ©e de La BertelliĂšre, mĂšre de madame Grandet; puis du vieux monsieur La BertelliĂšre, pĂšre de la dĂ©funte; et encore de madame Gentillet, grand'mĂšre du cĂÂŽtĂ© maternel trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards Ă©tait si passionnĂ©e que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrĂštement. Le vieux monsieur La BertelliĂšre appelait un placement une prodigalitĂ©, trouvant de plus gros intĂ©rĂÂȘts dans l'aspect de l'or que dans les bĂ©nĂ©fices de l'usure. La ville de Saumur prĂ©suma donc la valeur des Ă©conomies d'aprĂšs les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'Ă©galitĂ© n'effacera jamais, il devint le plus imposĂ© de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les annĂ©es plantureuses, lui donnaient sept Ă huit cents poinçons de vin. Il possĂ©dait treize mĂ©tairies, une vieille abbaye, oĂÂč, par Ă©conomie, il avait murĂ© les croisĂ©es, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies oĂÂč croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantĂ©s en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait Ă©tait la sienne. Ainsi Ă©tablissait-on sa fortune visible. Quant Ă ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en prĂ©sumer l'importance l'une Ă©tait monsieur Cruchot, notaire chargĂ© des placements usuraires de monsieur Grandet; l'autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bĂ©nĂ©fices duquel le vigneron participait Ă sa convenance et secrĂštement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possĂ©dassent cette profonde discrĂ©tion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils tĂ©moignaient publiquement Ă monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l'Ă©tendue des capitaux de l'ancien maire d'aprĂšs la portĂ©e de l'obsĂ©quieuse considĂ©ration dont il Ă©tait l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fĂ»t persuadĂ© que monsieur Grandet n'eĂ»t un trĂ©sor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnĂÂąt nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le mĂ©tal jaune semblait avoir communiquĂ© ses teintes. Le regard d'un homme accoutumĂ© Ă tirer de ses capitaux un intĂ©rĂÂȘt Ă©norme contracte nĂ©cessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indĂ©finissables, des mouvements furtifs, avides, mystĂ©rieux, qui n'Ă©chappent point Ă ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l'estime respectueuse Ă laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien Ă personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la prĂ©cision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa rĂ©colte mille poinçons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spĂ©culation, avait toujours des tonneaux Ă vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrĂ©e Ă recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon Ă deux cents francs quand les petits propriĂ©taires donnaient le leur Ă cinq louis. Sa fameuse rĂ©colte de 1811, sagement serrĂ©e, lentement vendue, lui avait rapportĂ© plus de deux cent quarante mille livres. FinanciĂšrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus, puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'Ă©cus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digĂšre, impassible, froid, mĂ©thodique. Personne ne le voyait passer sans Ă©prouver un sentiment d'admiration mĂ©langĂ© de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le dĂ©chirement poli de ses griffes d'acier? Ă celui-ci maĂtre Cruchot avait procurĂ© l'argent nĂ©cessaire Ă l'achat d'un domaine, mais Ă onze pour cent; Ă celui-lĂ monsieur des Grassins avait escomptĂ© des traites, mais avec un effroyable prĂ©lĂšvement d'intĂ©rĂÂȘts. Il s'Ă©coulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fĂ»t prononcĂ© soit au marchĂ©, soit pendant les soirĂ©es dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron Ă©tait l'objet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un nĂ©gociant, plus d'un aubergiste disait-il aux Ă©trangers avec un certain contentement "Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant Ă monsieur Grandet, il ne connaĂt pas lui-mĂÂȘme sa fortune!" En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme Ă prĂšs de quatre millions; mais, comme, terme moyen, il avait dĂ» tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses propriĂ©tĂ©s, il Ă©tait prĂ©sumable qu'il possĂ©dait en argent une somme presque Ă©gale Ă celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu'aprĂšs une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait Ă parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils "Le pĂšre Grandet?... le pĂšre Grandet doit avoir cinq Ă six millions. - Vous ĂÂȘtes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total", rĂ©pondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils Ă©taient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dĂ©daigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tĂÂȘte d'un air d'incrĂ©dulitĂ©. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularitĂ©s de sa vie donnĂšrent prise au ridicule et Ă la moquerie, la moquerie et le ridicule s'Ă©taient usĂ©s. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l'autoritĂ© de la chose jugĂ©e. Sa parole, son vĂÂȘtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, oĂÂč chacun, aprĂšs l'avoir Ă©tudiĂ© comme un naturaliste Ă©tudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaĂtre la profonde et muette sagesse de ses plus lĂ©gers mouvements. "L'hiver sera rude, disait-on, le pĂšre Grandet a mis ses gants fourrĂ©s il faut vendanger. - Le pĂšre Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette annĂ©e." Monsieur Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'oeufs, de beurre et de blĂ© de rente. Il possĂ©dait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantitĂ© de grains et lui en rapporter le son et la farine. La Grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne fĂ»t plus jeune, boulangeait elle-mĂÂȘme tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s'Ă©tait arrangĂ© avec les maraĂchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de lĂ©gumes. Quant aux fruits, il en rĂ©coltait une telle quantitĂ© qu'il en faisait vendre une grande partie au marchĂ©. Son bois de chauffage Ă©tait coupĂ© dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses Ă moitiĂ© pourries qu'il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout dĂ©bitĂ©, le rangeaient par complaisance dans son bĂ»cher et recevaient ses remercĂments. Ses seules dĂ©penses connues Ă©taient le pain bĂ©nit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le paiement de leurs chaises Ă l'Ă©glise; la lumiĂšre, les gages de la Grande Nation, l'Ă©tamage de ses casseroles; l'acquittement des impositions, les rĂ©parations de ses bĂÂątiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cent arpents de bois rĂ©cemment achetĂ©s qu'il faisait surveiller par le garde d'un voisin, auquel il promettait une indemnitĂ©. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les maniĂšres de cet homme Ă©taient fort simples. Il parlait peu. GĂ©nĂ©ralement il exprimait ses idĂ©es par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce. Depuis la RĂ©volution, Ă©poque Ă laquelle il attira les regards, le bonhomme bĂ©gayait d'une maniĂšre fatigante aussitĂÂŽt qu'il avait Ă discourir longuement ou Ă soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohĂ©rence de ses paroles, le flux de mots oĂÂč il noyait sa pensĂ©e, son manque apparent de logique attribuĂ©s Ă un dĂ©faut d'Ă©ducation Ă©taient affectĂ©s et seront suffisamment expliquĂ©s par quelques Ă©vĂ©nements de cette histoire. D'ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algĂ©briques lui servaient habituellement Ă embrasser, Ă rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s de la vie et du commerce "Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela". Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'Ă©crivait point. Lui parlait-on? il Ă©coutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche; et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il mĂ©ditait longuement les moindres marchĂ©s. Quand, aprĂšs une savante conversation, son adversaire lui avait livrĂ© le secret de ses prĂ©tentions en croyant le tenir, il lui rĂ©pondait "Je ne puis rien conclure sans avoir consultĂ© ma femme". Sa femme, qu'il avait rĂ©duite Ă un ilotisme complet, Ă©tait en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner Ă dĂner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait Ă©conomiser tout, mĂÂȘme le mouvement. Il ne dĂ©rangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriĂ©tĂ©. NĂ©anmoins, malgrĂ© la douceur de sa voix, malgrĂ© sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il Ă©tait au logis, oĂÂč il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet Ă©tait un homme de cinq pieds, trapu, carrĂ©, ayant des mollets de douze pouces de circonfĂ©rence, des rotules noueuses et de larges Ă©paules; son visage Ă©tait rond, tannĂ©, marquĂ© de petite vĂ©role; son menton Ă©tait droit, ses lĂšvres n'offraient aucune sinuositĂ©, et ses dents Ă©taient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dĂ©voratrice que le peuple accorde au basilic, son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubĂ©rances significatives; ses cheveux jaunĂÂątres et grisonnants Ă©taient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravitĂ© d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinĂ©e que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probitĂ© sans chaleur, l'Ă©goĂÂŻsme d'un homme habituĂ© Ă concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul ĂÂȘtre qui lui fĂ»t rĂ©ellement de quelque chose, sa fille EugĂ©nie, sa seule hĂ©ritiĂšre. Attitude, maniĂšres, dĂ©marche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours rĂ©ussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractĂšre de bronze. Toujours vĂÂȘtu de la mĂÂȘme maniĂšre, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il Ă©tait depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine drapĂ©s, une culotte courte de gros drap marron Ă boucles d'argent, un gilet de velours Ă raies alternativement jaunes et puces, boutonnĂ© carrĂ©ment, un large habit marron, Ă grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau Ă la mĂÂȘme place, par un geste mĂ©thodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considĂ©rable des trois premiers Ă©tait le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de prĂ©sident au tribunal de premiĂšre instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait Ă faire prĂ©valoir Bonfons sur Cruchot. Il signait dĂ©jĂ C. de Bonfons. Le plaideur assez mal avisĂ© pour l'appeler monsieur Cruchot s'apercevait bientĂÂŽt Ă l'audience de sa sottise. Le magistrat protĂ©geait ceux qui le nommaient monsieur le prĂ©sident, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le prĂ©sident Ă©tait ĂÂągĂ© de trente-trois ans, possĂ©dait le domaine de Bonfons Boni Fontis, valant sept mille livres de rente; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l'abbĂ© Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour ĂÂȘtre assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alliĂ©s Ă vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis Ă Florence les MĂ©dicis; et, comme les MĂ©dicis, les Cruchot avaient leurs Pazzi. Madame des Grassins, mĂšre d'un fils de vingt-trois ans venait trĂšs assidĂ»ment faire la partie de madame Grandet, espĂ©rant marier son cher Adolphe avec mademoiselle EugĂ©nie. Monsieur des Grassins le banquier favori sait vigoureusement les manoeuvres de sa femme par de constants services secrĂštement rendus au vieil avare, et arrivait toujours Ă temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient Ă©galement leurs adhĂ©rents, leurs cousins, leurs alliĂ©s fidĂšles. Du cĂÂŽtĂ© des Cruchot, l'abbĂ©, le Talleyrand de la famille, bien appuyĂ© par son frĂšre le notaire, disputait vivement le terrain Ă la financiĂšre et tentait de rĂ©server le riche hĂ©ritage Ă son neveu le prĂ©sident. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix Ă©tait la main d'EugĂ©nie Grandet, occupait passionnĂ©ment les diverses sociĂ©tĂ©s de Saumur. Mademoiselle Grandet Ă©pousera-t-elle monsieur le prĂ©sident ou, monsieur Adolphe des Grassins? A ce problĂšme, les uns rĂ©pondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni Ă l'un ni Ă l'autre. L'ancien tonnelier rongĂ© d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, Ă qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passĂ©s, prĂ©sents et futurs des Grandet. D'autres rĂ©pliquaient que monsieur et madame des Grassins Ă©taient nobles, puissamment riches, qu'Adolphe Ă©tait un bien gentil cavalier, et qu'Ă moins d'avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d'ailleurs, avait portĂ© le bonnet rouge. Les plus sensĂ©s faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrĂ©es Ă toute heure au logis, tandis que son rival n'y Ă©tait reçu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liĂ©e avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idĂ©es qui la feraient, tĂÂŽt au tard, rĂ©ussir. Ceux-lĂ rĂ©pliquaient que l'abbĂ© Cruchot Ă©tait l'homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait Ă©gale. "Ils sont manche Ă manche", disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prĂ©tendaient que les Grandet Ă©taient trop avisĂ©s pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle EugĂ©nie Grandet de Saumur serait mariĂ©e au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes rĂ©pondaient "D'abord les deux frĂšres ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prĂ©tentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, dĂ©putĂ©, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie les Grandet de Saumur, et prĂ©tend s'allier Ă quelque famille ducale par la grĂÂące de NapolĂ©on". Que ne disait-on pas d'une hĂ©ritiĂšre dont on parlait Ă vingt lieues Ă la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers Ă Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportĂšrent un avantage signalĂ© sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable chĂÂąteau, ses fermes, riviĂšre, Ă©tangs, forĂÂȘts, et valant trois millions fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligĂ© de rĂ©aliser ses capitaux. MaĂtre Cruchot, le prĂ©sident Cruchot, l'abbĂ© Cruchot, aidĂ©s par leurs adhĂ©rents, surent empĂÂȘcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marchĂ© d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre Ă diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre Ă monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyĂ© vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand Ă©tonnement de Saumur, le paya, sous escompte aprĂšs les formalitĂ©s. Cette affaire eut du retentissement Ă Nantes et Ă OrlĂ©ans. Monsieur Grandet alla voir son chĂÂąteau par l'occasion d'une charrette qui y retournait. AprĂšs avoir jetĂ© sur sa propriĂ©tĂ© le coup d'oeil du maĂtre, il revint Ă Saumur, certain d'avoir placĂ© ses fonds Ă cinq, et saisi de la magnifique pensĂ©e d'arrondir le marquisat de Froidfond en y rĂ©unissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trĂ©sor presque vide, il dĂ©cida de couper Ă blanc ses bois, ses forĂÂȘts, et d'exploiter les peupliers de ses prairies. Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot la maison Ă monsieur Grandet, cette maison pĂÂąle, froide, silencieuse situĂ©e en haut de la ville, et abritĂ©e par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voĂ»te formant la baie de la porte avaient Ă©tĂ©, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particuliĂšre au littoral de la Loire, et si molle que sa durĂ©e moyenne est Ă peine de deux cents ans. Les trous inĂ©gaux et nombreux que les intempĂ©ries du climat y avaient bizarrement pratiquĂ©s donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermiculĂ©es de l'architecture française et quelque ressemblance avec le porche d'une geĂÂŽle. Au-dessus du cintre rĂ©gnait un long bas-relief de pierre dure sculptĂ©e, reprĂ©sentant les quatre Saisons, figures dĂ©jĂ rongĂ©es et toutes noires. Ce bas-relief Ă©tait surmontĂ© d'une plinthe saillante, sur laquelle s'Ă©levaient plusieurs de ces vĂ©gĂ©tations dues au hasard, des pariĂ©taires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut dĂ©jĂ . La porte, en chĂÂȘne massif, brune, dessĂ©chĂ©e, fendue de toutes parts, frĂÂȘle en apparence, Ă©tait solidement maintenue par le systĂšme de ses boulons qui figuraient des dessins symĂ©triques. Une grille carrĂ©e, petite, mais Ă barreaux serrĂ©s et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bĂÂątarde et servait, pour ainsi dire, de motif Ă un marteau qui s'y rattachait par un anneau, et frappait sur la tĂÂȘte grimaçante d'un maĂtre-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancĂÂȘtres nommaient jacquemart, ressemblait Ă un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvĂ© quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il reprĂ©sentait jadis, et qu'un long usage avait effacĂ©e. Par la petite grille, destinĂ©e Ă reconnaĂtre les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une voĂ»te obscure et verdĂÂątre, quelques marches dĂ©gradĂ©es par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs Ă©pais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs Ă©taient ceux du rempart sur lequel s'Ă©levaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussĂ©e de la maison, la piĂšce la plus considĂ©rable Ă©tait une salle dont l'entrĂ©e se trouvait sous la voĂ»te de la porte cochĂšre. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est Ă la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle Ă manger; elle est le thĂ©ĂÂątre de la vie domestique, le foyer commun; lĂ , le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; lĂ entraient les fermiers, le curĂ©, le sous-prĂ©fet, le garçon meunier. Cette piĂšce, dont les deux croisĂ©es donnaient sur la rue, Ă©tait planchĂ©iĂ©e; des panneaux gris, Ă moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes Ă©galement peintes en gris, dont les entre-deux Ă©taient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrustĂ© d'arabesques en Ă©caille ornait le manteau de la cheminĂ©e en pierre blanche, mal sculptĂ©, sur lequel Ă©tait une glace verdĂÂątre dont les cĂÂŽtĂ©s, coupĂ©s en biseau pour en montrer l'Ă©paisseur, reflĂ©taient un filet de lumiĂšre le long d'un trumeau gothique en acier damasquinĂ©. Les deux girandoles de cuivre dorĂ© qui dĂ©coraient chacun des coins de la cheminĂ©e Ă©taient Ă deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobĂšches, et dont la maĂtresse-branche s'adaptait au piĂ©destal de marbre bleuĂÂątre agencĂ© de vieux cuivre, ce piĂ©destal formait un chandelier pour les petits jours. Les siĂšges de forme antique Ă©taient garnis en tapisseries reprĂ©sentant les fables de La Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaĂtre les sujets, tant les couleurs passĂ©es et les figures criblĂ©es de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espĂšces de buffets terminĂ©s par de crasseuses Ă©tagĂšres. Une vieille table Ă jouer en marqueterie, dont le dessus faisait Ă©chiquier, Ă©tait placĂ©e dans le tableau qui sĂ©parait les deux fenĂÂȘtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromĂštre ovale, Ă bordure noire, enjolivĂ© par des rubans de bois dorĂ©, oĂÂč les mouches avaient si licencieusement folĂÂątrĂ© que la dorure en Ă©tait un problĂšme. Sur la paroi opposĂ©e Ă la cheminĂ©e, deux portraits au pastel Ă©taient censĂ©s reprĂ©senter l'aĂÂŻeul de madame Grandet, le vieux monsieur de la BertelliĂšre, en lieutenant des gardes françaises, et dĂ©funt madame Gentillet en bergĂšre. Aux deux fenĂÂȘtres Ă©taient drapĂ©s des rideaux en gros de Tours rouge, relevĂ©s par des cordons de soie Ă glands d'Ă©glise. Cette luxueuse dĂ©coration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait Ă©tĂ© comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisĂ©e la plus rapprochĂ©e de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds Ă©taient montĂ©s sur des patins, afin d'Ă©lever madame Grandet Ă une hauteur qui lui permĂt de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier dĂ©teint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'EugĂ©nie Grandet Ă©tait placĂ© tout auprĂšs. Depuis quinze ans, toutes les journĂ©es de la mĂšre et de la fille s'Ă©taient paisiblement Ă©coulĂ©es Ă cette place, dans un travail constant, Ă compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d'hiver Ă la cheminĂ©e. Ce jour-lĂ seulement Grandet permettait qu'on allumĂÂąt du feu dans la salle, et il le faisait Ă©teindre au trente et un mars, sans avoir Ă©gard ni aux premiers froids du printemps ni Ă ceux de l'automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur rĂ©servait en usant d'adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet Ă passer les matinĂ©es ou les soirĂ©es les plus fraĂches des mois d'avril et d'octobre. La mĂšre et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journĂ©es Ă ce vĂ©ritable labeur d'ouvriĂšre, que, si EugĂ©nie voulait broder une collerette Ă sa mĂšre, elle Ă©tait forcĂ©e de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pĂšre pour avoir de la lumiĂšre. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle Ă sa fille et Ă la Grande Nanon, de mĂÂȘme qu'il distribuait dĂšs le matin le pain et les denrĂ©es nĂ©cessaires Ă la consommation journaliĂšre. La Grande Nanon Ă©tait peut-ĂÂȘtre la seule crĂ©ature humaine capable d'accepter le despotisme de son maĂtre. Toute la ville l'enviait Ă monsieur et Ă madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommĂ©e Ă cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait Ă Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eĂ»t que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulĂ©es depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer rĂ©cemment quatre mille livres en viager chez maĂtre Cruchot. Ce rĂ©sultat des longues et persistantes Ă©conomies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant Ă la pauvre sexagĂ©naire du pain pour ses vieux jours, Ă©tait jalouse d'elle sans penser au dur servage par lequel il avait Ă©tĂ© acquis. A l'ĂÂąge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment Ă©tait bien injuste sa figure eĂ»t Ă©tĂ© fort admirĂ©e sur les Ă©paules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'Ă propos. ForcĂ©e de quitter une ferme incendiĂ©e oĂÂč elle gardait les vaches, elle vint Ă Saumur, oĂÂč elle chercha du service, animĂ©e de ce robuste courage qui ne se refuse Ă rien. Le pĂšre Grandet pensait alors Ă se marier et, voulait dĂ©jĂ monter son mĂ©nage. Il avisa cette fille rebutĂ©e de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualitĂ© de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une crĂ©ature femelle taillĂ©e en Hercule, plantĂ©e sur ses pieds comme un chĂÂȘne de soixante ans sur ses racines; forte des hanches, carrĂ©e du dos, ayant des mains de charretier et une probitĂ© vigoureuse comme l'Ă©tait son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'Ă©pouvantĂšrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'ĂÂąge oĂÂč le coeur tressaille. Il vĂÂȘtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrĂštement de joie, et s'attacha sincĂšrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita fĂ©odalement. Nanon faisait tout elle faisait la cuisine, elle faisait les buĂ©es, elle allait laver le linge Ă la Loire, le rapportait sur ses Ă©paules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait Ă manger Ă tous les vendangeurs pendant les rĂ©coltes, surveillait les halleboteurs; dĂ©fendait, comme un chien fidĂšle, le bien de son maĂtre; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle obĂ©issait sans murmure Ă ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse annĂ©e de 1811, dont la rĂ©colte coĂ»ta des peines inouĂÂŻes, aprĂšs vingt ans de service, Grandet rĂ©solut de donner sa vieille montre Ă Nanon, seul prĂ©sent qu'elle reçut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonnĂÂąt ses vieux souliers elle pouvait les mettre, il est impossible de considĂ©rer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils Ă©taient usĂ©s. La nĂ©cessitĂ© rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'Ă©tait laissĂ© mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqĂ»res ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hygiĂ©niques que procurait le rĂ©gime sĂ©vĂšre de la maison oĂÂč jamais personne n'Ă©tait malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette Ă©galitĂ©! jamais le maĂtre n'avait reprochĂ© Ă la servante, ni l'halleberge ou la pĂÂȘche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangĂ©s sous l'arbre. "Allons, rĂ©gale-toi, Nanon", lui disait-il dans les annĂ©es oĂÂč les branches pliaient sous les fruits que les fermiers Ă©taient obligĂ©s de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait rĂ©coltĂ© que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charitĂ©, le rire Ă©quivoque du pĂšre Grandet Ă©tait un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le coeur simple, la tĂÂȘte Ă©troite de Nanon ne pouvaient contenir qu'un sentiment et une idĂ©e. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du pĂšre Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant "Que voulez-vous, ma mignonne?" Et sa reconnaissance Ă©tait toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre crĂ©ature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaĂtre un jour devant Dieu, plus chaste que ne l'Ă©tait la Vierge Marie elle-mĂÂȘme, Grandet, saisi de pitiĂ©, disait en la regardant "Cette pauvre Nanon!" Son exclamation a Ă©tait toujours suivie d'un regard indĂ©finissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps Ă autre, formait depuis longtemps une chaĂne d'amitiĂ© non interrompue, et Ă laquelle chaque exclamation ajoutait un chaĂnon. Cette pitiĂ©, placĂ©e au coeur de Grandet et prise tout en grĂ© par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitiĂ© d'avare, qui rĂ©veillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier Ă©tait pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi "Pauvre Nanon!" Dieu reconnaĂtra ses anges aux inflexions de leur voix et Ă leurs mystĂ©rieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantitĂ© de mĂ©nages oĂÂč les domestiques Ă©taient mieux traitĂ©s, mais oĂÂč les maĂtres n'en recevaient nĂ©anmoins aucun contentement. De lĂ cette autre phrase "Qu'est-ce que les Grandet font donc Ă leur Grande Nanon pour qu'elle leur soit si attachĂ©e? Elle passerait dans le feu pour eux!" Sa cuisine, dont les fenĂÂȘtres grillĂ©es donnaient sur la cour, Ă©tait toujours propre, nette, froide, vĂ©ritable cuisine d'avare oĂÂč rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavĂ© sa vaisselle, serrĂ© les restes du dĂner, Ă©teint son feu, elle quittait sa cuisine, sĂ©parĂ©e de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprĂšs de ses maĂtres. Une seule chandelle suffisait Ă la famille pour la soirĂ©e. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge Ă©clairĂ© par un jour de souffrance. Sa robuste santĂ© lui permettait d'habiter impunĂ©ment cette espĂšce de trou, d'oĂÂč elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui rĂ©gnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargĂ© de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant. La description des autres portions du logis se trouvera liĂ©e aux Ă©vĂ©nements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle oĂÂč Ă©clatait tout le luxe du mĂ©nage peut faire soupçonner par avance la nuditĂ© des Ă©tages supĂ©rieurs. En 1819, vers le commencement de la soirĂ©e, au milieu du mois de novembre la Grande Nanon alluma du feu pour la premiĂšre fois. L'automne avait Ă©tĂ© trĂšs beau. Ce jour Ă©tait un jour de fĂÂȘte bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se prĂ©paraient-ils Ă venir armĂ©s de toutes piĂšces, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amitiĂ©. Le matin, tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnĂ©es de Nanon, se rendant Ă l'Ă©glise paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour Ă©tait l'anniversaire de la naissance de mademoiselle EugĂ©nie. Aussi, calculant l'heure oĂÂč le dĂner devait finir, maĂtre Cruchot, l'abbĂ© Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins pour fĂÂȘter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'Ă©normes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le prĂ©sident voulait prĂ©senter Ă©tait ingĂ©nieusement enveloppĂ©e d'un ruban de satin blanc, ornĂ© de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mĂ©morables de la naissance et de la fĂÂȘte d'EugĂ©nie, Ă©tait venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son prĂ©sent paternel, consistant, depuis treize annĂ©es, en une curieuse piĂšce d'or. Madame Grandet donnait ordinairement Ă sa fille une robe d'hiver ou d'Ă©tĂ©, selon la circonstance. Ces deux robes, les piĂšces d'or qu'elle rĂ©coltait au premier jour de l'an et Ă la fĂÂȘte de son pĂšre, lui composaient un petit revenu de cent Ă©cus environ, que Grandet aimait Ă lui voir entasser. N'Ă©tait-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, Ă©lever Ă la brochette l'avarice de son hĂ©ritiĂšre, Ă laquelle il demandait parfois compte de son trĂ©sor, autrefois grossi par les La BertelliĂšre, en lui disant "Ce sera ton douzain de mariage". Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conservĂ© dans quelques pays situĂ©s au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l'Ă©poux doit lui donner une bourse oĂÂč se trouvent, suivant les fortunes, douze piĂšces ou douze douzaines de piĂšces ou douze cents piĂšces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergĂšres ne se marierait pas sans son douzain, ne fĂ»t-il composĂ© que de gros sous. On parle encore Ă Issoudun de je ne sais quel douzain offert Ă une riche hĂ©ritiĂšre et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape ClĂ©ment VII, oncle de Catherine de MĂ©dicis, lui fit prĂ©sent, en la mariant Ă Henri II, d'une douzaine de mĂ©dailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dĂner, le pĂšre, tout joyeux de voir son EugĂ©nie plus belle dans une robe neuve, s'Ă©tait Ă©criĂ© "Puisque c'est la fĂÂȘte d'EugĂ©nie, faisons du feu! ce sera de bon augure". - Mademoiselle se mariera dans l'annĂ©e, c'est sĂ»r, dit la Grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers. - Je ne vois point de partis pour elle, Ă Saumur, rĂ©pondit madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son ĂÂąge, annonçait l'entiĂšre servitude conjugale sous laquelle gĂ©missait la pauvre femme. Grandet contempla sa fille, et s'Ă©cria gaiement "Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, l'enfant, il faudra bientĂÂŽt s'occuper d'elle". EugĂ©nie et sa mĂšre se jetĂšrent silencieusement un coup d'oeil d'intelligence. Madame Grandet Ă©tait une femme sĂšche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour ĂÂȘtre tyrannisĂ©es. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents Ă©taient noires et rares, sa bouche Ă©tait ridĂ©e, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'Ă©tait une excellente femme, une vraie La BertelliĂšre. L'abbĂ© Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas Ă©tĂ© trop mal, et elle le croyait. Une douceur angĂ©lique, une rĂ©signation d'insecte tourmentĂ© par des enfants, une piĂ©tĂ© rare, une inaltĂ©rable Ă©galitĂ© d'ĂÂąme, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs Ă la fois pour ses menues dĂ©penses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apportĂ© au pĂšre Grandet plus de trois cent mille francs, s'Ă©tait toujours sentie si profondĂ©ment humiliĂ©e d'une dĂ©pendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son ĂÂąme lui interdisait de se rĂ©volter, qu'elle n'avait jamais demandĂ© un sou, ni fait une observation sur les actes que maĂtre Cruchot lui prĂ©sentait Ă signer. Cette fiertĂ© sotte et secrĂšte, cette noblesse d'ĂÂąme constamment mĂ©connue et blessĂ©e par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdĂÂątre, qu'elle s'Ă©tait accoutumĂ©e Ă faire durer prĂšs d'une annĂ©e; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps Ă©coulĂ© depuis le jour oĂÂč il avait donnĂ© six francs Ă sa femme, stipulait-il toujours des Ă©pingles pour elle en vendant ses rĂ©coltes de l'annĂ©e. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acquĂ©reur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reçu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse Ă©tait commune "As-tu quelques sous Ă me prĂÂȘter?" et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui reprĂ©sentait comme son seigneur et maĂtre, lui rendait, dans le courant de l'hiver, quelques Ă©cus sur l'argent des Ă©pingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la piĂšce de cent sous allouĂ©e par mois pour des menues dĂ©penses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, aprĂšs avoir boutonnĂ© son gousset, de dire Ă sa femme "Et toi, la mĂšre, veux-tu quelque chose?" - Mon ami, rĂ©pondait madame Grandet animĂ©e par un sentiment de dignitĂ© maternelle, nous verrons cela. SublimitĂ© perdue! Grandet se croyait trĂšs gĂ©nĂ©reux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des EugĂ©nie, ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caractĂšre de la Providence? AprĂšs ce dĂner, oĂÂč, pour la premiĂšre fois, il fut question du mariage d'EugĂ©nie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant. - Grande bĂÂȘte, lui dit son maĂtre, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi? - Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas. - Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dĂ» la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, EugĂ©nie a failli s'y fouler le pied. - Tiens, dit Grandet Ă Nanon en la voyant toute pĂÂąle, puisque c'est la naissance d'EugĂ©nie, et que tu as manquĂ© de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre. - Ma foi, je l'ai bien gagnĂ©, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassĂ© la bouteille; mais je me serais plutĂÂŽt cassĂ© le coude pour la tenir en l'air. - C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis. - T'es-tu fait mal? lui dit EugĂ©nie en la regardant avec intĂ©rĂÂȘt. - Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins. - HĂ© bien! puisque c'est la naissance d'EugĂ©nie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, Ă l'endroit oĂÂč elle est encore solide. Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante sans autre lumiĂšre que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils. - Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier. - Non! non! ça me connaĂt, rĂ©pondit l'ancien tonnelier. Au moment oĂÂč Grandet raccommodait lui-mĂÂȘme son escalier vermoulu, et sifflait Ă tue-tĂÂȘte en souvenir de ses jeunes annĂ©es, les trois Cruchot frappĂšrent Ă la porte. - C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille. - Oui, rĂ©pondit le prĂ©sident. Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflĂ©tait sous la voĂ»te, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entrĂ©e de la salle. - Ah! vous ĂÂȘtes des fĂÂȘteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs. - Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis Ă vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-mĂÂȘme une marche de mon escalier. - Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le prĂ©sident en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit. Madame et mademoiselle Grandet se levĂšrent. Le prĂ©sident, profitant de l'obscuritĂ©, dit alors Ă EugĂ©nie "Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez Ă naĂtre, une suite d'annĂ©es heureuses, et la continuation de la santĂ© dont vous jouissez?" Il offrit un gros bouquet de fleurs rares Ă Saumur; puis, serrant l'hĂ©ritiĂšre par les coudes, il l'embrassa des deux cĂÂŽtĂ©s du cou, avec une complaisance qui rendit EugĂ©nie honteuse. Le prĂ©sident, qui ressemblait Ă un grand clou rouillĂ©, croyait ainsi faire sa cour. - Ne vous gĂÂȘnez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fĂÂȘte, monsieur le prĂ©sident! - Mais, avec mademoiselle, rĂ©pondit l'abbĂ© Cruchot armĂ© de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fĂÂȘte. L'abbĂ© baisa la main d'EugĂ©nie. Quant Ă maĂtre Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit "Comme ça nous pousse, ça! Tous les ans douze mois". En replaçant la lumiĂšre devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la rĂ©pĂ©tait Ă satiĂ©tĂ© quand elle lui semblait drĂÂŽle, dit "Puisque c'est la fĂÂȘte d'EugĂ©nie, allumons les flambeaux!" Il ĂÂŽta soigneusement les branches des candĂ©labres, mit la bobĂšche Ă chaque piĂ©destal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillĂ©e d'un bout de papier, la ficha dans le trou, l'assura, l'alluma, et vint s'asseoir Ă cĂÂŽtĂ© de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L'abbĂ© Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, Ă perruque rousse et plate, Ă figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussĂ©s dans de forts souliers Ă agrafes d'argent " Les des Grassins ne sont pas venus? " - Pas encore, dit Grandet. - Mais doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouĂ©e comme une Ă©cumoire. - Je le crois, rĂ©pondit madame Grandet. - Vos vendanges sont-elles finies? demanda le prĂ©sident de Bonfons Ă Grandet. - Partout! lui dit le vieux vigneron en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d'orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir, qui allait Ă la cuisine, il vit alors la Grande Nanon, assise Ă son feu, ayant une lumiĂšre et se prĂ©parant Ă filer lĂ , pour ne pas se mĂÂȘler Ă la fĂÂȘte. - Nanon, dit-il, en s'avançant dans le couloir, veux-tu bien Ă©teindre ton feu, ta lumiĂšre, et venir avec nous? Pardieu! la salle est assez grande pour nous tous. - Mais, monsieur, vous aurez du beau monde. - Ne les vaux-tu pas bien? ils sont de la cĂÂŽte d'Adam tout comme toi. Grandet revint vers le prĂ©sident et lui dit " Avez-vous vendu votre rĂ©colte? " - Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriĂ©taires, vous le savez bien, se sont jurĂ© de tenir les prix convenus, et cette annĂ©e les Belges ne l'emporteront pas sur nous. S'ils s'en vont, hĂ© bien! ils reviendront. - Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d'un ton qui fit frĂ©mir le prĂ©sident. - Serait-il en marchĂ©? pensa Cruchot. En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivĂ©e interrompit une conversation commencĂ©e entre madame Grandet et l'abbĂ©. Madame des Grassins Ă©tait une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grĂÂące au rĂ©gime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservĂ©es jeunes encore Ă quarante ans. Elles sont comme ces derniĂšres roses de l'arriĂšre-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pĂ©tales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton Ă la ville de Saumur, et avait des soirĂ©es. Son mari, ancien quartier-maĂtre dans la garde impĂ©riale, griĂšvement blessĂ© Ă Austerlitz et retraitĂ©, conservait, malgrĂ© sa considĂ©ration pour Grandet, l'apparente franchise des militaires. - Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supĂ©rioritĂ© sous laquelle il Ă©crasait toujours les Cruchot. - Mademoiselle, dit-il Ă EugĂ©nie aprĂšs avoir saluĂ© madame Grandet, vous ĂÂȘtes toujours belle et sage, je ne sais en vĂ©ritĂ© ce que l'on peut vous souhaiter. Puis il prĂ©senta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyĂšre du Cap, fleur nouvellement apportĂ©e en Europe et fort rare. Madame des Grassins embrassa trĂšs affectueusement EugĂ©nie, lui serra la main, et lui dit "Adolphe s'est chargĂ© de vous prĂ©senter mon petit souvenir". Un grand jeune homme blond, pĂÂąle et frĂÂȘle, ayant d'assez bonnes façons, timide en apparence, mais qui venait de dĂ©penser Ă Paris, oĂÂč il Ă©tait allĂ© faire son Droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s'avança vers EugĂ©nie, l'embrassa sur les deux joues, et lui offrit une boĂte Ă ouvrage dont tous les ustensiles Ă©taient en vermeil, vĂ©ritable marchandise de pacotille, malgrĂ© l'Ă©cusson sur lequel un E. G. gothique assez bien gravĂ© pouvait faire croire Ă une façon trĂšs soignĂ©e. En l'ouvrant, EugĂ©nie eut une de ces joies inespĂ©rĂ©es et complĂštes qui font rougir, tressaillir, trembler d'aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son pĂšre, comme pour savoir s'il lui Ă©tait permis d'accepter, et monsieur Grandet dit un "Prends, ma fille!" dont l'accent eĂ»t illustrĂ© un acteur. Les trois Cruchot restĂšrent stupĂ©faits en voyant le regard joyeux et animĂ© lancĂ© sur Adolphe des Grassins par l'hĂ©ritiĂšre Ă qui de semblables richesses parurent inouĂÂŻes. Monsieur des Grassins offrit Ă Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombĂ©s sur le ruban de la LĂ©gion d'Honneur attachĂ© Ă la boutonniĂšre de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d'un air qui semblait dire "Parez-moi! cette botte-lĂ ?" Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus oĂÂč Ă©taient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi jouĂ©e d'une femme moqueuse. Dans cette conjoncture dĂ©licate, l'abbĂ© Cruchot laissa la sociĂ©tĂ© s'asseoir, en cercle devant le feu et alla se promener au fond de la salle avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans l'embrasure de la fenĂÂȘtre la plus Ă©loignĂ©e des des Grassins "Ces gens-lĂ , dit le prĂÂȘtre Ă l'oreille de l'avare, jettent l'argent par les fenĂÂȘtres." - Qu'est-ce que cela fait, s'il rentre dans ma cave? rĂ©pliqua le vigneron. - Si vous vouliez donner des ciseaux d'or Ă votre fille, vous en auriez bien le moyen, dit l'abbĂ©. - Je lui donne mieux que des ciseaux, rĂ©pondit Grandet. - Mon neveu est une cruche, pensa l'abbĂ© en regardant le prĂ©sident dont les cheveux Ă©bouriffĂ©s ajoutaient encore Ă la mauvaise grĂÂące de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite bĂÂȘtise qui eĂ»t du prix? - Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins. - Mais nous sommes tous rĂ©unis, nous pouvons deux tables... - Puisque c'est la fĂÂȘte d'EugĂ©nie, faites votre loto gĂ©nĂ©ral, dit le pĂšre Grandet, ces deux enfants en seront. L'ancien tonnelier, qui ne jouait jamais Ă aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. - Allons, Nanon, mets les tables. - Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, dit gaiement madame des Grassins toute joyeuse de la joie qu'elle avait causĂ©e Ă EugĂ©nie. - Je n'ai jamais de ma vie Ă©tĂ© si contente, lui dit l'hĂ©ritiĂšre. Je n'ai rien vu de si joli nulle part. - C'est Adolphe qui l'a rapportĂ©e de Paris et qui l'a choisie, lui dit madame des Grassins Ă l'oreille. - Va, va ton train, damnĂ©e intrigante! se disait le prĂ©sident; si tu es jamais en procĂšs, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne. Le notaire, assis dans son coin, regardait l'abbĂ© d'un air calme en se disant "Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frĂšre et celle de mon neveu montent en somme Ă onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moitiĂ©, et ils ont une fille ils peuvent offrir ce qu'ils voudront! hĂ©ritiĂšre et cadeaux, tout sera pour nous un jour". A huit heures et demie du soir, deux tables Ă©taient dressĂ©es. La jolie madame des Grassins avait rĂ©ussi Ă mettre son fils Ă cĂÂŽtĂ© d'EugĂ©nie. Les acteurs de cette scĂšne pleine d'intĂ©rĂÂȘt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariolĂ©s, chiffrĂ©s, et de jetons en verre bleu, semblaient Ă©couter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numĂ©ro sans faire une remarque; mais tous pensaient aux millions de monsieur Grandet. Le vieux tonnelier contemplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fraĂche de madame des Grassins, la tĂÂȘte martiale du banquier, celle d'Adolphe, le prĂ©sident, l'abbĂ©, le notaire, et se disait intĂ©rieurement "Ils sont lĂ pour mes Ă©cus. Ils viennent s'ennuyer ici pour ma fille. HĂ©! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-lĂ me servent de harpons pour pĂÂȘcher!" Cette gaietĂ© de famille, dans ce vieux salon gris, mal Ă©clairĂ© par deux chandelles; ces rires, accompagnĂ©s par le bruit du rouet de la Grande Nanon, et qui n'Ă©taient sincĂšres que sur les lĂšvres d'EugĂ©nie ou de sa mĂšre; cette petitesse jointe Ă de si grands intĂ©rĂÂȘts; cette jeune fille qui, semblable Ă ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu'ils ignorent, se trouvait traquĂ©e, serrĂ©e par des preuves d'amitiĂ© dont elle Ă©tait la dupe; tout contribuait Ă rendre cette scĂšne tristement comique. N'est-ce pas d'ailleurs une scĂšne de tous les temps et de tous les lieux, mais ramenĂ©e Ă sa plus simple expression? La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d'Ă©normes profits, dominait ce drame et l'Ă©clairait. N'Ă©tait-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l'Argent dans toute sa puissance, exprimĂ© par une seule physionomie? Les doux sentiments de la vie n'occupaient lĂ qu'une place secondaire, ils animaient trois coeurs purs, ceux de Nanon, d'EugĂ©nie et de sa mĂšre. Encore, combien d'ignorance dans leur naĂÂŻvetĂ©! EugĂ©nie et sa mĂšre ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n'estimaient les choses de la vie qu'Ă la lueur de leurs pĂÂąles idĂ©es, et ne prisaient ni ne mĂ©prisaient l'argent, accoutumĂ©es qu'elles Ă©taient Ă s'en passer. Leurs sentiments, froissĂ©s Ă leur insu, mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions curieuses dans cette rĂ©union de gens dont la vie Ă©tait purement matĂ©rielle. Affreuse condition de l'homme! il n'y a pas un de ses bonheurs qui ne vienne d'une ignorance quelconque. Au moment oĂÂč madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considĂ©rable qui eĂ»t jamais Ă©tĂ© pontĂ© dans cette salle, et que la Grande Nanon riait d'aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit Ă la porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautĂšrent sur leurs chaises. - Ce n'est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire. - Peut-on cogner comme ça, dit Nanon, Veulent-ils casser notre porte? - Quel diable est-ce? s'Ă©cria Grandet. Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnĂ©e de Grandet. - Grandet, Grandet! s'Ă©cria sa femme qui, poussĂ©e par un vague sentiment de peur, s'Ă©lança vers la porte de la salle. Tous les joueurs se regardĂšrent. - Si nous y allions, dit monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paraĂt malveillant. A peine fut-il permis Ă monsieur des Grassins d'apercevoir la figure d'un jeune homme accompagnĂ© du facteur des Messageries, qui portait deux malles Ă©normes et traĂnait des sacs de nuit, Grandet se retourna brusquement vers sa femme, et lui dit "Madame Grandet, allez Ă votre loto. Laissez-moi m'entendre avec monsieur". Puis il tira vivement la porte de la salle, oĂÂč les joueurs agitĂ©s reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu. - Est-ce quelqu'un de Saumur, monsieur des Grassins? lui dit sa femme. - Non, c'est un voyageur. - Il ne peut venir que de Paris. En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre Ă©paisse de deux doigts et qui ressemblait Ă un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste! la diligence du Grand Bureau n'est jamais en retard. - Et ce monsieur est-il jeune? demanda l'abbĂ© Cruchot. - Oui, rĂ©pondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos. - Nanon ne revient pas, dit EugĂ©nie. - Ce ne peut ĂÂȘtre qu'un de vos parents, dit le prĂ©sident. - Faisons les mises, s'Ă©cria doucement madame Grandet. A sa voix, j'ai vu que monsieur Grandet Ă©tait contrariĂ©, peut-ĂÂȘtre ne serait-il pas content de s'apercevoir que nous parlons de ses affaires. - Mademoiselle, dit Adolphe Ă sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j'ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mĂšre lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant Ă haute voix deux sous pour sa mise "Veux-tu te taire, grand nigaud! " lui dit-elle Ă l'oreille. En ce moment, Grandet rentra sans la Grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers; il Ă©tait suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiositĂ©s et prĂ©occupait si vivement les imaginations, que son arrivĂ©e en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut ĂÂȘtre comparĂ©e Ă celle d'un colimaçon dans une ruche, ou Ă l'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village. - Asseyez-vous auprĂšs du feu, lui dit Grandet. Avant de s'asseoir, le jeune Ă©tranger salua trĂšs gracieusement l'assemblĂ©e. Les hommes se levĂšrent pour rĂ©pondre par une inclination polie, et les femmes firent une rĂ©vĂ©rence cĂ©rĂ©monieuse. - Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-ĂÂȘtre de... - VoilĂ bien les femmes! dit le vieux vigneron en quittant la lecture d'une lettre qu'il tenait Ă la main, laissez donc monsieur se reposer. - Mais, mon pĂšre, monsieur a peut-ĂÂȘtre besoin de quelque chose, dit EugĂ©nie. - Il a une langue, rĂ©pondit sĂ©vĂšrement le vigneron. L'inconnu fut seul surpris de cette scĂšne. Les autres personnes Ă©taient faites aux façons despotiques du bonhomme. NĂ©anmoins, quand ces deux demandes et ces deux rĂ©ponses furent Ă©changĂ©es, l'inconnu se leva, prĂ©senta le dos au feu, leva l'un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit Ă EugĂ©nie " Ma cousine, je vous remercie, j'ai dĂnĂ© Ă Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n'ai besoin de rien, je ne suis mĂÂȘme point fatiguĂ© ". - Monsieur vient de la Capitale? demanda madame des Grassins. Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s'entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaĂne Ă son col, l'appliqua sur son oeil droit pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y Ă©taient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit aprĂšs avoir tout vu " Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter... " - J'Ă©tais sĂ»re que c'Ă©tait le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites oeillades. - Quarante-sept, cria le vieil abbĂ©. Marquez donc, madame des Grassins, n'est-ce pas votre numĂ©ro? Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour Ă tour le cousin de Paris et EugĂ©nie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune hĂ©ritiĂšre lança de furtifs regards Ă son cousin, et la femme du banquier put facilement y dĂ©couvrir un crescendod'Ă©tonnement ou de curiositĂ©. Le cousin de Paris Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que dĂ©jĂ ses maniĂšres aristocratiques rĂ©voltaient passablement, et que tous Ă©tudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l'enfance pour se laisser aller Ă des enfantillages. Aussi, peut-ĂÂȘtre, sur cent d'entre eux, s'en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirĂ©e, son pĂšre lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frĂšre de Saumur. Peut-ĂÂȘtre monsieur Grandet de Paris pensait-il Ă EugĂ©nie. Charles, qui tombait en province pour la premiĂšre fois, eut la pensĂ©e d'y paraĂtre avec la supĂ©rioritĂ© d'un jeune homme Ă la mode, de dĂ©sespĂ©rer l'arrondissement par son luxe, d'y faire Ă©poque, et d'y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d'un mot, il voulait passer Ă Saumur plus de temps qu'Ă Paris Ă se brosser les ongles, et y affecter l'excessive recherche de mise que parfois un jeune homme Ă©lĂ©gant abandonne pour une nĂ©gligence qui ne manque pas de grĂÂące. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaine de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingĂ©nieux il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabĂ©e, Ă reflets d'or, de pailletĂ©s, de chinĂ©s, de doubles, Ă chĂÂąle ou droits de col, Ă col renversĂ©, de boutonnĂ©s jusqu'en haut, Ă boutons d'or. Il emporta toutes les variĂ©tĂ©s de cols et de cravates en faveur Ă cette Ă©poque. Il emporta deux habits de Buisson et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d'or, prĂ©sent de sa mĂšre. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite Ă©critoire donnĂ©e par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu'il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Ecosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin Ă©tait de sacrifier momentanĂ©ment son bonheur; puis force joli papier pour lui Ă©crire une lettre par quinzaine. Ce fut enfin une cargaison de futilitĂ©s parisiennes aussi complĂšte qu'il Ă©tait possible de la faire, et oĂÂč, depuis la cravache qui sert Ă commencer un duel, jusqu'aux beaux pistolets ciselĂ©s qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune homme oisif pour labourer la vie. Son pĂšre lui ayant dit de voyager seul et modestement, il Ă©tait venu dans le coupĂ© de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gĂÂąter une dĂ©licieuse voiture de voyage commandĂ©e pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que... etc., et qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser Ă courre dans les forĂÂȘts de son oncle, y vivre enfin de la vie de chĂÂąteau; il ne savait pas le trouver Ă Saumur, oĂÂč il ne s'Ă©tait informĂ© de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut l'y voir dans un grand hĂÂŽtel. Afin de dĂ©buter convenablement chez son oncle, soit Ă Saumur, soit Ă Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchĂ©e, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps rĂ©sumait les perfections spĂ©ciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chĂÂątains; il y avait changĂ© de linge, et mis une cravate de satin noir combinĂ©e avec un col rond, de maniĂšre Ă encadrer agrĂ©ablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage Ă demi boutonnĂ©e lui pinçait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire Ă chĂÂąle sous lequel Ă©tait un second gilet blanc. Sa montre, nĂ©gligemment abandonnĂ©e au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaĂne d'or Ă l'une des boutonniĂšres. Son pantalon gris se boutonnait sur les cĂÂŽtĂ©s, oĂÂč des dessins brodĂ©s en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agrĂ©ablement une canne dont la pomme d'or sculptĂ© n'altĂ©rait point la fraĂcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette Ă©tait d'un goĂ»t excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphĂšre la plus Ă©levĂ©e pouvait seul et s'agencer ainsi sans paraĂtre ridicule, et donner une harmonie de fatuitĂ© Ă toutes ces niaiseries, que soutenait d'ailleurs un air brave, l'air d'un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sĂ»r et Annette. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif Ă©clat que l'Ă©lĂ©gance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salle et des figures qui composaient le tableau de famille, essayez de vous reprĂ©senter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac, et ne songeaient plus depuis longtemps Ă Ă©viter ni les roupies, ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, Ă cols recroquevillĂ©s et Ă plis jaunĂÂątres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitĂÂŽt qu'ils se les Ă©taient attachĂ©es au cou. L'Ă©norme quantitĂ© de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grĂÂące et de sĂ©nilitĂ©. Leurs figures, aussi flĂ©tries que l'Ă©taient leurs habits rĂÂąpĂ©s, aussi plissĂ©es que leurs pantalons, semblaient usĂ©es, racornies, et grimaçaient. La nĂ©gligence gĂ©nĂ©rale des autres costumes, tous incomplets, sans fraĂcheur, comme le sont les toilettes de province, oĂÂč l'on arrive insensiblement Ă ne plus s'habiller les uns pour les autres, et Ă prendre garde au prix d'une paire de gants, s'accordait avec l'insouciance des Cruchot. L'horreur de la mode Ă©tait le seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s'entendissent parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprimĂ©s et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l'EncyclopĂ©die mĂ©thodique et le Moniteur, aussitĂÂŽt les joueurs de loto levaient le nez et le considĂ©raient avec autant de curiositĂ© qu'ils en eussent manifestĂ© pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d'un homme Ă la mode n'Ă©tait pas inconnue, s'associĂšrent nĂ©anmoins Ă l'Ă©tonnement de leurs voisins, soit qu'ils Ă©prouvassent l'indĂ©finissable influence d'un sentiment gĂ©nĂ©ral, soit qu'ils l'approuvassent en disant Ă leurs compatriotes par des oeillades pleines d'ironie " VoilĂ comme ils sont Ă Paris ". Tous pouvaient d'ailleurs observer Charles Ă loisir, sans craindre de dĂ©plaire au maĂtre du logis. Grandet Ă©tait absorbĂ© dans la longue lettre qu'il tenait, et il avait pris pour la lire l'unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hĂÂŽtes ni de leur plaisir. EugĂ©nie, Ă qui le type d'une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, Ă©tait entiĂšrement inconnu, crut voir en son cousin une crĂ©ature descendue de quelque rĂ©gion sĂ©raphique. Elle respirait avec dĂ©lices les parfums exhalĂ©s par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclĂ©e. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraĂcheur et la dĂ©licatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut rĂ©sumer les impressions que le jeune Ă©lĂ©gant produisit sur une ignorante fille, sans cesse occupĂ©e Ă rapetasser des bas, Ă ravauder la garde-robe de son pĂšre, et dont la vie s'Ă©tait Ă©coulĂ©e sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d'un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son coeur les Ă©motions de fine voluptĂ© que causent Ă un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinĂ©es par Westall dans les Keepsake anglais, et gravĂ©es par les Finden d'un burin si habile, qu'on a peur, en soufflant sur le vĂ©lin, de faire envoler ces apparitions cĂ©lestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodĂ© par la grande dame qui voyageait en Ecosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l'amour, EugĂ©nie regarda son cousin pour savoir s'il allait bien rĂ©ellement s'en servir. Les maniĂšres de Charles, ses gestes, la façon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectĂ©e, son mĂ©pris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir Ă la riche hĂ©ritiĂšre et qu'il trouvait Ă©videmment ou sans valeur ou ridicule; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot et les des Grassins lui plaisait si fort, qu'avant de s'endormir elle dut rĂÂȘver longtemps Ă ce phĂ©nix des cousins. Les numĂ©ros se tiraient fort lentement, mais bientĂÂŽt le loto fut arrĂÂȘtĂ©. La Grande Nanon entra et dit tout haut " Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit Ă ce monsieur ". Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins dit alors Ă voix basse " Gardons nos sous et laissons le loto ". Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe Ă©cornĂ©e oĂÂč il les avait mis; puis l'assemblĂ©e se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu. - Vous avez donc fini? dit Grandet sans quitter sa lettre. - Oui, oui, rĂ©pondit madame des Grassins en venant prendre place prĂšs de Charles. EugĂ©nie, mue par une de ces pensĂ©es qui naissent au coeur des jeunes filles quand un sentiment s'y loge pour la premiĂšre fois, quitta la salle pour aller aider sa mĂšre et Nanon. Si elle avait Ă©tĂ© questionnĂ©e par un confesseur habile, elle lui eĂ»t sans doute avouĂ© qu'elle ne songeait ni Ă sa mĂšre ni Ă Nanon, mais qu'elle Ă©tait travaillĂ©e par un poignant dĂ©sir d'inspecter la chambre de son cousin pour s'y occuper de son cousin, pour y placer quoi que ce fĂ»t, pour obvier Ă un oubli, pour y tout prĂ©voir, afin de la rendre, autant que possible, Ă©lĂ©gante et propre. EugĂ©nie se croyait dĂ©jĂ seule capable de comprendre les goĂ»ts et les idĂ©es de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver Ă sa mĂšre et Ă Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout Ă©tait Ă faire. Elle donna l'idĂ©e Ă la Grande Nanon de bassiner les draps avec la braise du feu; elle couvrit elle-mĂÂȘme la vieille table d'un naperon, et recommanda bien Ă Nanon de changer le naperon tous les matins. Elle convainquit sa mĂšre de la nĂ©cessitĂ© d'allumer un bon feu dans la cheminĂ©e, et dĂ©termina Nanon Ă monter, sans en rien dire Ă son pĂšre, un gros tas de bois dans le corridor. Elle courut chercher dans une des encoignures de la salle un plateau de vieux laque qui venait de la succession de feu le vieux monsieur de La BertelliĂšre, y prit Ă©galement un verre de cristal Ă six pans, une petite cuiller dĂ©dorĂ©e, un flacon antique oĂÂč Ă©taient gravĂ©s des amours, et mit triomphalement le tout sur un coin de la cheminĂ©e. Il lui avait plus surgi d'idĂ©es en un quart d'heure qu'elle n'en avait eu depuis qu'elle Ă©tait au monde. - Maman, dit-elle, jamais mon cousin ne supportera l'odeur d'une chandelle. Si nous achetions de la bougie?... Elle alla, lĂ©gĂšre comme un oiseau, tirer de sa bourse l'Ă©cu de cent sous qu'elle avait reçu pour ses dĂ©penses du mois. - Tiens, Nanon, dit-elle, va vite. - Mais, que dira ton pĂšre? Cette objection terrible fut proposĂ©e par madame Grandet en voyant sa fille armĂ©e d'un sucrier de vieux SĂšvres rapportĂ© du chĂÂąteau de Froidfond par Grandet. - Et oĂÂč prendras-tu donc du sucre? es-tu folle? - Maman, Nanon achĂštera aussi bien du sucre que de la bougie. - Mais ton pĂšre? - Serait-il convenable que son neveu ne pĂ»t boire un verre d'eau sucrĂ©e? D'ailleurs, il n'y fera pas attention. - Ton pĂšre voit tout, dit madame Grandet en hochant la tĂÂȘte. Nanon hĂ©sitait, elle connaissait son maĂtre. - Mais va donc, Nanon, puisque c'est ma fĂÂȘte! Nanon laissa Ă©chapper un gros rire en entendant la premiĂšre plaisanterie que sa jeune maĂtresse eĂ»t jamais faite, et lui obĂ©it. Pendant qu'EugĂ©nie et sa mĂšre s'efforçaient d'embellir la chambre destinĂ©e par monsieur Grandet Ă son neveu, Charles se trouvait l'objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries. - Vous ĂÂȘtes bien courageux, monsieur, lui dit-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l'hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l'on peut encore s'y amuser. Elle lui lança une vĂ©ritable oeillade de province, oĂÂč, par habitude, les femmes mettent tant de rĂ©serve et de prudence dans leurs yeux qu'elles leur communiquent la friande concupiscence particuliĂšre Ă ceux des ecclĂ©siastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dĂ©paysĂ© dans cette salle, si loin du vaste chĂÂąteau et de la fastueuse existence qu'il supposait Ă son oncle, qu'en regardant attentivement madame des Grassins, il aperçut enfin une image Ă demi effacĂ©e des figures parisiennes. Il rĂ©pondit avec grĂÂące Ă l'espĂšce d'invitation qui lui Ă©tait adressĂ©e, et il s'engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences Il existait chez elle et chez Charles un mĂÂȘme besoin de confiance. Aussi, aprĂšs quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sĂ©rieuses, l'adroite provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes qui parlaient de la vente des vins, dont s'occupait en ce moment tout le Saumurois " Monsieur, si vous voulez nous faire l'honneur de venir nous voir, vous ferez trĂšs certainement autant de plaisir Ă mon mari qu'Ă moi. Notre salon est le seul dans Saumur oĂÂč vous trouverez rĂ©unis le haut commerce et la noblesse nous appartenons aux deux sociĂ©tĂ©s, qui ne veulent se rencontrer que lĂ parce qu'on s'y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est Ă©galement considĂ©rĂ© par les uns et par les autres. Ainsi, nous tĂÂącherons de faire diversion Ă l'ennui de votre sĂ©jour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu'Ă ses provins, votre tante est une dĂ©vote qui ne sait pas coudre deux idĂ©es, et votre cousine est une petite sotte, sans Ă©ducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie Ă raccommoder des torchons" - Elle est trĂšs bien, cette femme, se dit en lui-mĂÂȘme Charles Grandet en rĂ©pondant aux minauderies de madame des Grassins. - Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, dit en riant le gros et grand banquier. A cette observation, le notaire et le prĂ©sident dirent des mots plus ou moins malicieux; mais l'abbĂ© les regarda d'un air fin et rĂ©suma leurs pensĂ©es en prenant une pincĂ©e de tabac, et offrant sa tabatiĂšre Ă la ronde "Qui mieux que madame, dit-il, pourrait faire Ă monsieur les honneurs de Saumur?" - Ha! çà , comment l'entendez-vous, monsieur l'abbĂ©? demanda monsieur des Grassins. - Je l'entends, monsieur, dans le sens le plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rusĂ© vieillard en se tournant vers Charles. Sans paraĂtre y prĂÂȘter la moindre attention, l'abbĂ© Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins. - Monsieur, dit enfin Adolphe Ă Charles d'un air qu'il aurait voulu rendre dĂ©gagĂ©, je ne sais si vous avez conservĂ© quelque souvenir de moi; j'ai eu le plaisir d'ĂÂȘtre votre vis-Ă -vis Ă un bal donnĂ© par monsieur le baron de Nucingen et... - Parfaitement, monsieur, parfaitement, rĂ©pondit Charles, surpris de se voir l'objet des attentions de tout le monde. - Monsieur est votre fils? demanda-t-il Ă madame des Grassins. L'abbĂ© regarda malicieusement la mĂšre.' - Oui, monsieur, dit-elle. - Vous Ă©tiez donc bien jeune Ă Paris? reprit Charles en s'adressant Ă Adolphe. - Que voulez-vous, monsieur, dit l'abbĂ©, nous les envoyons Ă Babylone aussitĂÂŽt qu'ils sont sevrĂ©s. Madame des Grassins interrogea l'abbĂ© par un regard d'une Ă©tonnante profondeur. - Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques annĂ©es aussi fraĂches que l'est madame, aprĂšs avoir eu des fils bientĂÂŽt LicenciĂ©s en Droit. Il me semble ĂÂȘtre encore au jour oĂÂč les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l'abbĂ© en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succĂšs sont d'hier... - Oh ! le vieux scĂ©lĂ©rat! se dit en elle-mĂÂȘme madame des Grassins, me devinerait-il donc? - Il paraĂt que j'aurai beaucoup de succĂšs Ă Saumur, se disait Charles en dĂ©boutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard Ă travers les espaces pour imiter la pose donnĂ©e Ă lord Byron par Chantrey L'inattention du pĂšre Grandet, ou, pour mieux dire, la prĂ©occupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n'Ă©chappĂšrent ni au notaire ni au prĂ©sident, qui tĂÂąchaient d'en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement Ă©clairĂ©e par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D'ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affectĂ©e par cet homme en lisant la fatale lettre que voici "Mon frĂšre, voici bientĂÂŽt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a Ă©tĂ© l'objet de notre derniĂšre entrevue, aprĂšs laquelle nous nous sommes quittĂ©s joyeux l'un et l'autre. Certes je ne pouvais guĂšre prĂ©voir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, Ă la prospĂ©ritĂ© de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n'existerai plus. Dans la position oĂÂč j'Ă©tais, je n'ai pas voulu survivre Ă la honte d'une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu'au dernier moment, espĂ©rant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes rĂ©unies de mon agent de change et de Roguin mon notaire, m'emportent mes derniĂšres ressources et ne me laissent rien. J'ai la douleur de devoir prĂšs de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d'actif. Mes vins emmagasinĂ©s Ă©prouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l'abondance et la qualitĂ© de vos rĂ©coltes. Dans trois jours, Paris dira "Monsieur Grandet Ă©tait un fripon!" je me coucherai, moi probe, dans un linceul d'infamie. Je ravis Ă mon fils et son nom que j'entache et la fortune de sa mĂšre. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j'idolĂÂątre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s'Ă©panchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour? Mon frĂšre, mon frĂšre, la malĂ©diction de nos enfants est Ă©pouvantable; ils peuvent appeler de la nĂÂŽtre, mais la leur est irrĂ©vocable. Grandet, tu es mon aĂnĂ©, tu me dois ta protection fais que Charles ne jette aucune parole amĂšre sur ma tombe! Mon frĂšre, si je t'Ă©crivais avec mon sang et mes larmes, il n'y aurait pas autant de douleurs que j'en mets dans cette lettre; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus; mais je souffre et vois la mort d'un Ă âil sec. Te voilĂ donc le pĂšre de Charles! il n'a point de parents du cĂÂŽtĂ© maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n'ai-je pas obĂ©i aux prĂ©jugĂ©s sociaux? Pourquoi ai-je cĂ©dĂ© Ă l'amour? Pourquoi ai-je Ă©pousĂ© la fille naturelle d'un grand seigneur? Charles n'a plus de famille. O mon malheureux fils! mon fils! Ecoute, Grandet, je ne suis pas venu t'implorer pour moi; d'ailleurs tes biens ne sont peut-ĂÂȘtre pas assez considĂ©rables pour supporter une hypothĂšque de trois millions; mais pour mon fils! Sache-le bien, mon frĂšre, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant Ă toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de pĂšre. Il m'aimait bien, Charles; j'Ă©tais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais il ne me maudira pas. D'ailleurs, tu verras; il est doux, il tient de sa mĂšre, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant! accoutumĂ© aux jouissances du luxe, il ne connaĂt aucune des privations auxquelles nous a condamnĂ©s l'un et l'autre notre premiĂšre misĂšre... Et le voilĂ ruinĂ©, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c'est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah! je voudrais avoir le bras assez fort pour l'envoyer d'un seul coup dans les cieux prĂšs de sa mĂšre. Folie! je reviens Ă mon malheur, Ă celui de Charles. Je te l'ai donc envoyĂ© pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort Ă venir. Sois un pĂšre pour lui, mais un bon pĂšre. Ne l'arrache pas tout Ă coup Ă sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande Ă genoux de renoncer aux crĂ©ances qu'en qualitĂ© d'hĂ©ritier de sa mĂšre il pourrait exercer contre moi. Mais c'est une priĂšre superflue; il a de l'honneur, et sentira bien qu'il ne doit pas se joindre Ă mes crĂ©anciers. Fais-le renoncer Ă ma succession en temps utile. RĂ©vĂšle-lui les dures conditions de la vie que je lui fais; et, s'il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n'est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvĂ©s tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte; et, s'il veut Ă©couter la voix de son pĂšre, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu'il parte, qu'il aille aux Indes! Mon frĂšre, Charles est un jeune homme probe et courageux tu lui feras une pacotille, il mourrait plutĂÂŽt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prĂÂȘteras; car tu lui en prĂÂȘteras, Grandet! sinon tu te crĂ©erais des remords. Ah! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais Ă©ternellement vengeance Ă Dieu de ta duretĂ©. Si j'avais pu sauver quelques valeurs, j'avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mĂšre; mais les paiements de ma fin du mois avaient absorbĂ© toutes mes ressources. Je n'aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant; j'aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m'eĂ»t rĂ©chauffĂ©; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis obligĂ© de dresser mon bilan. Je tĂÂąche de prouver par la bonne foi qui prĂ©side Ă mes affaires qu'il n'y a dans mes dĂ©sastres ni faute ni improbitĂ©. N'est-ce pas m'occuper de Charles? Adieu, mon frĂšre. Que toutes les bĂ©nĂ©dictions de Dieu te soient acquises pour la gĂ©nĂ©reuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n'en doute pas. Il y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde oĂÂč nous devons aller tous un jour, et oĂÂč je suis dĂ©jĂ . "Victor-Ange-Guillaume Grandet." - Vous causez donc? dit le pĂšre Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mĂÂȘmes plis et la mettant dans la poche de son gilet. Il regarda son neveu d'un air humble et craintif sous lequel il cacha ses Ă©motions et ses calculs. - Vous ĂÂȘtes-vous rĂ©chauffĂ©? - TrĂšs bien, mon cher oncle? - HĂ© bien! oĂÂč sont donc nos femmes dit l'oncle oubliant dĂ©jĂ que son neveu couchait chez lui. En ce moment EugĂ©nie et madame Grandet rentrĂšrent. - Tout est-il arrangĂ© lĂ -haut? leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme. - Oui, mon pĂšre. - HĂ© bien! mon neveu, si vous ĂÂȘtes fatiguĂ©, Nanon va vous conduire Ă votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor! mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n'ont jamais le sou. Les impĂÂŽts nous avalent tout. - Nous ne voulons pas ĂÂȘtre indiscrets, Grandet, dit le banquier. Vous pouvez avoir Ă jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. A demain. A ces mots, l'assemblĂ©e se leva, et chacun fit la rĂ©vĂ©rence suivant son caractĂšre. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne et vint l'allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n'avait pas prĂ©vu l'incident qui devait faire finir prĂ©maturĂ©ment la soirĂ©e, et son domestique n'Ă©tait pas arrivĂ©. - Voulez-vous me faire l'honneur d'accepter mon bras, madame? dit l'abbĂ© Cruchot Ă madame des Grassins. - Merci, monsieur l'abbĂ©. J'ai mon fils, rĂ©pondit-elle sĂšchement. - Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l'abbĂ©. - Donne donc le bras Ă monsieur Cruchot, lui dit son mari. L'abbĂ© emmena la jolie dame assez lestement pour se trouver Ă quelques pas en avant de la caravane. - Il est trĂšs bien, ce jeune homme, madame, lui dit-il en lui serrant le bras. Adieu, paniers, vendanges sont faites! Il vous faut dire adieu Ă mademoiselle Grandet, EugĂ©nie sera pour le Parisien. A moins que ce cousin ne soit amourachĂ© d'une Parisienne, votre fils Adolphe va rencontrer en lui le rival le plus... - Laissez donc, monsieur l'abbĂ©. Ce jeune homme ne tardera pas Ă s'apercevoir qu'EugĂ©nie est une niaise, une fille sans fraĂcheur. L'avez-vous examinĂ©e? elle Ă©tait, ce soir, jaune comme un coing. - Vous l'avez peut-ĂÂȘtre dĂ©jĂ fait remarquer au cousin. - Et je ne m'en suis pas gĂÂȘnĂ©e... - Mettez-vous toujours auprĂšs d'EugĂ©nie, madame, et vous n'aurez pas grand'chose Ă dire Ă ce jeune homme contre sa cousine, il fera de lui-mĂÂȘme une comparaison qui... - D'abord, il m'a promis de venir dĂner aprĂšs-demain chez moi. - Ah! si vous vouliez, madame... dit l'abbĂ©. - Et que voulez-vous que je veuille, monsieur l'abbĂ©? Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils? Je ne suis pas arrivĂ©e Ă l'ĂÂąge de trente-neuf ans, avec une rĂ©putation sans tache, Dieu merci , pour la compromettre, mĂÂȘme quand il s'agirait de l'empire du Grand-Mogol. Nous sommes Ă un ĂÂąge, l'un et l'autre, auquel on sait ce que parler veut dire. Pour un ecclĂ©siastique, vous avez en vĂ©ritĂ© des idĂ©es bien incongrues. Fi! cela est digne de Faublas. - Vous avez donc lu Faublas? - Non, monsieur l'abbĂ©, je voulais dire Les Liaisons Dangereuses. -Ah! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l'abbĂ©. Mais vous me faites aussi pervers que l'est un jeune homme d'aujourd'hui. Je voulais simplement vous... - Osez me dire que vous ne songiez pas Ă me conseiller de vilaines choses. Cela n'est-il pas clair? Si ce jeune homme, qui est trĂšs bien, j'en conviens, me faisait la cour, il ne penserait pas Ă sa cousine. A Paris, je le sais, quelques bonnes mĂšres se dĂ©vouent ainsi pour le bonheur et la fortune de leurs enfants; mais nous sommes en province, monsieur l'abbĂ©. - Oui, madame. Et, reprit-elle, je ne voudrais pas, ni Adolphe lui-mĂÂȘme ne voudrait pas de cent millions achetĂ©s Ă ce prix... - Madame, je n'ai point parlĂ© de cent millions. La tentation eĂ»t Ă©tĂ© peut-ĂÂȘtre au-dessus de nos forces Ă l'un et Ă l'autre. Seulement, je crois qu'une honnĂÂȘte femme peut se permettre, en tout bien tout honneur, de petites coquetteries sans consĂ©quence, qui font partie de ses devoirs en sociĂ©tĂ©, et qui... - Vous croyez? - Ne devons-nous pas, madame, tĂÂącher de nous ĂÂȘtre agrĂ©ables les uns aux autres...Permettez que je me mouche. - Je vous assure, madame, reprit-il, qu'il vous lorgnait d'un air un peu plus flatteur que celui qu'il avait en me regardant; mais je lui pardonne d'honorer prĂ©fĂ©rablement Ă la vieillesse la beautĂ©... - Il est clair, disait le prĂ©sident de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils Ă Saumur dans des intentions extrĂÂȘmement matrimoniales... - Mais, alors, le cousin ne serait pas tombĂ© comme une bombe, rĂ©pondait le notaire. - Cela ne dirait rien, dit monsieur des Grassins, le bonhomme est cachotier. -Des Grassins, mon ami, je l'ai invitĂ© Ă . dĂner, ce jeune homme. Il faudra que tu ailles prier monsieur et madame de LarsonniĂšre, et les du Hautoy, avec la belle demoiselle du Hautoy, bien entendu; pourvu qu'elle se mette bien ce jour-lĂ ! Par jalousie, sa mĂšre la fagote si mal! J'espĂšre, messieurs, que vous nous ferez l'honneur de venir, ajouta-t-elle en arrĂÂȘtant le cortĂšge pour se retourner vers les deux Cruchot. - Vous voilĂ chez vous, madame, dit le notaire. AprĂšs avoir saluĂ© les trois des Grassin , les trois Cruchot s'en retournĂšrent chez eux, en se servant de ce gĂ©nie d'analyse que possĂšdent les provinciaux pour Ă©tudier sous toutes ses faces le grand Ă©vĂ©nement de cette soirĂ©e, qui changeait les positions respectives des Cruchotins et des Grassinistes. L'admirable bon sens qui dirigeait les actions de ces grands calculateurs leur fit sentir aux uns et aux autres la nĂ©cessitĂ© d'une alliance momentanĂ©e contre l'ennemi commun. Ne devaient-ils pas mutuellement empĂÂȘcher EugĂ©nie d'aimer son cousin, et Charles de penser Ă sa cousine? Le Parisien pourrait-il rĂ©sister aux insinuations perfides, aux calomnies doucereuses, aux mĂ©disances pleines d'Ă©loges, aux dĂ©nĂ©gations naĂÂŻves qui allaient constamment tourner autour de lui pour le tromper? Lorsque les quatre parents se trouvĂšrent seuls dans la salle, monsieur Grandet dit Ă son neveu "Il faut se coucher. Il est trop tard pour causer des affaires qui vous amĂšnent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous dĂ©jeunons Ă huit heures. A midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc; puis nous dĂnons, comme les Parisiens, Ă cinq heures. VoilĂ l'ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme l'air. Vous m'excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-ĂÂȘtre tous ici vous disant que je suis riche monsieur Grandet par-ci, monsieur Grandet par-lĂ ! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point Ă mon crĂ©dit. Mais je n'ai pas le sou, et je travaille Ă mon ĂÂąge comme un jeune compagnon, qui n'a pour tout bien qu'une mauvaise plaine et deux bons bras. Vous verrez peut-ĂÂȘtre bientĂÂŽt par vous-mĂÂȘme ce que coĂ»te un Ă©cu quand il faut le suer. Allons, Nanon, les chandelles?" - J'espĂšre, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, dit madame Grandet; mais s'il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon. - Ma chĂšre tante, ce serait difficile, j'ai, je crois, emportĂ© toutes mes affaires! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu'Ă ma jeune cousine. Charles prit des mains de Nanon une bougie allumĂ©e, une bougie d'Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille Ă de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d'en soupçonner l'existence au logis, ne s'aperçut pas de cette magnificence. - Je vais vous montrer le chemin, dit le bonhomme. Au lieu de sortir par la porte de la salle qui donnait sous la voĂ»te, Grandet fit la cĂ©rĂ©monie de passer par le couloir qui sĂ©parait la salle de la cuisine. Une porte battante garnie d'un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du cĂÂŽtĂ© de l'escalier afin de tempĂ©rer le froid qui s'y engouffrait. Mais en hiver la bise n'en sifflait pas moins par lĂ trĂšs rudement, et, malgrĂ© les bourrelets mis aux portes de la salle, Ă peine la chaleur s'y maintenait-elle Ă un degrĂ© convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et dĂ©tacha dans l'Ă©curie un chien-loup dont la voix Ă©tait cassĂ©e comme s'il avait une laryngite. Cet animal d'une notable fĂ©rocitĂ© ne connaissait que Nanon. Ces deux crĂ©atures champĂÂȘtres s'entendaient. Quand Charles vit les murs jaunĂÂątres et enfumĂ©s de la cage oĂÂč l'escalier Ă rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dĂ©grisement alla se croyait dans un juchoir Ă poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, Ă©taient si bien façonnĂ©es Ă cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son Ă©tonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y rĂ©pondirent par un sourire agrĂ©able qui le dĂ©sespĂ© Que diable mon pĂšre m'envoie-t-il faire ici? se disait-il. ArrivĂ© sur le premier palier, il aperçut trois portes peintes en rouge Ă©trusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnĂ©es, apparentes, terminĂ©es en façon de flammes comme l'Ă©tait Ă chaque bout la longue entrĂ©e de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l'escalier et qui donnait entrĂ©e dans la piĂšce situĂ©e au-dessus de la cuisine, Ă©tait Ă©videmment murĂ©e. On n'y pĂ©nĂ©trait en effet que par la chambre de Grandet, Ă qui cette piĂšce servait de cabinet. L'unique croisĂ©e d'oĂÂč elle tirait son jour Ă©tait dĂ©fendue sur la cour par d'Ă©normes barreaux en fer grillagĂ©s. Personne, pas mĂÂȘme madame Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimisteĂ son fourneau. LĂ , sans doute, quelque cachette avait Ă©tĂ© trĂšs habilement pratiquĂ©e, lĂ s'emmagasinaient les titres de propriĂ©tĂ©, lĂ pendaient les balances Ă peser les louis, lĂ se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs; de maniĂšre que les gens d'affaires, voyant toujours Grandet prĂÂȘt Ă tout, pouvaient imaginer qu'il avait Ă ses ordres une fĂ©e ou un dĂ©mon. LĂ , sans doute, quand Nanon ronflait Ă Ă©branler les planchers, quand le chien-loup veillait et bĂÂąillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet Ă©taient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs Ă©taient Ă©pais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, oĂÂč, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres Ă fruits Ă©taient dĂ©signĂ©s et oĂÂč il chiffrait ses produits Ă un provin, Ă une bourrĂ©e prĂšs. L'entrĂ©e de la chambre d'EugĂ©nie faisait face Ă cette porte murĂ©e. Puis, au bout du palier, Ă©tait l'appartement des deux Ă©poux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contiguĂ Ă celle d'EugĂ©nie, chez qui l'on entrait par une porte vitrĂ©e. La chambre du maĂtre Ă©tait sĂ©parĂ©e de celle de sa femme par une cloison, et du mystĂ©rieux cabinet par un gros mur. Le pĂšre Grandet avait logĂ© son neveu au second Ă©tage, dans la haute mansarde situĂ©e au-dessus de sa chambre, de maniĂšre Ă pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Quand EugĂ©nie et sa mĂšre arrivĂšrent au milieu du palier, elles se donnĂšrent le baiser du soir; puis, aprĂšs avoir dit Ă Charles quelques mots d'adieu, froids sur les lĂšvres, mais certes chaleureux au cĂ âur de la fille, elles rentrĂšrent dans leurs chambres. - Vous voilĂ chez vous, mon neveu, dit le pĂšre Grandet Ă Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha! ha! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. En ce moment la Grande Nanon apparut, armĂ©e d'une bassinoire. - En voilĂ bien d'une autre!, dit monsieur Grandet. Prenez-vous mon neveu pour une femme en couches? Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon. - Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme. - Allons, va, puisque tu l'as dans la tĂÂȘte, dit Grandet en la poussant par les Ă©paules, mais prends garde de mettre le feu. Puis l'avare descendit en grommelant de vagues paroles. Charles demeura pantois au milieu de ses malles. AprĂšs avoir jetĂ© les yeux sur les murs d'une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune Ă bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminĂ©e en pierre de liais cannelĂ©e dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissĂ©e et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisiĂšre placĂ© au bas d'un lit Ă ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, achevĂ©es par les vers, il regarda sĂ©rieusement la Grande Nanon et lui dit "Ah çà ! ma chĂšre enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l'ancien maire de Saumur, frĂšre de monsieur Grandet de Paris?" .- Oui, monsieur, chez un benaimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide Ă dĂ©faire vos malles? - Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier! N'avez-vous pas servi dans les marins de la garde impĂ©riale? - Oh! oh! oh! oh! dit Nanon, quoi que c'est que ça, les marins de la garde? C'est-y salĂ©? ĂâĄa va-t-il sur l'eau? - Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef. Nanon fut tout Ă©merveillĂ©e de voir une robe de chambre en soie verte Ă fleurs d'or et Ă dessins antiques. - Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle. - Oui. - Sainte Vierge! le beau devant d'autel que ça ferait pour la paroisse. Mais, mon cher mignon monsieur, donnez donc ça Ă l'Ă©glise, vous sauverez votre ĂÂąme, tandis que ça vous la fera perdre. Oh! que vous ĂÂȘtes donc gentil comme ça. Je vais appeler mademoiselle pour qu'elle vous regarde. - Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire! Laissez-moi coucher, j'arrangerai mes affaires demain; et si ma robe vous plaĂt tant, vous sauverez votre ĂÂąme. Je suis trop bon chrĂ©tien pour vous la refuser en m'en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez. Nanon resta plantĂ©e sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi Ă ses paroles. - Me donner ce bel atour! dit-elle en s'en allant. Il rĂÂȘve dĂ©jĂ , ce monsieur. Bonsoir. - Bonsoir, Nanon. - Qu'est-ce que je suis venu faire ici? se dit Charles en s'endormant. Mon pĂšre n'est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch! Ă demain les affaires sĂ©rieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque. - Sainte Vierge! qu'il est gentil, mon cousin, se dit EugĂ©nie en interrompant ses priĂšres qui ce soir-lĂ ne furent pas finies. Madame Grandet n'eut aucune pensĂ©e en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l'avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable Ă toutes les femmes timides, elle avait Ă©tudiĂ© le caractĂšre de son seigneur. De mĂÂȘme que la mouette prĂ©voit l'orage, elle avait, Ă d'imperceptibles signes, pressenti la tempĂÂȘte intĂ©rieure qui agitait Grandet, et, pour employer l'expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intĂ©rieurement doublĂ©e en tĂÂŽle qu'il avait fait mettre Ă son cabinet, et se disait "Quelle idĂ©e bizarre a eue mon frĂšre de me lĂ©guer son enfant? Jolie succession! Je n'ai pas vingt Ă©cus Ă donner. Mais qu'est-ce que vingt Ă©cus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromĂštre comme s'il avait voulu en faire du feu?" En songeant aux consĂ©quences de ce testament de douleur, Grandet Ă©tait peut-ĂÂȘtre plus agitĂ© que ne l'Ă©tait son frĂšre au moment oĂÂč il le traça. - J'aurais cette robe d'or?... disait Nanon qui s'endormit habillĂ©e de son devant d'autel, rĂÂȘvant de fleurs, de tabis, de damas, pour la premiĂšre fois de sa vie, comme EugĂ©nie rĂÂȘva d'amour. Amours de province Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure dĂ©licieuse oĂÂč le soleil leur Ă©panche ses rayons dans l'ĂÂąme, oĂÂč la fleur leur exprime des pensĂ©es, oĂÂč les palpitations du coeur communiquent au cerveau leur chaude fĂ©condance, et fondent les idĂ©es en un vague dĂ©sir; jour d'innocente mĂ©lancolie et de suaves joyeusetĂ©s! Quand les enfants commencent Ă voir, ils sourient; quand une fille entrevoit le sentiment de la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumiĂšre est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumiĂšre du coeur? Le moment de voir clair aux choses d'ici-bas Ă©tait arrivĂ© pour EugĂ©nie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa priĂšre, et commença l'oeuvre de sa toilette, occupation qui dĂ©sormais allait avoir un sens. Elle lissa d'abord ses cheveux chĂÂątains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tĂÂȘte avec le plus grand soin, en Ă©vitant que les cheveux s'Ă©chappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symĂ©trie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicitĂ© des accessoires Ă la naĂÂŻvetĂ© des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l'eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnĂ©s. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d'oeillets. Enfin souhaitant, pour la premiĂšre fois de sa vie, de paraĂtre Ă son avantage, elle connut le bonheur d'avoir une robe fraĂche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevĂ©e, elle entendit sonner l'horloge de la paroisse, et s'Ă©tonna de ne compter que sept heures. Le dĂ©sir d'avoir tout le temps nĂ©cessaire pour se bien habiller l'avait fait lever trop tĂÂŽt. Ignorant l'art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d'en Ă©tudier l'effet, EugĂ©nie se croisa bonnement. les bras, s'assit Ă sa fenĂÂȘtre, contempla la cour, le jardin Ă©troit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue mĂ©lancolique, bornĂ©e, mais qui n'Ă©tait pas dĂ©pourvue des mystĂ©rieuses beautĂ©s particuliĂšres aux endroits solitaires ou Ă la nature inculte. AuprĂšs de la cuisine se trouvait un puits entourĂ© d'une margelle, et Ă poulie maintenue dans une branche de fer courbĂ©e, qu'embrassait une vigne aux pampres flĂ©tris, rougis, brouis par la saison. De lĂ , le tortueux sarment gagnait le mur, s'y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bĂ»cher oĂÂč le bois Ă©tait rangĂ© avec autant d'exactitude que peuvent l'ĂÂȘtre les livres d'un bibliophile. Le pavĂ© de la cour offrait ces teintes noirĂÂątres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le dĂ©faut de mouvement. Les murs Ă©pais prĂ©sentaient leur chemise verte , ondĂ©e de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui rĂ©gnaient au fond de la cour et menaient Ă la porte du jardin Ă©taient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d'un chevalier enterrĂ© par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d'une assise de pierres toutes rongĂ©es s'Ă©levait une grille de bois pourri, Ă moitiĂ© tombĂ©e de vĂ©tustĂ©, mais Ă laquelle se mariaient Ă leur grĂ© des plantes grimpantes. De chaque cĂÂŽtĂ© de la porte Ă claire-voie s'avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allĂ©es parallĂšles, sablĂ©es et sĂ©parĂ©es par des carrĂ©s dont les terres Ă©taient maintenues au moyen d'une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. A un bout, des framboisiers; Ă l'autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient Ă dissiper le glacis imprimĂ© par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. EugĂ©nie trouva des charmes tout nouveaux dans l'aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensĂ©es confuses naissaient dans son ĂÂąme, et y croissaient Ă mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l'ĂÂȘtre moral, comme un nuage envelopperait l'ĂÂȘtre physique. Ses rĂ©flexions s'accordaient avec les dĂ©tails de ce singulier paysage, et les harmonies de son coeur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d'oĂÂč tombaient des Cheveux de VĂ©nus aux feuilles Ă©paisses Ă couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de cĂ©lestes rayons d'espĂ©rance illuminĂšrent l'avenir pour EugĂ©nie, qui dĂ©sormais se plut Ă regarder ce pan de mur, ses fleurs pĂÂąles, ses clochettes bleues et ses herbes fanĂ©es, auxquelles se mĂÂȘla un souvenir gracieux comme ceux de l'enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se dĂ©tachant de son rameau, donnait une rĂ©ponse aux secrĂštes interrogations de la jeune fille, qui serait restĂ©e lĂ , pendant toute la journĂ©e, sans s'apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d'ĂÂąme. Elle se leva brusquement, se mit devant son miroir, et s'y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son oeuvre pour se critiquer, et se dire des injures Ă lui-mĂÂȘme. - Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle Ă©tait la pensĂ©e d'EugĂ©nie, pensĂ©e humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premiĂšres vertus de l'amour. EugĂ©nie appartenait bien Ă ce type d'enfants fortement constituĂ©s, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautĂ©s paraissent vulgaires; mais, si elle ressemblait Ă la VĂ©nus de Milo, ses formes Ă©taient ennoblies; par cette suavitĂ© du sentiment chrĂ©tien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tĂÂȘte Ă©norme, le front masculin mais dĂ©licat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout entiĂšre, imprimait une lumiĂšre jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient Ă©tĂ© grossis par une petite vĂ©role assez clĂ©mente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait dĂ©truit le veloutĂ© de la peau, nĂ©anmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mĂšre y traçait passagĂšrement une marque rouge. Son nez Ă©tait un peu trop fort, mais il s'harmoniait avec une bouche d'un rouge de minium, dont les lĂšvres Ă mille raies Ă©taient pleines d'amour et de bontĂ©. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombĂ©, soigneusement voilĂ©, attirait le regard et faisait rĂÂȘver; il manquait sans doute un peu de la grĂÂące due Ă la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilitĂ© de cette haute taille devait ĂÂȘtre un charme. EugĂ©nie, grande et forte, n'avait donc rien du joli qui plaĂt aux masses; mais elle Ă©tait belle de cette beautĂ© si facile Ă reconnaĂtre, et dont s'Ă©prennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type Ă la cĂ©leste puretĂ© de Marie, qui demande Ă toute la nature fĂ©minine ces yeux modestement fiers devinĂ©s par RaphaĂl, ces lignes vierges souvent dues aux hasards de la conception, mais qu'une vie chrĂ©tienne et pudique peut seule conserver ou faire acquĂ©rir; ce peintre, amoureux d'un si rare modĂšle, eĂ»t trouvĂ© tout Ă coup dans le visage d'EugĂ©nie la noblesse innĂ©e qui s'ignore; il eĂ»t vu sous un front calme un monde d'amour; et, dans la coupe des yeux, dans l'habitude des paupiĂšres, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tĂÂȘte que l'expression du plaisir n'avait jamais ni altĂ©rĂ©s ni fatiguĂ©s, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranchĂ©es dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorĂ©e, bordĂ©e de lueur comme une jolie fleur Ă©close, reposait l'ĂÂąme, communiquait le charme de la conscience qui s'y reflĂ©tait, et commandait le regard. EugĂ©nie Ă©tait encore sur la rive de la vie oĂÂč fleurissent les illusions enfantines, oĂÂč se cueillent les marguerites avec des dĂ©lices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu'Ă©tait l'amour "Je suis trop laide, il ne fera pas attention Ă moi". Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l'escalier, et tendit le cou pour Ă©couter les bruits de la Il ne se lĂšve pas, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaĂnant le chien et parlant Ă ses bĂÂȘtes dans l'Ă©curie. AussitĂÂŽt EugĂ©nie descendit et courut Ă Nanon qui trayait la vache. - Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crĂšme pour le cafĂ© de mon cousin. - Mais, mademoiselle, il aurait fallu s'y prendre hier, dit Nanon qui partit d'un gros Ă©clat de rire. Je ne peux pas faire de la crĂšme. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l'avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d'or. Je l'ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis Ă monsieur le curĂ©. - Nanon, fais-nous donc de la galette. - Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre? dit Nanon, laquelle en sa qualitĂ© de premier ministre de Grandet prenait parfois une importance Ă©norme aux yeux d'EugĂ©nie et de sa mĂšre. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fĂÂȘter votre cousin? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre pĂšre, il peut vous en donner. Tenez, le voilĂ qui descend pour voir aux provisions... EugĂ©nie se sauva dans le jardin, tout Ă©pouvantĂ©e en entendant trembler l'escalier sous le pas de son pĂšre. Elle Ă©prouvait dĂ©jĂ les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particuliĂšre de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-ĂÂȘtre, que nos pensĂ©es sont gravĂ©es sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. En s'apercevant enfin du froid dĂ©nĂ»ment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dĂ©pit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l'Ă©lĂ©gance de son cousin. Elle Ă©prouva un besoin passionnĂ© de faire quelque chose pour lui quoi? elle n'en savait rien. NaĂÂŻve et vraie, elle se laissait aller Ă sa nature angĂ©lique sans se dĂ©fier ni de ses impressions, ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait Ă©veillĂ© chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se dĂ©ployer d'autant plus vivement, qu'ayant atteint sa vingt-troisiĂšme annĂ©e, elle se trouvait dans la plĂ©nitude de son intelligence et de ses dĂ©sirs. Pour la premiĂšre fois, elle eut dans le coeur de la terreur Ă l'aspect de son pĂšre, vit en lui le maĂtre de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pensĂ©es. Elle se mit Ă marcher Ă pas prĂ©cipitĂ©s en s'Ă©tonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d'y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu'elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s'Ă©levait entre la Grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme Ă©tait venu pour mesurer les vivres nĂ©cessaires Ă la consommation de la journĂ©e. - Reste-t-il du pain d'hier? dit-il Ă Nanon. - Pas une miette, monsieur. Grandet prit un gros pain rond, bien enfarinĂ©, moulĂ© dans un de ces paniers plats qui servent Ă boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit "Nous sommes cinq aujourd'hui, monsieur". - C'est vrai,- rĂ©pondit Grandet, mais ton pain pĂšse six livres, il en restera. D'ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain. - Ca mangera donc de la frippe, dit Nanon En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l'accompagnement du pain, depuis le beurre Ă©tendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu'aux confitures d'alleberge, la plus distinguĂ©e des frippes; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont lĂ©chĂ© la frippe et laissĂ© le pain, comprendront la portĂ©e de cette locution. - Non, rĂ©pondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles Ă marier. Enfin, aprĂšs avoir parcimonieusement ordonnĂ© le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant nĂ©anmoins les armoires de sa DĂ©pense, lorsque Nanon l'arrĂÂȘta pour lui dire Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants. - Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage Ă cause de mon neveu? - Je ne pensais pas plus Ă votre neveu qu'Ă votre chien, pas plus que vous n'y pensez vous-mĂÂȘme. Ne voilĂ -t-il pas que vous ne m'avez aveint que six morceaux de sucre, m'en faut huit. - Ha! çà , Nanon, je ne t'ai jamais vue comme ça. Qu'est-ce qui te passe donc par la tĂÂȘte? Es-tu la maĂtresse ici? Tu n'auras que six morceaux de sucre. - Eh bien! votre neveu, avec quoi donc qu'il sucrera son cafĂ©? - Avec deux morceaux, je m'en passerai, moi. - Vous vous passerez de sucre, Ă votre ĂÂąge! J'aimerais mieux vous en acheter de ma poche. - MĂÂȘle-toi de ce qui te regarde. MalgrĂ© la baisse du prix, le sucre Ă©tait toujours, aux yeux du tonnelier, la plus prĂ©cieuse des denrĂ©es coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L'obligation de le mĂ©nager, prise sous l'Empire, Ă©tait devenue la plus indĂ©lĂ©bile de ses habitudes. Toutes les femmes, mĂÂȘme la plus niaise, savent ruser pour arriver Ă leurs fins, Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette. - Mademoiselle, cria-t-elle par la croisĂ©e, est-ce pas que vous voulez de la galette? - Non, non, rĂ©pondit EugĂ©nie, - Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la melte oĂÂč Ă©tait la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu'il avait dĂ©jĂ coupĂ©. - Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l'implacable Nanon. - Eh bien! tu en prendras Ă ta suffisance, rĂ©pondit-il mĂ©lancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dĂner; par ainsi, tu n'allumeras pas deux feux. - Quien! s'Ă©cria Nanon, vous n'avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fidĂšle ministre un coup d'oeil presque paternel. - Mademoiselle, cria la cuisiniĂšre, nous aurons une galette. Le pĂšre Grandet revint chargĂ© de ses fruits, et en rangea une premiĂšre assiettĂ©e sur la table de la cuisine. - Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu'a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ça se nettoie donc? Faut-il y mettre de votre cirage Ă l'Ă âuf? -Nanon, je crois que l'oeuf gĂÂąterait ce cuir-lĂ . D'ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la maniĂšre de cirer le maroquin, oui, c'est du maroquin, il achĂštera lui-mĂÂȘme Ă Saumur et t'apportera de quoi illustrer ses bottes. J'ai entendu dire qu'on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant. - C'est donc bon Ă manger, dit la servante en portant les bottes Ă son nez. Tiens, tiens, elles sentent l'eau de Cologne de madame. Ah! c'est-il drĂÂŽle. - DrĂÂŽle! dit le maĂtre, tu trouves drĂÂŽle de mettre Ă des bottes plus d'argent que n'en vaut celui qui les porte. - Monsieur, dit-elle au second voyage de son maĂtre qui avait fermĂ© le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine Ă cause de votre...? - Oui. - Faudra que j'aille Ă la boucherie. - Pas du tout; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t'en laisseront pas chĂÂŽmer. Mais je vais dire Ă Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-lĂ donne le meilleur bouillon de la terre. - C'est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts? - Tu es bĂÂȘte, Nanon! ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas de morts? Qu'est-ce donc que les successions? Le pĂšre Grandet, n'ayant plus d'ordre Ă donner, tira sa montre; et, voyant qu'il pouvait encore disposer d'une demi-heure avant le dĂ©jeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit "Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies? j'ai quelque chose Ă y faire". EugĂ©nie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublĂ© de taffetas rose; puis, le pĂšre et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu'Ă la place. - OĂÂč dĂ©valez-vous donc si matin? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. - Voir quelque chose, rĂ©pondit le bonhomme sans ĂÂȘtre la dupe de la promenade matinale de son ami. Quand le pĂšre Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expĂ©rience qu'il y avait toujours quelque chose Ă gagner avec lui. Donc il l'accompagna. - Venez, Crochet? dit Grandet au notaire. Vous ĂÂȘtes de mes amis, je vais vous dĂ©montrer comme quoi c'est une bĂÂȘtise de planter des peupliers dans de bonnes terres... - Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpĂ©s pour ceux qui Ă©taient dans vos prairies de la Loire, dit maĂtre Cruchot en ouvrant des yeux hĂ©bĂ©tĂ©s. Avez-vous eu du bonheur?... Couper vos arbres au moment oĂÂč l'on manquait de bois blanc Ă Nantes, et les vendre trente francs! EugĂ©nie Ă©coutait sans savoir qu'elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrĂÂȘt paternel et souverain. Grandet Ă©tait arrivĂ© aux magnifiques prairies qu'il possĂ©dait au bord de la Loire, et oĂÂč trente ouvriers s'occupaient Ă dĂ©blayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers. - MaĂtre Cruchot, voyez ce qu'un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il Ă un ouvrier, me... me... mesure avec ta toise dans tou... tou... tous les sens? - Quatre fois huit pieds, rĂ©pondit l'ouvrier aprĂšs avoir fini. - Trente-deux pieds de perte, dit Grandet Ă Cruchot. J'avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai? Or... trois ce... ce... ce... cent fois trente-d... eux pie... pieds me man... man... man... mangeaient cinq... inq cents de foin; ajoutez deux fois autant sur les cĂÂŽtĂ©s, quinze cents; les rangĂ©es du milieu autant. Alors, mĂ©... mĂ©... mettons mille bottes de foin. - Eh bien! dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-lĂ valent environ six cents francs. - Di... di...dites dou... ou ... onze cents Ă cause des trois Ă quatre-cents francs de regain. Eh bien! ca... ca... ca... calculez ce que que que dou... ouze cents francs par an pen... pen... pendant quarante ans do... donnent a... a... avec les in... in... intĂ©rĂÂȘts com,... com... composĂ©s que que que vouous saaavez. - Va pour soixante millefrancs, dit le notaire. - Je le veux bien! ça ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh bien! reprit le vigneron sans bĂ©gayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante millefrancs. Il y a perte. J'ai trouvĂ© ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, exceptĂ© du cĂÂŽtĂ© de la Loire, oĂÂč tu planteras les peupliers que j'ai achetĂ©s. En les mettant dans la riviĂšre, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant Ă la loupe de son nez un lĂ©ger mouvement qui valait le plus ironique des sourires. - Cela est clair les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot stupĂ©fait par les calculs de Grandet. - O-u-i, monsieur , rĂ©pondit ironiquement le tonnelier. EugĂ©nie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans Ă©couter les calculs de son PĂšre, prĂÂȘta bientĂÂŽt l'oreille aux discours de Cruchot en l'entendant dire Ă son client "HĂ© bien! vous avez fait venir un gendre de Paris, il n'est question que de votre neveu dans tout Saumur. je vais bientĂÂŽt avoir un contrat Ă dresser, pĂšre Grandet". - Vous... ou... vous ĂÂȘtes so... so... orti de bo.. bonne heure poooour me dire ça, reprit Grandet en accompagnant cette rĂ©flexion d'un mouvement de sa loupe. HĂ© bien! mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa... savoir. J'aimerais mieux, voyez-vooous, je... jeter ma fi... fi... fille dans la Loire que de la dooonner Ă son cououousin vous pou... pou... ouvez aaannoncer ça. Mais non, laissez jaaser le mon... onde. Cette rĂ©ponse causa des Ă©blouissements Ă EugĂ©nie. Les lointaines espĂ©rances qui pour elle commençaient Ă poindre dans son coeur fleurirent soudain, se rĂ©alisĂšrent et formĂšrent un faisceau de fleurs qu'elle vit coupĂ©es et gisant Ă terre. Depuis la veille, elle s'attachait Ă Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les ĂÂąmes; dĂ©sormais la souffrance allait donc les corroborer. N'est-il pas dans la noble destinĂ©e de la femme d'ĂÂȘtre plus touchĂ©e des pompes de la misĂšre que des splendeurs de la fortune? Comment le sentiment paternel avait-il pu s'Ă©teindre au fond du coeur de son pĂšre? de quel crime Charles Ă©tait-il donc coupable? Questions mystĂ©rieuses! DĂ©jĂ son amour naissant, mystĂšre si profond, s'enveloppait de mystĂšres. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant Ă la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d'un aspect triste, elle y respira la mĂ©lancolie que les temps et les choses y avaient imprimĂ©e. Aucun des enseignements de l'amour ne lui manquait. A quelques pas du logis, elle devança son pĂšre et l'attendit Ă la porte aprĂšs y avoir frappĂ©. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit "OĂÂč en sont les fonds?" - Vous ne voulez pas m'Ă©couter, Grandet, lui rĂ©pondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent Ă gagner en deux ans, outre les intĂ©rĂÂȘts Ă un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont Ă quatre-vingts francs cinquante centimes. - Nous verrons cela, rĂ©pondit Grandet en se frottant le menton. - Mon Dieu! dit le notaire. - Eh bien! quoi? s'Ă©cria Grandet au moment oĂÂč Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant - Lisez cet article. Monsieur Grandet, l'un des nĂ©gociants les plus estimĂ©s de Paris, s'est brĂ»lĂ© la cervelle hier, aprĂšs avoir fait son apparition accoutumĂ©e Ă la Bourse. Il avait envoyĂ© au prĂ©sident de la Chambre des DĂ©putĂ©s sa dĂ©mission, et s'Ă©tait Ă©galement dĂ©mis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l'ont ruinĂ©. La considĂ©ration dont jouissait monsieur Grandet et son crĂ©dit Ă©taient nĂ©anmoins tels qu'il eĂ»t sans doute trouvĂ© des secours sur la place de Paris. Il est Ă regretter que cet homme honorable ait cĂ©dĂ© Ă un premier moment de dĂ©sespoir, etc. - Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire. Ce mot glaça maĂtre Cruchot, qui, malgrĂ© son impassibilitĂ© de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-ĂÂȘtre implorĂ© vainement les millions du Grandet de Saumur. - Et son fils, si joyeux hier... - Il ne sait rien encore, rĂ©pondit Grandet avec le mĂÂȘme calme. - Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le prĂ©sident de Bonfons. En entrant, Grandet trouva le dĂ©jeuner prĂÂȘt. Madame Grandet, au cou de laquelle EugĂ©nie sauta pour l'embrasser avec cette vive effusion de coeur que nous cause un chagrin secret, Ă©tait dĂ©jĂ sur son siĂšge Ă patins, et se tricotait des manches pour l'hiver. - Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre Ă quatre, l'enfant dort comme un chĂ©rubin. Qu'il est gentil les yeux fermĂ©s! je suis entrĂ©e, je l'ai appelĂ©. Ah bien oui! personne. - Laisse-le dormir, dit Grandet, il s'Ă©veillera toujours assez tĂÂŽt aujourd'hui pour apprendre de mauvaises nouvelles. - Qu'y a-t-il donc? demanda EugĂ©nie en mettant dans son cafĂ© les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s'amusait Ă couper lui-mĂÂȘme Ă ses heures perdues. Madame Grandet, qui n'avait pas osĂ© faire cette question, regarda son mari. - Son pĂšre s'est brĂ»lĂ© la cervelle. - Mon oncle?... dit EugĂ©nie. - Le pauvre jeune homme! s'Ă©cria madame Grandet. - Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possĂšde pas un sou. - HĂ© ben! il dort comme s'il Ă©tait le roi de la terre, dit Nanon d'un accent doux. EugĂ©nie cessa de manger. Son coeur se serra, comme il se serre quand, pour la premiĂšre fois, la compassion, excitĂ©e par le malheur de celui qu'elle aime, s'Ă©panche dans le corps entier d'une femme. La pauvre fille pleura. - Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son pĂšre en lui lançant un de ces regards de tigre affamĂ© qu'il jetait sans doute Ă ses tas d'or. - Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitiĂ© pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort? - Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue. EugĂ©nie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne rĂ©pondit pas. - Jusqu'Ă mon retour vous ne lui parlerez de rien, j'espĂšre, m'ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligĂ© d'aller faire aligner le fossĂ© de mes prĂ©s sur la route. Je serai revenu Ă midi pour le second dĂ©jeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant Ă toi, mademoiselle EugĂ©nie, si c'est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d'arre d'arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus... Le pĂšre prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s'emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit. - Ah! maman, j'Ă©touffe, s'Ă©cria EugĂ©nie quand elle fut seule avec sa mĂšre. je n'ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pĂÂąlir, ouvrit la croisĂ©e et lui fit respirer le grand air. - Je suis mieux, dit EugĂ©nie aprĂšs un moment. Cette Ă©motion nerveuse chez une nature jusqu'alors en apparence calme et froide rĂ©agit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douĂ©es les mĂšres pour l'objet de leur tendresse, et devina tout. Mais Ă la vĂ©ritĂ©, la vie des cĂ©lĂšbres soeurs hongroises, attachĂ©es l'une Ă l'autre par une erreur de la nature, n'avait pas Ă©tĂ© plus intime que ne l'Ă©tait celle d'EugĂ©nie et de sa mĂšre, toujours ensemble dans cette embrasure de croisĂ©e, ensemble Ă l'Ă©glise, et dormant ensemble dans le mĂÂȘme air. - Ma pauvre enfant! dit madame Grandet en prenant la tĂÂȘte d'EugĂ©nie pour l'appuyer contre son sein. A ces mots, la jeune fille releva la tĂÂȘte, interrogea sa mĂšre par un regard, en scruta les secrĂštes pensĂ©es, et lui dit "Pourquoi l'envoyer aux Indes? S'il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n'est-il pas notre plus proche parent?" - Oui, mon enfant, ce serait bien naturel; mais ton pĂšre a ses raisons, nous devons les respecter. La mĂšre et la fille s'assirent en silence, l'une sur sa chaise Ă patins, l'autre sur son petit fauteuil; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. OppressĂ©e de reconnaissance pour l'admirable entente de coeur que lui avait tĂ©moignĂ©e sa mĂšre, EugĂ©nie lui baisa la main en disant "Combien tu es bonne, ma chĂšre maman!" Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flĂ©tri par de longues douleurs. - Le trouves-tu bien ? demanda EugĂ©nie. Madame Grandet ne rĂ©pondit que par un sourire; puis, aprĂšs un moment de silence, elle dit Ă voix basse "L'aimerais-tu donc dĂ©jĂ ? ce serait mal". - Mal, reprit EugĂ©nie, pourquoi? Il te plaĂt, il plaĂt Ă Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas? Tiens, maman, mettons la table pour son dĂ©jeuner. Elle jeta son ouvrage, la mĂšre en fit autant en lui disant "Tu es folle!" Mais elle se plut Ă justifier la folie de sa fille en la partageant. EugĂ©nie appela Nanon. - Quoi que vous voulez encore, mademoiselle? - Nanon, tu auras bien de la crĂšme pour midi. - A! pour midi, oui, rĂ©pondit la vieille servante. - HĂ© bien! donne-lui du cafĂ© bien fort, j'ai entendu dire Ă monsieur des Grassins que le cafĂ© se faisait bien fort Ă Paris. Mets-en beaucoup. - Et oĂÂč voulez-vous que j'en prenne? - AchĂštes-en. - Et si monsieur me rencontre? - Il est Ă ses prĂ©s - Je cours. Mais monsieur Fessard m'a dĂ©jĂ demandĂ© si les trois Mages Ă©taient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos dĂ©portements. - Si ton pĂšre s'aperçoit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre. - Eh bien! il nous battra, nous recevrons ses coups Ă genoux. Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute rĂ©ponse, Nanon mit sa coiffe et sortit. EugĂ©nie donna du linge, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu'elle s'Ă©tait amusĂ©e Ă Ă©tendre sur des cordes dans le grenier; elle marcha lĂ©gĂšrement le long du corridor pour ne point Ă©veiller son cousin, et ne put s'empĂÂȘcher d'Ă©couter Ă sa porte la respiration qui s'Ă©chappait en temps Ă©gaux de ses lĂšvres. - Le malheur veille pendant qu'il dort , se dit-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l'aurait pu dresser un vieux chef d'office, et l'apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptĂ©es par son pĂšre, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait Elle aurait bien voulu mettre Ă sac toute la maison de son pĂšre; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux oeufs frais. En voyant les oeufs, EugĂ©nie eut l'envie de lui sauter au cou. - Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandĂ©s, et il me les a donnĂ©s pour m'ĂÂȘtre agrĂ©able, le mignon. AprĂšs deux heures de soins, pendant lesquelles EugĂ©nie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le cafĂ©, pour aller Ă©couter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle rĂ©ussit Ă prĂ©parer un dĂ©jeuner trĂšs simple, peu coĂ»teux, mais qui dĂ©rogeait terriblement aux habitudes invĂ©tĂ©rĂ©es de la maison. Le dĂ©jeuner de midi s'y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table placĂ©e auprĂšs du feu, l'un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiettĂ©es de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelĂ© dans une soucoupe, EugĂ©nie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son pĂšre, s'il venait Ă entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait dĂ©jeuner avant le retour du bonhomme. - Sois tranquille, EugĂ©nie, si ton pĂšre vient, je prendrai tout sur moi, dit madame Grandet. EugĂ©nie ne put retenir une larme. - Oh! ma bonne mĂšre, s'Ă©cria-t-elle, je ne t'ai pas assez aimĂ©e. Charles, aprĂšs avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descendit enfin. Heureusement, il n'Ă©tait encore que onze heures. Le Parisien! il avait mis autant de coquetterie Ă sa toilette que s'il se fĂ»t trouvĂ© au chĂÂąteau de la noble dame qui voyageait en Ecosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien Ă la jeunesse, et qui causa une joie triste Ă EugĂ©nie. Il avait pris en plaisanterie le dĂ©sastre de ses chĂÂąteaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement. - Avez-vous bien passĂ© la nuit, ma chĂšre tante? et vous, ma cousine? - Bien, monsieur, mais vous? dit madame Grandet. - Moi, parfaitement. - Vous devez avoir faim, mon cousin, dit EugĂ©nie; mettez-vous Ă table. - Mais je ne dĂ©jeune jamais avant midi, le moment oĂÂč je me lĂšve. Cependant, j'ai si mal vĂ©cu en route, que je me laisserai faire. D'ailleurs... Il tira la plus dĂ©licieuse montre plate que BrĂ©guet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j'ai Ă©tĂ© matinal. - Matinal?... dit madame Grandet. - Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh bien! je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau. - Sainte Vierge! cria Nanon en entendant ces paroles. - Un perdreau, se disait EugĂ©nie, qui aurait voulu payer un perdreau de tout son pĂ©cule. - Venez vous asseoir, lui dit sa tante. Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. EugĂ©nie et sa mĂšre prirent des chaises et se mirent prĂšs de lui devant le feu. - Vous vivez toujours ici? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu'elle ne l'Ă©tait aux lumiĂšres. - Toujours, rĂ©pondit EugĂ©nie en le regardant, exceptĂ© pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous Ă l'abbaye de Noyers. - Vous ne vous promenez jamais? - Quelquefois le dimanche aprĂšs vĂÂȘpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche. - Avez-vous un thĂ©ĂÂątre? - Aller au spectacle, s'Ă©cria madame Grandet, voir des comĂ©diens! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c'est un pĂ©chĂ© mortel? - Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les oeufs, nous vous donnerons les poulets Ă la coque. - Oh! des oeufs frais, dit Charles, qui, semblable aux gens habituĂ©s au luxe, ne pensait dĂ©jĂ plus Ă son perdreau. Mais c'est dĂ©licieux, si vous aviez du beurre? Hein, ma chĂšre enfant. - Ah! du beurre! Vous n'aurez donc pas de galette, dit la servante. - Mais donne du beurre, Nanon? s'Ă©cria EugĂ©nie. La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend Ă voir jouer un mĂ©lodrame oĂÂč, triomphe l'innocence. Il est vrai que Charles, Ă©levĂ© par une mĂšre gracieuse, perfectionnĂ© par une femme Ă la mode, avait des mouvements coquets, Ă©lĂ©gants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maĂtresse. La compatissance et la tendresse d'une jeune fille possĂšdent une influence vraiment magnĂ©tique. Aussi Charles, en se voyant l'objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire Ă l'influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l'inondant pour ainsi dire. Il jeta sur EugĂ©nie un de ces regards brillants de bontĂ©, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s'aperçut, en contemplant EugĂ©nie, de l'exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clartĂ© magique de ses yeux, oĂÂč scintillaient de jeunes pensĂ©es d'amour, et oĂÂč le dĂ©sir ignorait la voluptĂ©. - Ma foi, ma chĂšre cousine, si vous Ă©tiez en grande loge et en grande toilette Ă l'OpĂ©ra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des pĂ©chĂ©s d'envie aux hommes et de jalousie aux femmes. Ce compliment Ă©treignit le coeur d'EugĂ©nie, et le fit palpiter de joie, quoiqu'elle n'y comprĂt rien . - Oh! mon cousin, vous voulez vous moquer d'une pauvre petite provinciale. - Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j'abhorre la raillerie, elle flĂ©trit le coeur, froisse tous les sentiments... Et il goba fort agrĂ©ablement sa mouillette beurrĂ©e. Non, je n'ai probablement pas assez d'esprit pour me moquer des autres, et ce dĂ©faut me fait beaucoup de tort. A Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant "Il a bon coeur". Cette phrase veut dire "Le pauvre garçon est bĂÂȘte comme un rhinocĂ©ros". Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupĂ©e du premier coup Ă trente pas avec toute espĂšce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respect. - Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon coeur. - Vous avez une bien jolie bague, dit EugĂ©nie, est-ce mal de vous demander Ă la voir? Charles tendit la main en dĂ©faisant son anneau; et EugĂ©nie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin. - Voyez, ma mĂšre, le beau travail. - Oh! il y a gros d'or, dit Nanon en apportant le cafĂ©. - Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Charles en riant. Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faĂÂŻencĂ© Ă l'intĂ©rieur, bordĂ© d'une frange de cendre, et au fond duquel tombait le cafĂ© en revenant Ă la surface du liquide bouillonnant. - C'est du cafĂ© boullu, dit Nanon. - Ah! ma chĂšre tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous ĂÂȘtes bien arriĂ©rĂ©s! Je vous apprendrai Ă faire du bon cafĂ© dans une cafetiĂšre Ă la Chaptal. Il tenta d'expliquer c le systĂšme de la cafetiĂšre Ă la Chaptal. - Ah! bien, s'il y a tant d'affaires que ça, dit Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de cafĂ© comme ça. Ah! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l'herbe pour notre vache pendant que je ferais le cafĂ©? - C'est moi qui le ferai, dit EugĂ©nie. - Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille. A ce mot, qui rappelait le chagrin prĂšs de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplĂšrent d'un air de commisĂ©ration qui le frappa. - Qu'avez-vous donc, ma cousine? - Chut! dit madame Grandet Ă EugĂ©nie, qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton pĂšre s'est chargĂ© de parler Ă monsieur... - Dites Charles, dit le jeune Grandet. - Ah! vous vous nommez Charles? C'est un beau nom, s'Ă©cria EugĂ©nie. Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. LĂ , Nanon, madame Grandet et EugĂ©nie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur Ă©tait bien connu. - VoilĂ papa, dit EugĂ©nie. Elle ĂÂŽta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l'assiette aux oeufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayĂ©e. Ce fut une peur panique de laquelle Charles s'Ă©tonna, sans pouvoir se l'expliquer. - Eh bien! qu'avez-vous donc? leur demanda-t-il. - Mais voilĂ mon pĂšre, dit EugĂ©nie. - Eh bien?... Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout. - Ah! ah! vous avez fait fĂÂȘte Ă votre neveu, c'est bien, trĂšs bien, c'est fort bien! dit-il sans bĂ©gayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers. - FĂÂȘte?... se dit Charles; incapable de soupçonner le rĂ©gime et les moeurs de cette maison. - Donne-moi mon verre, Nanon? dit le bonhomme. EugĂ©nie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne Ă grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l'Ă©tendit soigneusement et se mit Ă manger debout. En ce moment, Charles sucrait son cafĂ©. Le pĂšre Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pĂÂąlit, et fit trois pas; il se pencha vers l'oreille de la pauvre vieille, et lui dit "OĂÂč donc avez-vous pris tout ce sucre?" - Nanon est allĂ©e en chercher chez Fessard, il n'y en avait pas. Il est impossible de se figurer l'intĂ©rĂÂȘt profond que cette scĂšne muette offrait Ă ces trois femmes Nanon avait quittĂ© sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s'y passeraient. Charles, ayant goĂ»tĂ© son cafĂ©, le trouva trop amer, et chercha le sucre que Grandet avait dĂ©jĂ serrĂ©. - Que voulez-vous, mon neveu? lui dit le bonhomme. - Le sucre. - Mettez du lait, rĂ©pondit le maĂtre de la maison, votre cafĂ© s'adoucira. EugĂ©nie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait dĂ©jĂ serrĂ©e, et la mit sur la table en contemplant son pĂšre d'un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une Ă©chelle de soie; ne montre pas plus de courage que n'en dĂ©ployait EugĂ©nie en remettant le sucre sur la table. L'amant rĂ©compensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine flĂ©trie sera baignĂ©e de larmes, de baisers, et guĂ©rie par le plaisir; tandis que Charles ne devait jamais ĂÂȘtre dans le secret des profondes agitations qui brisaient le coeur de sa cousine, alors foudroyĂ©e par le regard du vieux tonnelier. - Tu ne manges pas, ma femme? La pauvre ilote s'avança, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. EugĂ©nie offrit audacieusement Ă son pĂšre du raisin, en lui disant "GoĂ»te donc Ă ma conserve, papa! Mon cousin, vous en mangerez, n'est-ce pas? Je suis allĂ©e chercher ces jolies grappes-lĂ pour vous " . - Oh! si on ne les arrĂÂȘte, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j'ai Ă vous dire des choses qui ne sont pas sucrĂ©es. EugĂ©nie et sa mĂšre lancĂšrent un regard sur Charles, Ă l'expression duquel le jeune homme ne put se tromper. - Qu'est-ce que ces mots signifient, mon oncle?Depuis la mort de ma pauvre mĂšre... Ă ces deux mots, sa voix mollit il n'y a pas de malheur possible pour moi... - Mon neveu, qui peut connaĂtre les afflictions par lesquelles Dieu veut nous Ă©prouver? lui dit sa tante. -Ta! ta! ta! ta! dit Grandet, voilĂ les bĂÂȘtises qui commencent . Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espĂšces d'Ă©paules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. VoilĂ des mains faites pour ramasser des Ă©cus! Vous avez Ă©tĂ© Ă©levĂ© Ă mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles oĂÂč nous serrons les billets de commerce. Mauvais! mauvais! - Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux ĂÂȘtre pendu si je comprends un seul mot. - Venez, dit Grandet. L'avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte. - Mon cousin, ayez du courage! L'accent de la jeune fille avait glacĂ© Charles, qui suivit son terrible parent en proie Ă de mortelles inquiĂ©tudes. EugĂ©nie, sa mĂšre et Nanon vinrent dans la cuisine, excitĂ©es par une invincible curiositĂ© Ă Ă©pier les deux acteurs de la scĂšne qui allait se passer dans le petit jardin humide, oĂÂč l'oncle marcha d'abord silencieusement avec le neveu. Grandet n'Ă©tait pas embarrassĂ© pour apprendre Ă Charles la mort de son pĂšre, mais il Ă©prouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l'expression de cette cruelle vĂ©ritĂ©. "Vous avez perdu votre pĂšre!" ce n'Ă©tait rien Ă dire. Les pĂšres meurent avant les enfants. Mais "Vous ĂÂȘtes sans aucune espĂšce de fortune!" tous les malheurs de la terre Ă©taient rĂ©unis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, pour la troisiĂšme fois, le tour de l'allĂ©e du milieu, dont le sable craquait sous les pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre ĂÂąme s'attache fortement aux lieux oĂÂč les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particuliĂšre les buis de ce petit jardin, les feuilles pĂÂąles qui tombaient, les dĂ©gradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, dĂ©tails pittoresques qui devaient rester gravĂ©s dans son souvenir, Ă©ternellement mĂÂȘlĂ©s Ă cette heure suprĂÂȘme, par une mnĂ©motechnie particuliĂšre aux passions. - Il fait bien chaud, bien beau, dit Grandet en aspirant une forte partie d'air. - Oui, mon oncle, mais pourquoi... - Eh bien! mon garçon, reprit l'oncle, j'ai de mauvaises nouvelles Ă t'apprendre. Ton pĂšre est bien mal... - Pourquoi suis-je ici? dit Charles. Nanon! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile. - Les chevaux et la voiture sont inutiles, rĂ©pondit Grandet en regardant Charles qui resta muet et dont les yeux devinrent fixes. - Oui, mon pauvre garçon, tu devines. Il est mort. Mais ce n'est rien, il y a quelque chose de plus grave. Il s'est brĂ»lĂ© la cervelle... - Mon pĂšre? - Oui. Mais ce n'est rien. Les journaux glosent de cela comme s'ils en avaient le droit. Tiens, lis. Grandet, qui avait empruntĂ© le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l'ĂÂąge oĂÂč les sentiments se produisent avec naĂÂŻvetĂ©, fondit en larmes. - Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m'effrayaient. Il pleure, le voilĂ sauvĂ©. Ce n'est encore rien mon pauvre neveu, reprit Grandet Ă haute voix sans savoir si Charles l'Ă©coutait, ce n'est rien, tu te consoleras; mais... - Jamais! jamais! mon pĂšre! mon pĂšre! - Il t'a ruinĂ©, tu es sans argent. - Qu'est-ce que cela me fait! OĂÂč est mon pĂšre, mon pĂšre? Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d'une horrible façon, et se rĂ©percutaient dans les Ă©chos. Les trois femmes, saisies de pitiĂ©, pleuraient les larmes sont aussi contagieuses que peut l'ĂÂȘtre le rire. Charles, sans Ă©couter son oncle, se sauva dans la cour, trouva l'escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer Ă son aise loin de ses parents. - Il faut laisser passer la premiĂšre averse, dit Grandet en rentrant dans la salle oĂÂč EugĂ©nie et sa mĂšre avaient brusquement repris leurs places, et travaillaient d'une main tremblante aprĂšs s'ĂÂȘtre essuyĂ© les yeux. Mais ce jeune homme n'est bon Ă rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent. EugĂ©nie frissonna en entendant son pĂšre s'exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. DĂšs ce moment, elle commença Ă juger son pĂšre. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, aprĂšs s'ĂÂȘtre graduellement affaiblie. - Pauvre jeune homme! dit madame Grandet. Fatale exclamation! Le pĂšre Grandet regarda sa femme, EugĂ©nie et le sucrier; il se souvint du dĂ©jeuner extraordinaire apprĂÂȘtĂ© pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle. - Ah! çà , j'espĂšre, dit-il avec son calme habituel, que vous n'allez pas continuer vos prodigalitĂ©s, madame Grandet. Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drĂÂŽle. - Ma mĂšre n'y est pour rien, dit EugĂ©nie. C'est moi qui... - Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier? Songe, EugĂ©nie... - Mon pĂšre, le fils de votre frĂšre ne devrait pas manquer chez vous de... - Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frĂšre par-ci, mon neveu par-lĂ . Charles ne nous est de rien, il n'a ni sou ni maille; son pĂšre a fait faillite; et, quand ce mirliflor aura pleurĂ© son soĂ»l, il dĂ©campera d'ici; je ne veux pas qu'il rĂ©volutionne ma maison. - Qu'est-ce que c'est, mon pĂšre, que de faire faillite? demanda EugĂ©nie. - Faire faillite, reprit le pĂšre, c'est commettre l'action la plus dĂ©shonorante entre toutes celles qui peuvent dĂ©shonorer l'homme. - Ce doit ĂÂȘtre un bien grand pĂ©chĂ©, dit madame Grandet, et notre frĂšre serait damnĂ©. - Allons, voilĂ tes litanies, dit-il Ă sa femme en haussant les Ă©paules. Faire faillite, EugĂ©nie, reprit-il, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donnĂ© leurs denrĂ©es Ă Guillaume Grandet sur sa rĂ©putation d'honneur et de probitĂ©, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est prĂ©fĂ©rable au banqueroutier celui-lĂ vous attaque, vous pouvez vous dĂ©fendre, il risque sa tĂÂȘte; mais l'autre... Enfin Charles est dĂ©shonorĂ©. Ces mots retentirent dans le coeur de la pauvre fille et y pesĂšrent de tout leur poids. Probe autant qu'une fleur nĂ©e au fond d'une forĂÂȘt est dĂ©licate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes elle accepta donc l'atroce explication que son pĂšre lui donnait Ă dessein de la faillite, sans lui faire connaĂtre la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculĂ©e. - Eh bien! mon pĂšre, vous n'avez donc pu empĂÂȘcher ce malheur? - Mon frĂšre ne m'a pas consultĂ©; d'ailleurs, il doit quatre millions. - Qu'est-ce que c'est donc qu'un million, mon pĂšre? demanda-t-elle avec la naĂÂŻvetĂ© d'un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu'il dĂ©sire. -Deux millions? dit Grandet, mais c'est deux millions de piĂšces de vingt sous, et il faut cinq piĂšces de vingt sous pour faire cinq francs. - Mon Dieu, mon Dieu! s'Ă©cria EugĂ©nie, comment mon oncle avait-il eu Ă lui quatre millions? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions? Le pĂšre Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater. - Mais que va devenir mon cousin Charles? - Il va partir pour les Grandes-Indes, oĂÂč, selon le voeu de son pĂšre, il tĂÂąchera de faire fortune. - Mais a-t-il de l'argent pour aller lĂ ? - Je lui paierai son voyage... jusqu'Ă ... oui, jusqu'Ă Nantes. EugĂ©nie sauta d'un bond au cou de son pĂšre. - Ah! mon pĂšre, vous ĂÂȘtes bon, vous! Elle l'embrassait de maniĂšre Ă rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu. - Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million? lui demanda-t-elle. - Dame! dit le tonnelier, tu sais ce que c'est qu'un napolĂ©on. Eh bien! il en faut cinquante mille pour faire un million. - Maman, nous dirons des neuvaines pour lui. - J'y pensais, rĂ©pondit la mĂšre. - C'est cela toujours dĂ©penser de l'argent, s'Ă©cria le pĂšre. Ah! çà , croyez-vous donc qu'il y ait des mille et des cent ici? En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaça de terreur EugĂ©nie et sa mĂšre. - Nanon, va voir lĂ -haut s'il ne se tue pas, dit Grandet. Ha! çà , reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille, que son mot avait rendues pĂÂąles, pas de bĂÂȘtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s'en vont aujourd'hui. Puis j'irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ça. Il partit. Quand Grandet eut tirĂ© la porte, EugĂ©nie et sa mĂšre respirĂšrent Ă leur aise. Avant cette matinĂ©e, jamais la fille n'avait senti de contrainte en prĂ©sence de son pĂšre; mais, depuis quelques heures, elle changeait Ă tous moments et de sentiments et d'idĂ©es. - Maman, combien de louis a-t-on d'une piĂšce de vin? -Ton pĂšre vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, Ă ce que j'ai entendu dire. - Quand il rĂ©colte quatorze cents piĂšces de vin... - Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait; ton pĂšre ne me dit jamais ses affaires. - Mais alors papa doit ĂÂȘtre riche. - Peut-ĂÂȘtre. Mais monsieur Cruchot m'a dit qu'il avait achetĂ© Froidfond il y a deux ans. ĂâĄa l'aura gĂÂȘnĂ©. EugĂ©nie, ne comprenant plus rien Ă la fortune de son pĂšre, en resta lĂ de ses calculs. - Il ne m'a tant seulement point vue, le mignon! dit Nanon en revenant. Il est Ă©tendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madeleine, que c'est une vraie bĂ©nĂ©diction ! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme? - Allons donc le consoler bien vite, maman; et, si l'on frappe, nous descendrons. Madame Grandet fut sans dĂ©fense contre les harmonies de la voix de sa fille. EugĂ©nie Ă©tait sublime, elle Ă©tait femme. Toutes deux, le coeur palpitant, montĂšrent Ă la chambre de Charles. La porte Ă©tait ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n'entendait rien. PlongĂ© dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulĂ©es. - Comme il aime son pĂšre! dit EugĂ©nie Ă voix basse. Il Ă©tait impossible de mĂ©connaĂtre dans l'accent de ces paroles les espĂ©rances d'un coeur Ă son insu passionnĂ©. Aussi madame Grandet jeta-t-elle Ă sa fille un regard empreint de maternitĂ©, puis tout bas Ă l'oreille " Prends garde, tu l'aimerais ", dit-elle. - L'aimer! reprit EugĂ©nie. Ah! si tu savais ce que mon pĂšre a dit! Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine. - J'ai perdu mon pĂšre, mon pauvre pĂšre! S'il m'avait confiĂ© le secret de son malheur, nous aurions travaillĂ© tous deux Ă le rĂ©parer. Mon Dieu! mon bon pĂšre! je comptais si bien le revoir que je l'ai, je crois, froidement embrassĂ©. Les sanglots lui coupĂšrent la parole. - Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. RĂ©signez-vous Ă la volontĂ© de Dieu. - Mon cousin, dit EugĂ©nie, prenez courage! Votre perte est irrĂ©parable ainsi songez maintenant Ă sauver votre honneur... Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l'esprit en toute chose, mĂÂȘme quand elle console, EugĂ©nie voulait tromper la douleur de son cousin en l'occupant de lui-mĂÂȘme. - Mon honneur?... cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s'assit sur son lit en se croisant les bras. - Ah! c'est vrai. Mon pĂšre, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri dĂ©chirant et se cacha le visage dans ses mains. - Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi! Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez Ă mon pĂšre, il a dĂ» bien souffrir. Il y avait quelque chose d'horriblement attachant Ă voir l'expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arriĂšre-pensĂ©e. C'Ă©tait une pudique douleur que les coeurs simples d'EugĂ©nie et de sa mĂšre comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l'abandonner Ă lui-mĂÂȘme. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places prĂšs de la croisĂ©e, et travaillĂšrent pendant une heure environ sans se dire un mot. EugĂ©nie avait aperçu, par le regard furtif qu'elle jeta sur le mĂ©nage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d'oeil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d'or. Cette Ă©chappĂ©e d'un luxe vu Ă travers la douleur lui rendit Charles encore plus intĂ©ressant, par contraste peut-ĂÂȘtre. Jamais un Ă©vĂ©nement si grave, jamais un spectacle si dramatique n'avait frappĂ© l'imagination de ces deux crĂ©atures incessamment plongĂ©es dans le calme et la solitude. - Maman, dit EugĂ©nie, nous porterons le deuil de mon oncle. - Ton pĂšre dĂ©cidera de cela, rĂ©pondit madame Grandet. Elles restĂšrent de nouveau silencieuses. EugĂ©nie tirait ses points avec une rĂ©gularitĂ© de mouvement qui eĂ»t dĂ©voilĂ© Ă un observateur les fĂ©condes pensĂ©es de sa mĂ©ditation. Le premier dĂ©sir de cette adorable fille Ă©tait de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au coeur de madame Grandet. - Qu'a donc ton pĂšre?- dit-elle Ă sa fille. Le vigneron entra joyeux. AprĂšs avoir ĂÂŽtĂ© ses gants, il se frotta les mains Ă s'en emporter la peau, si l'Ă©piderme n'en eĂ»t pas Ă©tĂ© tannĂ© comme du cuir de Russie, sauf l'odeur des mĂ©lĂšzes et de l'encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui Ă©chappa. - Ma femme, dit-il sans bĂ©gayer, je les ai tous attrapĂ©s. Notre vin est vendu! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promenĂ© sur la place, devant leur auberge, en ayant l'air de bĂÂȘtiser. Chose, que tu connais, est venu Ă moi. Les propriĂ©taires de tous les bons vignobles gardent leur rĂ©colte et veulent attendre, je ne les en ai pas empĂÂȘchĂ©s. Notre Belge Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©. J'ai vu cela. Affaire faite, il prend notre rĂ©colte Ă deux cents francs la piĂšce, moitiĂ© comptant. Je suis payĂ© en or. Les billets sont faits, voilĂ six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront. Ces derniers mots furent prononcĂ©s d'un ton calme, mais si profondĂ©ment ironique, que les gens de Saumur, groupĂ©s en ce moment sur la place, et ameutĂ©s par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frĂ©mi s'ils les eussent entendus. Une peur panique eĂ»t fait tomber les vins de cinquante pour cent. - Vous avez mille piĂšces cette annĂ©e, mon pĂšre? dit EugĂ©nie. - Oui, fifille. Ce mot Ă©tait l'expression superlative de la joie du vieux tonnelier. - Cela fait deux cent mille piĂšces de vingt sous. - Oui, mademoiselle Grandet. - Eh bien! mon pĂšre, vous pouvez facilement secourir Charles. L'Ă©tonnement, la colĂšre, la stupĂ©faction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-PharĂšs ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus Ă son neveu, le retrouvait logĂ© au coeur et dans les calculs de sa fille. - Ah! çà , depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d'acheter des dragĂ©es, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-lĂ . Je sais, Ă mon ĂÂąge, comment je dois me conduire, peut-ĂÂȘtre! D'ailleurs je n'ai de leçons Ă prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu'il sera convenable de faire, vous n'avez pas Ă y fourrer le nez. Quant Ă toi, EugĂ©nie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m'en parle plus, sinon je t'envoie Ă l'abbaye de Noyers avec Nanon voir si j'y suis; et pas plus tard que demain, si tu bronches. OĂÂč est-il donc, ce garçon, est-il descendu? - Non, mon ami, rĂ©pondit madame Grandet. - Eh bien! que fait-il donc? - Il pleure son pĂšre, rĂ©pondit EugĂ©nie. Grandet regarda sa fille sans trouver un mot Ă dire. Il Ă©tait un peu pĂšre, lui. AprĂšs avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement Ă son cabinet pour y mĂ©diter un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forĂÂȘts coupĂ©s Ă blanc lui avaient donnĂ© six cent mille francs; en joignant Ă cette somme l'argent de ses peupliers, ses revenus de l'annĂ©e derniĂšre et de l'annĂ©e courante, outre les deux cent mille francs du marchĂ© qu'il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent Ă gagner en peu de temps sur les rentes, qui Ă©taient Ă 70 francs, le tentaient. Il chiffra sa spĂ©culation sur le journal oĂÂč la mort de son frĂšre Ă©tait annoncĂ©e, en entendant, sans les Ă©couter, les gĂ©missements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maĂtre Ă descendre le dĂner Ă©tait servi. Sous la voĂ»te et Ă la derniĂšre marche de l'escalier, Grandet disait en lui-mĂÂȘme "Puisque je toucherai mes intĂ©rĂÂȘts Ă huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j'aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or". - Eh bien! oĂÂč donc est mon neveu? - Il dit qu'il ne veut pas manger, rĂ©pondit Nanon. Ca n'est pas sain. - Autant d'Ă©conomisĂ©, lui rĂ©pliqua son maĂtre. - Dame, voui, dit-elle. - Bah! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois. Le dĂner fut Ă©trangement silencieux. - Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut ĂÂŽtĂ©e, il faut que nous prenions le deuil. - En vĂ©ritĂ©, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dĂ©penser de l'argent. Le deuil est dans le coeur et non dans les habits. - Mais le deuil d'un frĂšre est indispensable, et l'Eglise nous ordonne de... - Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crĂÂȘpe, cela me suffira. EugĂ©nie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la premiĂšre fois dans sa vie, ses gĂ©nĂ©reux penchants endormis, comprimĂ©s, mais subitement Ă©veillĂ©s, Ă©taient Ă tout moment froissĂ©s. Cette soirĂ©e fut semblable en apparence Ă mille soirĂ©es de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. EugĂ©nie travailla sans lever la tĂÂȘte, et ne se servit point du nĂ©cessaire que Charles avait dĂ©daignĂ© la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abĂmĂ© dans des calculs dont les rĂ©sultats devaient, le lendemain, Ă©tonner Saumur. Personne ne vint ce jour-lĂ visiter la famille. En ce moment, la ville entiĂšre retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frĂšre et de l'arrivĂ©e de son neveu. Pour obĂ©ir au besoin de bavarder sur leurs intĂ©rĂÂȘts communs, tous les propriĂ©taires de vignobles des hautes et moyennes sociĂ©tĂ©s de Saumur Ă©taient chez monsieur des Grassins, oĂÂč se fulminĂšrent de terribles imprĂ©cations contre l'ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fĂt entendre sous les planchers grisĂÂątres de la salle. - Nous n'usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelĂ©es. - Ne faut rien user, rĂ©pondit Grandet en se rĂ©veillant de ses mĂ©ditations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, il voguait sur cette longue nappe d'or. - Couchons-nous. J'irai dire bonsoir Ă mon neveu pour tout le monde, et voir s'il veut prendre quelque chose. Madame Grandet resta sur le palier du premier Ă©tage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. EugĂ©nie, plus hardie que sa mĂšre, monta deux marches. - HĂ© bien! mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c'est naturel. Un pĂšre est un pĂšre. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m'occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin? Le vin ne coĂ»te rien Ă Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thĂ©. - Mais, dit Grandet en continuant, vous ĂÂȘtes sans lumiĂšre. Mauvais, mauvais! faut voir clair Ă ce que l'on fait. Grandet marcha vers la cheminĂ©e. - Tiens! s'Ă©cria-t-il, voilĂ de la bougie. OĂÂč diable a-t-on pĂÂȘchĂ© de la bougie? Les garces dĂ©moliraient le plancher de ma maison pour cuire des oeufs Ă ce garçon-lĂ . En entendant ces mots, la mĂšre et la fille rentrĂšrent dans leurs chambres et se fourrĂšrent dans leurs lits avec la cĂ©lĂ©ritĂ© de souris effrayĂ©es qui rentrent dans leurs trous. - Madame Grandet, vous avez donc un trĂ©sor? dit l'homme en entrant dans la chambre de sa femme. - Mon ami, je fais mes priĂšres, attendez, rĂ©pondit d'une voix altĂ©rĂ©e la pauvre mĂšre. - Que le diable emporte ton bon Dieu! rĂ©pliqua Grandet en grommelant. Les avares ne croient point Ă une vie Ă venir, le prĂ©sent est tout pour eux. Cette rĂ©flexion jette une horrible clartĂ© sur l'Ă©poque actuelle, oĂÂč, plus qu'en aucun autre temps, l'argent domine les lois, la politique et les moeurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire Ă miner la croyance d'une vie future sur laquelle l'Ă©difice social est appuyĂ© depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutĂ©e. L'avenir, qui nous attendait par delĂ le requiem, a Ă©tĂ© transposĂ© dans le prĂ©sent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pĂ©trifier son coeur et se macĂ©rer le corps en vue de possessions passagĂšres , comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens Ă©ternels, est la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale! pensĂ©e d'ailleurs Ă©crite partout, jusque dans les lois, qui demandent au lĂ©gislateur "Que payes-tu?" au lieu de lui dire "Que penses-tu?" Quand cette doctrine aura passĂ© de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays? - Madame Grandet, as-tu fini? dit le vieux tonnelier. - Mon ami, je prie pour toi. - TrĂšs bien! bonsoir. Demain matin, nous causerons. La pauvre femme s'endormit comme l'Ă©colier qui, n'ayant pas appris ses leçons, craint de trouver Ă son rĂ©veil le visage irritĂ© du maĂtre. Au moment oĂÂč, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, EugĂ©nie se coula prĂšs d'elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front. - Oh! bonne mĂšre, dit-elle, demain je lui dirai que c'est moi. - Non, il t'enverrait Ă Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas. - Entends-tu, maman? - Quoi? - HĂ© bien! il pleure toujours. Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide. Ainsi se passa la journĂ©e solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre hĂ©ritiĂšre dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu'il l'avait Ă©tĂ© jusqu'alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littĂ©rairement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu'on omet presque toujours de rĂ©pandre sur nos dĂ©terminations spontanĂ©es une sorte de lumiĂšre psychologique, en n'expliquant pas les raisons mystĂ©rieusement conçues qui les ont nĂ©cessitĂ©es? Peut-ĂÂȘtre la profonde passion d'EugĂ©nie devrait-elle ĂÂȘtre analysĂ©e dans ses fibrilles les plus dĂ©licates; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dĂ©nouements, que de mesurer la force des liens, des noeuds, des attaches qui soudent secrĂštement un fait Ă un autre dans l'ordre moral. Ici donc le passĂ© d'EugĂ©nie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie Ă la naĂÂŻvetĂ© de son irrĂ©flexion et Ă la soudainetĂ© des effusions de son ĂÂąme. Plus sa vie avait Ă©tĂ© tranquille, plus vivement la pitiĂ© fĂ©minine, le plus ingĂ©nieux des sentiments, se dĂ©ploya dans son ĂÂąme. Aussi, troublĂ©e par les Ă©vĂ©nements de la journĂ©e, s'Ă©veilla-t-elle, Ă plusieurs reprises, pour Ă©couter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au coeur tantĂÂŽt elle le voyait expirant de chagrin, tantĂÂŽt elle le rĂÂȘvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. AussitĂÂŽt elle se vĂÂȘtit, et accourut au petit jour, d'un pied lĂ©ger, auprĂšs de son cousin qui avait laissĂ© sa porte ouverte. La bougie avait brĂ»lĂ© dans la bobĂšche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillĂ©, assis dans un fauteuil, la tĂÂȘte renversĂ©e sur le lit; il rĂÂȘvait comme rĂÂȘvent les gens qui ont l'estomac vide. EugĂ©nie put pleurer Ă son aise; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbrĂ© par la douleur, ces yeux gonflĂ©s par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la prĂ©sence d'EugĂ©nie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie. - Pardon, ma cousine, dit-il, ne sachant Ă©videmment ni l'heure qu'il Ă©tait, ni le lieu oĂÂč il se trouvait. - Il y a des coeurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi. - Cela est vrai. - HĂ© bien! adieu. Elle se sauva, honteuse et heureuse d'ĂÂȘtre venue. L'innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. EugĂ©nie qui, prĂšs de son cousin, n'avait pas tremblĂ©, put Ă peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessĂ© tout Ă coup, elle raisonna, se fit mille reproches. "Quelle idĂ©e va-t-il prendre de moi? Il croira que je l'aime." C'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce qu'elle dĂ©sirait le plus de lui voir croire. L'amour franc a sa prescience et sait que l'amour excite l'amour. Quel Ă©vĂ©nement pour cette jeune fille solitaire, d'ĂÂȘtre ainsi entrĂ©e furtivement chez un jeune homme!N'y a-t-il pas des pensĂ©es, des actions qui, en amour, Ă©quivalent, pour certaines ĂÂąmes, Ă de saintes fiançailles! Une heure aprĂšs, elle entra chez sa mĂšre, et l'habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s'asseoir Ă leurs places devant la fenĂÂȘtre, et attendirent Grandet avec cette anxiĂ©tĂ© qui glace le coeur ou l'Ă©chauffe, le serre ou le dilate suivant les caractĂšres, alors que l'on redoute une scĂšne, une punition; sentiment d'ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l'Ă©prouvent au point de crier pour le faible mal d'une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descendit, mais il parla d'un air distrait Ă sa femme, embrassa EugĂ©nie, et se mit Ă table sans paraĂtre penser Ă ses menaces de la veille. - Que devient mon neveu? l'enfant n'est pas gĂÂȘnant. - Monsieur, il dort, rĂ©pondit Nanon. - Tant mieux, il n'a pas besoin de bougie, dit Grandet d'un ton goguenard. Cette clĂ©mence insolite, cette amĂšre gaietĂ© frappĂšrent madame Grandet, qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme... Ici peut-ĂÂȘtre est-il convenable de faire observer qu'en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, dĂ©jĂ souvent employĂ© pour dĂ©signer Grandet, est dĂ©cernĂ© aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitĂÂŽt qu'ils sont arrivĂ©s Ă un certain ĂÂąge. Ce titre ne prĂ©juge rien sur la mansuĂ©tude individuelle. Le bonhomme, donc, prit son chapeau, ses gants, et dit "je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot". - EugĂ©nie, ton pĂšre a dĂ©cidĂ©ment quelque chose. En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitiĂ© de ses nuits aux calculs prĂ©liminaires qui donnaient Ă ses vues, Ă ses observations, Ă ses plans, leur Ă©tonnante justesse et leur assuraient cette constante rĂ©ussite de laquelle s'Ă©merveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composĂ© de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l'avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalitĂ©. Il ne s'appuie que sur deux sentiments l'amour-propre et l'intĂ©rĂÂȘt; mais l'intĂ©rĂÂȘt Ă©tant en quelque sorte l'amour-propre solide et bien entendu, l'attestation continue d'une supĂ©rioritĂ© rĂ©elle, l'amour-propre et l'intĂ©rĂÂȘt sont deux parties d'un mĂÂȘme tout, l'Ă©goĂÂŻsme. De lĂ vient peut-ĂÂȘtre la prodigieuse curiositĂ© qu'excitent les avares habilement mis en scĂšne. Chacun tient par un fil Ă ces personnages qui s'attaquent Ă tous les sentiments humains, en les rĂ©sumant tous. OĂÂč est l'homme sans dĂ©sir, et quel dĂ©sir social se rĂ©soudra sans argent? Grandet avait bien rĂ©ellement quelque chose, suivant l'expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner lĂ©galement leurs Ă©cus. Imposer autrui, n'est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpĂ©tuellement le droit de mĂ©priser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dĂ©vorer? Oh! qui a bien compris l'agneau paisiblement couchĂ© aux pieds de Dieu, le plus touchant emblĂšme de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiĂ©es? Cet agneau, l'avare le laisse s'engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le mĂ©prise. La pĂÂąture des avares se compose d'argent et de dĂ©dain. Pendant la nuit, les idĂ©es du bonhomme avaient pris un autre cours de lĂ , sa clĂ©mence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pĂ©trir, les faire aller, venir, suer, espĂ©rer, pĂÂąlir; pour s'amuser d'eux, lui, ancien tonnelier, au fond de sa salle grise, en montant l'escalier vermoulude sa maison de Saumur. Son neveu l'avaitoccupĂ©. Il voulait sauver l'honneur de son frĂšre mort, sans qu'il en coĂ»tĂÂąt un sou ni Ă son neveu niĂ lui. Ses fonds allaient ĂÂȘtre placĂ©s pour trois ans, il n'avait plus qu'Ă gĂ©rer ses biens; il fallait donc un aliment Ă son activitĂ© malicieuse, etil l'avait trouvĂ© dans la faillite de son frĂšre. Ne se sentant rien entre les pattes Ă pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frĂšreĂ bon marchĂ©. L'honneur, de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volontĂ© doit ĂÂȘtre comparĂ©e au besoin qu'Ă©prouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n'ont pas d'enjeu. Et les Cruchot lui Ă©taient nĂ©cessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait dĂ©cidĂ© de les faire arriver chez lui, et d'y commencer cesoir mĂÂȘme la comĂ©die dont le plan venait d'ĂÂȘtre conçu, afin d'ĂÂȘtre le lendemain, sans qu'il lui en coĂ»tĂÂąt un denier, l'objet de l'admiration de sa ville. Promesses d'avare, serments d'amour En l'absence de son pĂšre, EugĂ©nie eut le bonheur de pouvoir s'occuper ouvertement de son bien-aimĂ© cousin, d'Ă©pancher sur lui sans crainte les trĂ©sors de sa pitiĂ©, l'une des sublimes supĂ©rioritĂ©s de la femme, la seule qu'elle veuille faire sentir, la seule qu'elle pardonne Ă l'homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, EugĂ©nie alla Ă©couter la respiration de son cousin; savoir s'il dormait, s'il se rĂ©veillait; puis, quand il se leva, la crĂšme, le cafĂ©, les oeufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du dĂ©jeuner, fut pour elle l'objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour Ă©couter le bruit que faisait son cousin. S'habillait-il? pleurait-il encore? Elle vint jusqu'Ă la porte. - Mon cousin? - Ma cousine. - Voulez-vous dĂ©jeuner dans la salle ou dans votre chambre? - OĂÂč vous voudrez. - Comment vous trouvez-vous? - Ma chĂšre cousine, j'ai honte d'avoir faim. Cette conversation Ă travers la porte Ă©tait pour EugĂ©nie tout un Ă©pisode de roman. - Eh bien! nous vous apporterons Ă dĂ©jeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon pĂšre. Elle descendit dans la cuisine avec la lĂ©gĂšretĂ© d'un oiseau. - Nanon, va donc faire sa chambre. Cet escalier si souvent montĂ©, descendu, oĂÂč retentissait le moindre bruit, semblait Ă EugĂ©nie avoir perdu son caractĂšre de vĂ©tustĂ©; elle le voyait lumineux, il parlait, il Ă©tait jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mĂšre, sa bonne et indulgente mĂšre, voulut bien se prĂÂȘter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allĂšrent toutes deux tenir compagnie au malheureux la charitĂ© chrĂ©tienne n'ordonnait-elle pas de le consoler? Ces deux femmes puisĂšrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs dĂ©portements. Charles Grandet se vit donc l'objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son coeur endolori sentit vivement la douceur de cette amitiĂ© veloutĂ©e, de cette exquise sympathie, que ces deux ĂÂąmes toujours contraintes surent dĂ©ployer en se trouvant libres un moment dans la rĂ©gion des souffrances, leur sphĂšre naturelle. AutorisĂ©e par la parentĂ©, EugĂ©nie se mit Ă ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportĂ©s, et put s'Ă©merveiller Ă son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d'argent, d'or travaillĂ© qui lui tombaient sous la main, et qu'elle tenait longtemps sous prĂ©texte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l'intĂ©rĂÂȘt gĂ©nĂ©reux que lui portaient sa tante et sa cousine, il connaissait assez la sociĂ©tĂ© de Paris pour savoir que dans sa position il n'y eĂ»t trouvĂ© que des coeurs indiffĂ©rents ou froids, EugĂ©nie lui apparut dans toute la splendeur de sa beautĂ© spĂ©ciale, et il admira dĂšs lors l'innocence de ces moeurs dont il se moquait la veille. Aussi, quand EugĂ©nie prit des mains de Nanon le bol de faĂÂŻence plein de cafĂ© Ă la crĂšme pour le servir Ă son cousin avec toute l'ingĂ©nuitĂ© du sentiment, en lui jetant un bon regard, les yeux du Parisien se mouillĂšrent-ils de larmes, il lui prit la main et la baisa. - HĂ© bien! qu'avez-vous encore? demanda-t-elle. - Oh! c'est des larmes de reconnaissance, rĂ©pondit-il. EugĂ©nie se tourna brusquement vers la cheminĂ©e pour prendre les flambeaux. - Nanon, tenez, emportez, dit-elle. Quand elle regarda son cousin, elle Ă©tait bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le coeur; mais leurs yeux exprimĂšrent un mĂÂȘme sentiment, comme leurs ĂÂąmes se fondirent dans une mĂÂȘme pensĂ©e l'avenir Ă©tait Ă eux. Cette douce Ă©motion fut d'autant plus dĂ©licieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu'elle Ă©tait moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes Ă leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l'escalier pour se trouver Ă l'ouvrage quand Grandet entra; s'il les eĂ»t rencontrĂ©es sous la voĂ»te, il n'en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupçons. AprĂšs le dĂ©jeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l'indemnitĂ© promise n'avait pas encore Ă©tĂ© donnĂ©e, arriva de Froidfond, d'oĂÂč il apportait un liĂšvre, des perdreaux tuĂ©s dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers. - Eh! eh! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marĂ©e en carĂÂȘme. Est-ce bon Ă manger, ça? - Oui, mon cher gĂ©nĂ©reux monsieur, c'est tuĂ© depuis deux jours. - Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dĂner; je rĂ©gale deux Cruchot. Nanon ouvrit des yeux bĂÂȘtes et regarda tout le monde. - Eh bien! dit-elle, oĂÂč que je trouverai du lard et des Ă©pices? - Ma femme, dit Grandet, donne six francs Ă Nanon, et fais-moi souvenir d'aller Ă la cave chercher du bon vin. - Eh bien donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait prĂ©parĂ© sa harangue afin de faire dĂ©cider la question de ses appointements, monsieur Grandet... - Ta, ta, ta, ta, dit Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressĂ© aujourd'hui. - Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il Ă madame Grandet. Il dĂ©campa. La pauvre femme fut trop heureuse d'acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, aprĂšs avoir ainsi repris, piĂšce Ă piĂšce, l'argent qu'il lui avait donnĂ©. - Tiens, Cornoiller, dit-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaĂtrons tes services. Cornoiller n'eut rien Ă dire. Il partit. - Madame, dit Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n'ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ça ira tout de mĂÂȘme. - Fais un bon dĂner, Nanon, mon cousin descendra, dit EugĂ©nie. - DĂ©cidĂ©ment il se passe ici quelque chose d'extraordinaire, dit madame Grandet. Voici la troisiĂšme fois que, depuis notre mariage, ton pĂšre donne Ă dĂner. Vers quatre heures, au moment oĂÂč EugĂ©nie et sa mĂšre avaient fini de mettre un couvert pour six personnes, et oĂÂč le maĂtre du logis avait montĂ© quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme Ă©tait pĂÂąle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grĂÂące. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait vĂ©ritablement, et le voile Ă©tendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intĂ©ressant qui plaĂt tant aux femmes. EugĂ©nie l'en aima bien davantage. Peut-ĂÂȘtre aussi le malheur l'avait-il rapprochĂ© d'elle. Charles n'Ă©tait plus ce riche et beau jeune homme placĂ© dans une sphĂšre inabordable pour elle; mais un parent plongĂ© dans une effroyable misĂšre. La misĂšre enfante l'Ă©galitĂ©. La femme a cela de commun avec l'ange que les ĂÂȘtres souffrants lui appartiennent. Charles et EugĂ©nie s'entendirent et se parlĂšrent des yeux seulement; car le pauvre dandy dĂ©chu, l'orphelin se mit dans un coin, s'y tint muet, calme et fier; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait Ă quitter ses tristes pensĂ©es, Ă s'Ă©lancer avec elle dans les champs de l'EspĂ©rance et de l'Avenir oĂÂč elle aimait Ă s'engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur Ă©tait plus Ă©mue du dĂner offert par Grandet aux Cruchot qu'elle ne l'avait Ă©tĂ© la veille par la vente de sa rĂ©colte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eĂ»t donnĂ© son dĂner dans la mĂÂȘme pensĂ©e qui coĂ»ta la queue au chien d'Alcibiade, il aurait Ă©tĂ© peut-ĂÂȘtre un grand homme; mais trop supĂ©rieur Ă une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientĂÂŽt la mort violente et la faillite probable du pĂšre de Charles, ils rĂ©solurent d'aller dĂšs le soir mĂÂȘme chez leur client, afin de prendre part Ă son malheur et lui donner des signes d'amitiĂ©, tout en s'informant des motifs qui pouvaient l'avoir dĂ©terminĂ© Ă inviter, en semblable occurrence, les Cruchot Ă dĂner. A cinq heures prĂ©cises, le prĂ©sident C. de Bonfons et son oncle le notaire arrivĂšrent endimanchĂ©s jusqu'aux dents. Les convives se mirent Ă table et commencĂšrent par manger notablement bien. Grandet Ă©tait grave, Charles silencieux, EugĂ©nie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dĂner fut un vĂ©ritable repas de condolĂ©ance. Quand on se leva de table, Charles dit Ă sa tante et Ă son oncle "Permettez-moi de me retirer. Je suis obligĂ© de m'occuper d'une longue et triste correspondance". - Faites, mon neveu. Lorsque, aprĂšs son dĂ©part, le bonhomme put prĂ©sumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait ĂÂȘtre plongĂ© dans ses Ă©critures, il regarda sournoisement sa femme. - Madame Grandet, ce que nous avons Ă dire serait du latin pour vous; il est sept heures et demie, vous devriez aller vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille. Il embrassa EugĂ©nie, et les deux femmes sortirent. LĂ commença la scĂšne oĂÂč le pĂšre Grandet, plus qu'en aucun autre moment de sa vie, employa l'adresse qu'il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eĂ»t portĂ© son ambition plus haut, si d'heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphĂšres supĂ©rieures de la sociĂ©tĂ©, l'eussent envoyĂ© dans les congrĂšs oĂÂč se traitaient les affaires des nations, et qu'il s'y fĂ»t servi du gĂ©nie dont l'avait dotĂ© son intĂ©rĂÂȘt personnel, nul doute qu'il n'y eĂ»t Ă©tĂ© glorieusement utile Ă la France. NĂ©anmoins, peut-ĂÂȘtre aussi serait-il Ă©galement probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n'aurait fait qu'une pauvre figure. Peut-ĂÂȘtre en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n'engendrent plus transplantĂ©s hors des climats oĂÂč ils naissent. - Mon... on... on... on ... sieur le prĂ©... prĂ©... prĂ©... prĂ©sident, vouoouous di ... di... di... disiiieeez que la faaaaiiillite... Le bredouillement affectĂ© depuis si longtemps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la surditĂ© dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu'en Ă©coutant le vigneron ils grimaçaient Ă leur insu, en faisant des efforts comme s'ils voulaient achever les mots dans lesquels il s'empĂÂȘtrait Ă plaisir. Ici, peut-ĂÂȘtre, devient-il nĂ©cessaire de donner l'histoire du bĂ©gayement et de la surditĂ© de Grandet. Personne, dans l'Anjou, n'entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français angevin que le rusĂ© vigneron. Jadis, malgrĂ© toute sa finesse, il avait Ă©tĂ© dupĂ© par un IsraĂ©lite qui, dans la discussion, appliquait sa main Ă son oreille en guise de cornet, sous prĂ©texte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanitĂ©, se crut obligĂ© de suggĂ©rer Ă ce malin Juif les mots et les idĂ©es que paraissait chercher le juif, d'achever lui-mĂÂȘme les raisonnements dudit Juif, de parler comme devait parler le damnĂ© Juif, d'ĂÂȘtre enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marchĂ© dont il ait eu Ă se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s'il y perdit pĂ©cuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bĂ©nir le juif qui lui avait appris l'art d'impatienter son adversaire commercial; et, en l'occupant Ă exprimer sa pensĂ©e, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n'exigea, plus que celle dont il s'agissait, l'emploi de la surditĂ©, du bredouillement, et des ambages incomprĂ©hensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idĂ©es. D'abord, il ne voulait pas endosser la responsabilitĂ© de ses idĂ©es; puis, il voulait rester maĂtre de sa parole, et laisser en doute ses vĂ©ritables intentions. - Monsieur de Bon... Bon... Bonfons... Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le prĂ©sident put se croire choisi pour gendre par l'artificieux bonhomme. - Vooouous di... di... di... disiez donc que les faiiiillites peu... peu... peu... peuvent, dandans ce...ertains cas, ĂÂȘtre empĂÂȘ... pĂÂȘ... pĂÂȘ... chĂ©es pa... par... - Par les tribunaux de commerce eux-mĂÂȘmes. Cela se voit tous les jours, dit monsieur C. de Bonfons, enfourchant l'idĂ©e du pĂšre Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Ecoutez? - J'Ă©coucoute, rĂ©pondit humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d'un enfant qui rit intĂ©rieurement de son professeur tout en paraissant lui prĂÂȘter la plus grande attention. - Quand un homme considĂ©rable et considĂ©rĂ©, comme l'Ă©tait, par exemple, dĂ©funt monsieur votre frĂšre Ă Paris... - Mon... on frĂšre, oui. - Est menacĂ© d'une dĂ©confiture. - ĂâĄaaaa s'aappelle dĂ©... dĂ©... dĂ©confiture? - Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable suivez bien, a la facultĂ©, par un jugement, de nommer, Ă sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n'est pas faire faillite, comprenez-vous? En faisant faillite, un homme est dĂ©shonorĂ©; mais en liquidant, il reste honnĂÂȘte homme. - C'est bien di... di... di... diffĂ©rent, si çaĂÂąĂÂąĂÂą ne coĂ»... ou... ou... ou... oĂ»te pas... pas... pas plus cher, dit Grandet. - Mais une liquidation peut encore se faire, mĂÂȘme sans le secours du tribunal de commerce. Car, dit le prĂ©sident en humant sa prise de tabac, comment se dĂ©clare une faillite? - Oui, je n'y ai jamais pen... pen... pen... pensĂ©, rĂ©pondit Grandet. - PremiĂšrement, reprit le magistrat, par le dĂ©pĂÂŽt du bilan au greffe du tribunal, que fait le nĂ©gociant lui-mĂÂȘme ou son fondĂ© de pouvoirs, dĂ»ment enregistrĂ©. DeuxiĂšmement, Ă la requĂÂȘte des crĂ©anciers. Or, si le nĂ©gociant ne dĂ©pose pas de bilan, si aucun crĂ©ancier ne requiert du tribunal un jugement qui dĂ©clare le susdit nĂ©gociant en faillite, qu'arriverait-il? - Oui... i... i..., voy... voy... ons. - Alors la famille du dĂ©cĂ©dĂ©, ses reprĂ©sentants, son hoirie; ou le nĂ©gociant, s'il n'est pas mort; ou ses amis, s'il est cachĂ©, liquident. Peut-ĂÂȘtre voulez-vous liquider les affaires de votre frĂšre? demanda le prĂ©sident. - Ah! Grandet, s'Ă©cria le notaire, ce serait bien. Il y a de l'honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c'est votre nom, vous seriez un homme... - Sublime, dit le prĂ©sident en interrompant son oncle. - Ceertainement, rĂ©pliqua le vieux vigneron, mon, mon fffr, fre, frĂšre se no, no, no noommait Grandet tou... out comme moi. CĂ©, cĂ©, c'es, c'est sĂ»r et certain. Je, je, je ne, ne dis pa, pas non. Et, et, et, cette li, li, li liquidation pou, pou, pourrait dans tooous llles cas, ĂÂȘtre sooous tous llles ra, ra, rapports trĂšs avanvantatageuse aux in, in, in, intĂ©rĂÂȘts de mon ne, ne, neveu, que j'ai, j'ai, j'aime. Mais faut voir. Je ne co, co, co, connais pas llles malinsde Paris. Je... suis Ă Sau, au, aumur, moi, voyez-vous! Mes prooovins! mes fooossĂ©s, et en, enfin, j'ai mes aaaffaires. Je n'ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu'est-ce qu'un billet? J'en, j'en, j'en ai beau, beaucoup reçu, je n'en ai jamais si, si, signĂ©. ĂâĄa, aaa se ssse touche, çà s'essscooompte. VoilllĂ tooout ce qu, qu, que je sais. J'ai en, en, en, entendu di, di, dire qu'onooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi... - Oui, dit le prĂ©sident. L'on peut acquĂ©rir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous? Grandet se fit un cornet de sa main, l'appliqua sur son oreille, et le prĂ©sident lui rĂ©pĂ©ta sa phrase. - Mais, rĂ©pondit le vigneron, il y a ddddonc Ă boire et Ă manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, Ă mon ĂÂąĂÂąĂÂąge, de toooutes ce, ce, ces choooses-lĂ . Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve veiller au grain. Le grain s'aama, masse, et c'e, c'e, c'est aaavec le grain qu'on pai, paie. Aavant tout, faut ve, ve, veiller aux, aux rĂ©, rĂ©, rĂ©coltes. J'ai des aaaffaires ma, ma, majeures Ă Froidfond et des intĂ©, tĂ©, tĂ©ressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma maison pooour des em, em, embrrrrououillllami gentesde, de, de tooous les di, diaĂÂąblles, oĂÂč je ne cooompre, prends rien. Voous dites que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrĂÂȘter la dĂ©claration de faillite, ĂÂȘtre Ă Paris. On ne peut pas se trooou, ouver Ă la fois en, en, en deux endroits, Ă moins d'ĂÂȘtre pe, pe, pe, petit oiseau ... Et... - Et je vous entends, s'Ă©cria le notaire. Eh bien! mon vieil ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dĂ©vouement pour vous. - Allons donc, pensait en lui-mĂÂȘme le vigneron, dĂ©cidez-vous donc! - Et si quelqu'un partait pour Paris, y cherchait le plus fort crĂ©ancier de votre frĂšre Guillaume, lui disait... - Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi? Quelque, que cho, chooo, chose co, co, comme ça "Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det de Saumur par lĂ . Il aime son frĂšre, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de trĂšs bonnes intentions. Il a bien vendu sa rĂ©, rĂ©, rĂ©colte. Ne dĂ©clarez pas la fa, fa, fĂÂą, fĂÂą, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, éé, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu'en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le nĂ©, nĂ©, nez..." Hein! pas vrai? - Juste! dit le prĂ©sident. - Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir avant de se dĂ©, dĂ©cider. Qui ne, ne, ne peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonĂ©nĂ© reuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaĂtre les ressources et les charges, Hein! pas vrai? - Certainement, dit le prĂ©sident. Je suis d'avis, moi, qu'en quelques mois de temps, l'on pourra racheter les crĂ©ances pour une somme de, et payer intĂ©gralement par arrangement. Ha! ha! l'on mĂšne les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n'y a pas eu de dĂ©claration de faillite et que vous tenez les titres de crĂ©ances, vous devenez blanc comme neige. - Comme nĂ©, nĂ©, neige, rĂ©pĂ©ta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la nĂ©, nĂ©, neige. - Mais, cria le prĂ©sident, Ă©coutez-moi donc, alors. - J'Ă©, j'Ă©, j'Ă©coute. - Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une dĂ©duction du principe de JĂ©rĂ©mie Bentham sur l'usure. Ce publiciste a prouvĂ© que le prĂ©jugĂ© qui frappait de rĂ©probation les usuriers Ă©tait une sottise. - Ouais! fit le bonhomme. - Attendu qu'en principe, selon Bentham, l'argent est une marchandise, et que ce qui reprĂ©sente l'argent devient Ă©galement marchandise, reprit le prĂ©sident; attendu qu'il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui rĂ©gissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu'elle est chĂšre ou tombe Ă rien, le tribunal ordonne... tiens! que je suis bĂÂȘte, pardon, je suis d'avis que vous pourrez racheter votre frĂšre pour vingt-cinq du cent. - Vooous le no, no, no, nommez JĂ©, JĂ©, JĂ©, JĂ©rĂ©mie Ben... - Bentham, un Anglais. - Ce JĂ©rĂ©mie-lĂ nous fera Ă©viter bien des lamentations dans les affaires, dit le notaire en riant. - Ces Anglais ont quĂ©, quĂ©, quelque fois du bon, on sens, dit Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frĂšre... va, va, va, va, valent... ne valent pas. Si. Je, je, je dis bien, n'est-ce pas? Cela me paraĂt clair... Les crĂ©anciers seraient... Non, ne seraient pas. Je m'een, entends. - Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le prĂ©sident. En Droit, si vous possĂ©dez les titres de toutes les crĂ©ances dues par la maison Grandet, votre frĂšre ou ses hoirs ne doivent rien Ă personne. Bien. - Bien, rĂ©pĂ©ta le bonhomme. - En Ă©quitĂ©, si les effets de votre frĂšre se nĂ©gocient nĂ©gocient, entendez-vous bien ce terme? sur la place Ă tant pour cent de perte; si l'un de vos amis a passĂ© par lĂ ; s'il les a rachetĂ©s, les crĂ©anciers n'ayant Ă©tĂ© contraints par aucune violence Ă les donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte. - C'est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. Cela pooooosĂ©... Mais, nĂ©anmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c'est di, di, di, difficile. Je, je, je n'ai pas d'aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni... - Oui, vous ne pouvez pas vous dĂ©ranger. HĂ© bien! je vous offre d'aller Ă Paris vous me tiendriez compte du voyage, c'est une misĂšre. J'y vois les crĂ©anciers, je leur parle, j'atermoie, et tout s'arrange avec un supplĂ©ment de payement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de crĂ©ances. - Mais nooouous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m'en, en, en, engager sans, sans que... Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooous comprenez? - Cela est juste. - J'ai la tĂÂȘte ca, ca, cassĂ©e de ce que, que vooous, vous m'a, a, a, avez dĂ©, dĂ©, dĂ©cliquĂ© lĂ . VoilĂ , la, la, la premiĂšre fois de ma vie que je, je suis fooorcĂ© de son, songer Ă de... - Oui, vous n'ĂÂȘtes pas jurisconsulte. - Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vous venez de dire; il fau fau, faut que j'Ă©, j'Ă©, j'Ă©tudie çççĂÂą. - HĂ© bien! reprit le prĂ©sident en se posant comme pour rĂ©sumer la discussion. - Mon neveu?... fit le notaire d'un ton de reproche en l'interrompant. - HĂ© bien, mon oncle, rĂ©pondit le prĂ©sident. - Laisse donc monsieur Grandet t'expliquer ses intentions. Il s'agit en ce moment d'un mandat important. Notre cher ami doit le dĂ©finir congrĂ»m... Un coup de marteau qui annonça l'arrivĂ©e de la famille des Grassins, leur entrĂ©e et leurs salutations empĂÂȘchĂšrent Cruchot d'achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption; dĂ©jĂ Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intĂ©rieur. Mais d'abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable Ă un prĂ©sident de tribunal de premiĂšre instance d'aller Ă Paris pour y faire capituler des crĂ©anciers et y prĂÂȘter les mains Ă un tripotage qui, froissait les lois de la stricte probitĂ©; puis, n'ayant pas encore entendu le pĂšre Grandet exprimant la moindre vellĂ©itĂ© de payer quoi que ce fĂ»t, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagĂ© dans cette affaire. Il profita donc du moment oĂÂč les des Grassins entraient pour prendre le prĂ©sident par le bras et l'attirer dans l'embrasure de la fenĂÂȘtre. - Tu t'es bien suffisamment montrĂ©, mon neveu; mais assez de dĂ©vouement comme ça. L'envie d'avoir la fille t'aveugle. Diable! il n'y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement Ă la manoeuvre. Est-ce bien ton rĂÂŽle de compromettre ta dignitĂ© de magistrat dans une pareille... Il n'acheva pas; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main "Grandet, nous avons appris l'affreux malheur arrivĂ© dans votre famille, le dĂ©sastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frĂšre; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons Ă ce triste Ă©vĂ©nement". - Il n'y a d'autre malheur, dit le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tuĂ© s'il avait eu l'idĂ©e d'appeler son frĂšre Ă son secours. Notre vieil ami, qui a de l'honneur jusqu'au bout des ongles, compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le prĂ©sident, pour lui Ă©viter les tracas d'une affaire toute judiciaire, lui offre de partir sur-le-champ pour Paris, afin de transiger avec les crĂ©anciers et les satisfaire convenablement. Ces paroles, confirmĂ©es par l'attitude du vigneron, qui se caressait le menton, surprirent Ă©trangement les trois des Grassins, qui pendant le chemin avaient mĂ©dit tout Ă loisir de l'avarice de Grandet en l'accusant presque d'un fratricide. - Ah! je le savais bien, s'Ă©cria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins? Grandet a de l'honneur jusqu'au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reçoive la plus lĂ©gĂšre atteinte! L'argent sans l'honneur est une maladie. Il y a de l'honneur dans nos provinces! Cela est bien, trĂšs bien, Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas dĂ©guiser ma pensĂ©e; je la dis rudement cela est, mille tonnerres! sublime. - Aaalors llle su... su... sub... sublime est bi... bi... bien cher, rĂ©pondit le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main. - Mais ceci, mon brave Grandet, n'en dĂ©plaise Ă monsieur le prĂ©sident, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un nĂ©gociant consommĂ©. Ne faut-il pas se connaĂtre aux comptes de retour, dĂ©bours, calculs d'intĂ©rĂÂȘts? Je dois aller Ă Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de... - Nous verrions donc Ă tĂÂą... tĂÂą... tĂÂącher de nous aaaarranger tou... tous deux dans les po ... po... po... possibilitĂ©s relatives et sans m'en... m'en... m'engager Ă quelque chose que je... je... je... ne vooou... oudrais pas faire, dit Grandet en bĂ©gayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le prĂ©sident me demandait naturellement les frais du voyage. Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots. - Eh! dit madame des Grassins, mais c'est un plaisir que d'ĂÂȘtre Ă Paris. Je payerais volontiers pour y aller, moi. Et elle fit un signe Ă son mari comme pour l'encourager Ă souffler cette commission Ă leurs adversaires coĂ»te que coĂ»te; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l'attira dans un coin. - J'aurais bien plus de confiance en vous que dans le prĂ©sident, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente; j'ai quelques milliers de francs de rente Ă faire acheter, et je ne veux placer qu'Ă quatre-vingts francs. Cette mĂ©canique baisse, dit-on, Ă la fin des mois. Vous vous connaissez à ça, pas vrai? - Pardieu! Eh bien! j'aurais donc quelques mille livres de rente Ă lever pour vous? - Pas grand'chose pour commencer. Motus! Je veux jouer ce jeu-lĂ sans qu'on en sache rien. Vous me concluriez un marchĂ© pour la fin du mois; mais n'en dites rien aux Cruchot, ça les taquinerait. Puisque vous allez Ă Paris, nous y verrons en mĂÂȘme temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts. - VoilĂ qui est entendu. Je partirai demain en poste, dit Ă haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos derniĂšres instructions Ă ... Ă quelle heure? - A cinq heures, avant le dĂner, dit le vigneron en se frottant les mains. Les deux partis restĂšrent encore quelques instants en prĂ©sence. Des Grassins dit aprĂšs une pause en frappant sur l'Ă©paule de Grandet "Il fait bon avoir de bons parents comme ça..." - Oui, oui, sans que ça paraisse, rĂ©pondit Grandet, je suis un bon pa... parent. J'aimais mon frĂšre, et je le prouverai bien si si ça ne ne coĂ»te pas... - Nous allons vous quitter, Grandet, lui dit le banquier en l'interrompant heureusement avant qu'il achevĂÂąt sa phrase. Si j'avance mon dĂ©part, il faut mettre en ordre quelques affaires. - Bien, bien. Moi-mĂÂȘme, raa... apport Ă ce que vou-vous savez, je je vais me rereretirer dans ma cham... ambre des dĂ©dĂ©libĂ©rations, comme dit le prĂ©sident Cruchot. - Peste! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l'expression de celle d'un juge ennuyĂ© par une plaidoirie. Les chefs des deux familles rivales s'en allĂšrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus Ă la trahison dont s'Ă©tait rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondĂšrent mutuellement, mais en vain, pour connaĂtre ce qu'ils pensaient sur les intentions rĂ©elles du bonhomme en cette nouvelle affaire. - Venez-vous chez madame d'Orsonval avec nous? dit des Grassins au notaire. - Nous irons plus tard, rĂ©pondit le prĂ©sident. Si mon oncle le permet, j'ai promis Ă mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d'abord. - Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent Ă quelques pas des deux Cruchot, Adolphe dit Ă son pĂšre "Ils fument joliment, hein?" - Tais-toi donc, mon fils, lui rĂ©pliqua sa mĂšre, ilspeuvent encore nous entendre. D'ailleurs, ce que tu dis n'est pas de bon goĂ»t et sent l'Ecole de Droit. - Eh bien! mon oncle, s'Ă©cria le magistrat quand il vit les des Grassins Ă©loignĂ©s, j'ai commencĂ© par ĂÂȘtre le prĂ©sident de Bonfons, et j'ai fini par ĂÂȘtre tout simplement un Cruchot. - J'ai bien vu que ça te contrariait; mais le vent Ă©tait aux des Grassins. Es-tu bĂÂȘte, avec tout ton esprit?...Laisse-les s'embarquer sur un nous verronsdu pĂšre Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit EugĂ©nie n'en sera pas moins ta femme. En quelques instants la nouvelle de la magnanime rĂ©solution de Grandet se rĂ©pandit dans trois maisons Ă la fois, et il ne fut plus question dans toute la ville que de ce dĂ©vouement fraternel. Chacun pardonnait Ă Grandet sa vente faite au mĂ©pris de la foi jurĂ©e entre les propriĂ©taires, en admirant son honneur, en vantant une gĂ©nĂ©rositĂ© dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractĂšre français de s'enthousiasmer, de se colĂ©rer, de se passionner pour le mĂ©tĂ©ore du moment, pour les bĂÂątons flottants de l'actualitĂ©. Les ĂÂȘtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mĂ©moire? Quand le pĂšre Grandet eut fermĂ© sa porte, il appela Nanon. - Ne lĂÂąche pas le chien et ne dors pas, nous avons Ă travailler ensemble. A onze heures, Cornoiller doit se trouver Ă ma porte avec le berlingot de Froidfond. Ecoute-le venir afin de l'empĂÂȘcher de cogner, et dis-lui d'entrer tout bellement. Les lois de police dĂ©fendent le tapage nocturne. D'ailleurs le quartier n'a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route. Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, oĂÂč Nanon l'entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec prĂ©caution. Il ne voulait Ă©videmment rĂ©veiller ni sa femme, ni sa fille, et surtout ne point exciter l'attention de son neveu, qu'il avait commencĂ© par maudire en apercevant de la lumiĂšre dans sa chambre. Au milieu de la nuit, EugĂ©nie, prĂ©occupĂ©e de son cousin, crut avoir entendu la plainte d'un mourant, et pour elle ce mourant Ă©tait Charles elle l'avait quittĂ© si pĂÂąle, si dĂ©sespĂ©rĂ©! peut-ĂÂȘtre s'Ă©tait-il tuĂ©. Soudain elle s'enveloppa d'une coiffe, espĂšce de pelisse Ă capuchon, et voulut sortir. D'abord une vive lumiĂšre qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu; puis elle se rassura bientĂÂŽt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mĂÂȘlĂ©e au hennissement de plusieurs chevaux. - Mon pĂšre enlĂšverait-il mon cousin?, se dit-elle en entr'ouvrant sa porte avec assez de prĂ©caution pour l'empĂÂȘcher de crier, mais de maniĂšre Ă voir ce qui se passait dans le corridor. Tout Ă coup son oeil rencontra celui de son pĂšre, dont le regard, quelque vague et insouciant qu'il fĂ»t, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon Ă©taient accouplĂ©s par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur Ă©paule droite et soutenait un cĂÂąble auquel Ă©tait attachĂ© un barillet semblable Ă ceux que le pĂšre Grandet s'amusait Ă faire dans son fournil Ă ses moments perdus. - Sainte Vierge! monsieur, ça pĂšse-t-il dit Ă voix basse la Nanon. - Quel malheur que ce ne soit que des gros sous! rĂ©pondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier. Cette scĂšne Ă©tait Ă©clairĂ©e par une seule chandelle placĂ©e entre deux barreaux de la rampe. - Cornoiller, dit Grandet Ă son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets? - Non, monsieur. PardĂ©! quoi qu'il y a donc Ă craindre pour vos gros sous?... - Oh! rien, dit le pĂšre Grandet. - D'ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux. - Bien, bien. Tu ne leur as pas dit oĂÂč j'allais? - Je ne le savais point. - Bien. La voiture est solide? - ĂâĄa, notre maĂtre? Ha ben, ça porterait trois mille. Qu'est-ce que ça pĂšse donc vos mĂ©chants barils? - Tiens, dit Nanon! je le savons bien! Y a ben prĂšs de dix-huit cents. - Veux-tu te taire. Nanon! Tu diras Ă ma femme que je suis allĂ© Ă la campagne. Je serai revenu pour dĂner. Va bon train, Cornoiller, faut ĂÂȘtre Ă Angers avant neuf heures. La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lĂÂącha le chien, se coucha l'Ă©paule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupçonna ni le dĂ©part de Grandet ni l'objet de son voyage. La discrĂ©tion du bonhomme Ă©tait complĂšte. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d'or. AprĂšs avoir appris dans la matinĂ©e par les causeries du port que l'or avait doublĂ© de prix par suite de nombreux armements entrepris Ă Nantes, et que des spĂ©culateurs Ă©taient arrivĂ©s Ă Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait Ă ses fermiers, se mit en mesure d'aller y vendre le sien et d'en rapporter en valeurs du receveur-gĂ©nĂ©ral sur le trĂ©sor la somme nĂ©cessaire Ă l'achat de ses rentes aprĂšs l'avoir grossie de l'agio. - Mon pĂšre s'en va, dit EugĂ©nie qui du haut de l'escalier avait tout entendu. Le silence Ă©tait rĂ©tabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrĂ©s, ne retentissait dĂ©jĂ plus dans Saumur endormi. En ce moment, EugĂ©nie entendit en son coeur, avant de l'Ă©couter par l'oreille, une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d'un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. - Il souffre, dit-elle en grimpant deux marches. Un second gĂ©missement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte Ă©tait entr'ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tĂÂȘte penchĂ©e en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissĂ© tomber la plume et touchait presque Ă terre. La respiration saccadĂ©e que nĂ©cessitait la posture du jeune homme effraya soudain EugĂ©nie, qui entra promptement. - Il doit ĂÂȘtre bien fatiguĂ©, se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetĂ©es, elle en lut les adresses A messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers. - A monsieur Buisson, tailleur, etc. - Il a sans doute arrangĂ© toutes ses affaires pour pouvoir bientĂÂŽt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombĂšrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commençaient une "Ma chĂšre Annette..." lui causĂšrent un Ă©blouissement. Son coeur palpita, ses pieds se clouĂšrent sur le carreau. Sa chĂšre Annette, il aime, il est aimĂ©! Plus d'espoir! Que lui dit-il? Ces idĂ©es lui traversĂšrent la tĂÂȘte et le coeur. Elle lisait ces mots partout, mĂÂȘme sur les carreaux en traits de flammes. - DĂ©jĂ renoncer Ă lui! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m'en aller. Si je la lisais, cependant? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tĂÂȘte, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, mĂÂȘme en dormant, connaĂt encore sa mĂšre et reçoit, sans s'Ă©veiller, ses soins et ses baisers. Comme une mĂšre, EugĂ©nie releva la main pendante, et, comme une mĂšre, elle baisa doucement les cheveux. "ChĂšre Annette!" Un dĂ©mon lui criait ces deux mots aux oreilles. - Je sais que je fais peut-ĂÂȘtre mal, mais je lirai la lettre, dit-elle. EugĂ©nie dĂ©tourna la tĂÂȘte, car sa noble probitĂ© gronda. Pour la premiĂšre fois de sa vie, le bien et le mal Ă©taient en prĂ©sence dans son coeur. Jusque-lĂ elle n'avait eu Ă rougir d'aucune action. La passion, la curiositĂ© l'emportĂšrent. A chaque phrase, son coeur se gonfla davantage et l'ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui rendit encore plus friands les plaisirs du premier amour. "Ma chĂšre Annette, rien ne devait nous sĂ©parer, si ce n'est le malheur qui m'accable et qu'aucune prudence humaine n'aurait su prĂ©voir. Mon pĂšre s'est tuĂ©, sa fortune et la mienne sont entiĂšrement perdues. Je suis orphelin Ă un ĂÂąge oĂÂč, par la nature de mon Ă©ducation, je puis passer pour un enfant; et je dois nĂ©anmoins me relever homme de l'abĂme oĂÂč je suis tombĂ©. Je viens d'employer une partie de cette nuit Ă faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnĂÂȘte homme, et ce n'est pas un doute, je n'ai pas cent francs Ă moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en AmĂ©rique. Oui, ma pauvre Anna, j'irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sĂ»re et prompte, m'a-t-on dit. Quant Ă rester Ă Paris, je ne saurais. Ni mon ĂÂąme ni mon visage ne sont faits Ă supporter les affronts, la froideur, le dĂ©dain qui attendent l'homme ruinĂ©, le fils du failli! Bon Dieu! devoir deux millions?... J'y serais tuĂ© en duel dans la premiĂšre semaine. Aussi n'y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dĂ©vouĂ© qui jamais ait ennobli le coeur d'un homme, ne saurait m'y attirer. HĂ©las! ma bien-aimĂ©e, je n'ai point assez d'argent pour aller lĂ oĂÂč tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser oĂÂč je puiserais la force nĂ©cessaire Ă mon entreprise." - Pauvre Charles, j'ai bien fait de lire! J'ai de l'or, je le lui donnerai, dit EugĂ©nie. Elle reprit sa lecture aprĂšs avoir essuyĂ© ses pleurs. "Je n'avais point encore songĂ© aux malheurs de la misĂšre. Si j'ai les cent louis indispensables au passage, je n'aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n'aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaĂtrai ce qui me restera d'argent qu'aprĂšs le rĂšglement de mes dettes Ă Paris. Si je n'ai rien, j'irai tranquillement Ă Nantes, je m'y embarquerai simple matelot, et je commencerai lĂ -bas comme ont commencĂ© les hommes d'Ă©nergie qui, jeunes, n'avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j'ai froidement envisagĂ© mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi, choyĂ© par une mĂšre qui m'adorait, chĂ©ri par le meilleur des pĂšres, et qui, Ă mon dĂ©but dans le monde, ai rencontrĂ© l'amour d'une Anna! Je n'ai connu que les fleurs de la vie ce bonheur ne pouvait pas durer . J'ai nĂ©anmoins, ma chĂšre Annette, plus de courage qu'il n'Ă©tait permis Ă un insouciant jeune homme d'en avoir, surtout Ă un jeune homme habituĂ© aux cajoleries de la plus dĂ©licieuse femme de Paris, bercĂ© dans les joies de la famille, Ă qui tout souriait au logis, et dont les dĂ©sirs Ă©taient des lois pour un pĂšre... Oh! mon pĂšre, Annette, il est mort... Eh bien, j'ai rĂ©flĂ©chi Ă ma position, j'ai rĂ©flĂ©chi Ă la tienne aussi. J'ai bien vieilli en vingt-quatre heures. ChĂšre Anna, si, pour me garder prĂšs de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge Ă l'OpĂ©ra, nous n'arriverions pas encore au chiffre des dĂ©penses nĂ©cessaires Ă ma vie dissipĂ©e; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd'hui pour toujours." - Il la quitte, Sainte Vierge! Oh! bonheur!... EugĂ©nie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur; mais, heureusement pour elle, il ne s'Ă©veilla pas. Elle reprit "Quand reviendrai-je? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un EuropĂ©en, et surtout un EuropĂ©en qui travaille. Mettons-nous Ă dix ans d'ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-ĂÂȘtre davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles; sachons en profiter. Garde au fond de ton ĂÂąme comme je le garderai moi-mĂÂȘme le souvenir de ces quatre annĂ©es de bonheur, et sois fidĂšle, si tu peux, Ă ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l'exiger, parce que, vois-tu, ma chĂšre Annette, je dois me conformer Ă ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nĂ©cessitĂ©s de ma nouvelle existence; et je t'avouerai que j'ai trouvĂ© ici, Ă Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les maniĂšres, la figure, l'esprit et le coeur te plairaient, et qui, en outre, me paraĂt avoir..." - Il devait ĂÂȘtre bien fatiguĂ©, pour avoir cessĂ© de lui Ă©crire, se dit EugĂ©nie en voyant la lettre arrĂÂȘtĂ©e au milieu de cette phrase. Elle le justifiait! N'Ă©tait-il pas impossible alors que cette innocente fille s'aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre? Aux jeunes filles religieusement Ă©levĂ©es, ignorantes et pures, tout est amour dĂšs qu'elles mettent les pieds dans les rĂ©gions enchantĂ©es de l'amour. Elles y marchent entourĂ©es de la cĂ©leste lumiĂšre que leur ĂÂąme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prĂÂȘtent leurs belles pensĂ©es. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour EugĂ©nie, ces mots "Ma chĂšre Annette, ma bien-aimĂ©e", lui rĂ©sonnaient au coeur comme le plus joli langage de l'amour, et lui caressaient l'ĂÂąme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus , redites par l'orgue, lui caressĂšrent l'oreille. D'ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de coeur par lesquelles une jeune fille doit ĂÂȘtre sĂ©duite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son pĂšre et le pleurait si vĂ©ritablement, cette tendresse venait moins de la bontĂ© de son coeur que des bontĂ©s paternelles? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l'avaient empĂÂȘchĂ© de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, Ă Paris, la plupart des enfants quand, en prĂ©sence des jouissances parisiennes, ils forment des dĂ©sirs et conçoivent des plans qu'ils voient avec chagrin incessamment ajournĂ©s et retardĂ©s par la vie de leurs parents. La prodigalitĂ© du pĂšre alla donc jusqu'Ă semer dans le coeur de son fils un amour filial vrai, sans arriĂšre-pensĂ©e. NĂ©anmoins, Charles Ă©tait un enfant de Paris, habituĂ© par les moeurs de Paris, par Annette elle-mĂÂȘme, Ă tout calculer, dĂ©jĂ vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l'Ă©pouvantable Ă©ducation de ce monde oĂÂč, dans une soirĂ©e, il se commet en pensĂ©es, en paroles, plus de crimes que la Justice n'en punit aux Cours d'assises, oĂÂč les bons mots assassinent les plus grandes idĂ©es, oĂÂč l'on ne passe pour fort qu'autant que l'on voit juste; et lĂ , voir juste, c'est ne croire Ă rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni mĂÂȘme aux Ă©vĂ©nements on y fait de faux Ă©vĂ©nements. LĂ , pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d'un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive; provisoirement, ne rien admirer, ni les oeuvres d'art, ni les nobles actions, et donner pour mobile Ă toute chose l'intĂ©rĂÂȘt personnel. AprĂšs mille folies, la grande dame, la belle Annette, forçait Charles Ă penser gravement; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumĂ©e; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie elle le fĂ©minisait et le matĂ©rialisait. Double corruption, mais corruption Ă©lĂ©gante et fine, de bon goĂ»t. - Vous ĂÂȘtes niais, Charles, lui disait-elle. J'aurai bien de la peine Ă vous apprendre le monde. Vous avez Ă©tĂ© trĂšs mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c'est un homme peu honorable; mais attendez qu'il soit sans pouvoir, alors vous le mĂ©priserez Ă votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait? Mes enfants, tant qu'un homme est au MinistĂšre, adorez-le; tombe-t-il, aidez Ă le traĂner Ă la voirie. Puissant, il est une espĂšce de dieu; dĂ©truit, il est au-dessous de Marat dans son Ă©gout, parce qu'il vit et que Marat Ă©tait mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les Ă©tudier, les suivre, pour arriver Ă se maintenir toujours en bonne position. Charles Ă©tait un homme trop Ă la mode, il avait Ă©tĂ© trop constamment heureux par ses parents, trop adulĂ© par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d'or que sa mĂšre lui avait jetĂ© au coeur s'Ă©tait Ă©tendu dans la filiĂšre parisienne, il l'avait employĂ© en superficie et devait l'user par le frottement. Mais Charles n'avait encore que vingt et un ans. A cet ĂÂąge, la fraĂcheur de la vie semble insĂ©parable de la candeur de l'ĂÂąme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l'avouĂ© le plus incrĂ©dule, l'usurier le moins facile hĂ©sitent-ils toujours Ă croire Ă la vieillesse du coeur, Ă la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu'il n'y a point de rides sur le front. Charles n'avait jamais eu l'occasion d'appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu'Ă ce jour il Ă©tait beau d'inexpĂ©rience. Mais, Ă son insu, l'Ă©goĂÂŻsme lui avait Ă©tĂ© inoculĂ©. Les germes de l'Ă©conomie politique Ă l'usage du Parisien, latents en son coeur, ne devaient pas tarder Ă y fleurir, aussitĂÂŽt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie rĂ©elle. Presque toutes les jeunes filles s'abandonnent aux douces promesses de ces dehors; mais EugĂ©nie eĂ»t-elle Ă©tĂ© prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se dĂ©fier de son cousin, quand, chez lui, les maniĂšres, les paroles et les actions s'accordaient encore avec les inspirations du coeur? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les derniĂšres effusions de sensibilitĂ© vraie qui fĂ»t en ce jeune coeur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d'amour, et se mit complaisamment Ă contempler son cousin endormi les fraĂches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d'abord Ă elle-mĂÂȘme de l'aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l'autre lettre sans attacher beaucoup d'importance Ă cette indiscrĂ©tion; et, si elle commença de la lire, ce fut pour acquĂ©rir de nouvelles preuves des nobles qualitĂ©s que, semblable Ă toutes les femmes, elle prĂÂȘtait celui qu'elle choisissait. "Mon cher Alphonse , au moment oĂÂč tu liras cette lettre je n'aurai plus d'amis; mais je t'avoue qu'en doutant de ces gens du monde habituĂ©s Ă prodiguer ce mot , je n'ai pas doutĂ© de ton amitiĂ©. Je te charge donc d'arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possĂšde. Tu dois maintenant connaĂtre ma position. Je n'ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d'Ă©crire Ă toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelque argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu'il m'est possible de la donner de mĂ© bibliothĂšque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, Ă payer mes dettes. Je ne veux me rĂ©server que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t'enverrai d'ici, pour cette vente, une procuration rĂ©guliĂšre, en cas de contestations. Tu m'adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bĂÂȘte, j'aime mieux te l'offrir, comme la bague d'usage que lĂšgue un mourant Ă son exĂ©cuteur testamentaire. On m'a fait une trĂšs comfortablevoiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l'ont pas livrĂ©e, obtiens d'eux qu'ils la gardent sans me demander d'indemnitĂ©; s'ils se refusaient Ă cet arrangement, Ă©vite tout ce qui pourrait entacher ma loyautĂ©, dans les circonstances oĂÂč je me trouve. Je dois six louis Ă l'insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui..." - Cher cousin, dit EugĂ©nie en laissant la lettre, et se sauvant Ă petits pas chez elle avec une des bougies allumĂ©es. LĂ ce ne fut pas sans une vive Ă©motion de plaisir qu'elle ouvrit le tiroir d'un vieux meuble en chĂÂȘne, l'un des plus beaux ouvrages de l'Ă©poque nommĂ©e la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, Ă demi effacĂ©e, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge Ă glands d'or, et bordĂ©e de cannetille usĂ©e, provenant de la succession de sa grand'mĂšre. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut Ă vĂ©rifier le compte oubliĂ© de son petit pĂ©cule. Elle sĂ©para d'abord vingt portugaises encore neuves, frappĂ©es sous le rĂšgne de Jean V, en 1725, valant rĂ©ellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son pĂšre, mais dont la valeur conventionnelle Ă©tait de cent quatre-vingts francs, attendu la raretĂ©, la beautĂ© desdites piĂšces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq gĂ©novines ou piĂšces de cent livres de GĂÂȘnes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d'or. Elles lui venaient du vieux monsieur La BertelliĂšre. Item, trois quadruples d'or espagnols de Philippe V, frappĂ©s en 1729, donnĂ©s par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la mĂÂȘme phrase "Ce cher serin-lĂ , ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trĂ©sor". Item, ce que son pĂšre estimait le plus l'or de ces piĂšces Ă©tait Ă vingt-trois carats et une fraction, cent ducats de Hollande, fabriquĂ©s en l'an 1756, et valant prĂšs de treize francs. Item, une grande curiositĂ©!... des espĂšces de mĂ©dailles prĂ©cieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge toutes d'or pur Ă vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment Ă manier l'or. Item, le napolĂ©on de quarante francs reçu l'avant-veille, et qu'elle avait nĂ©gligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trĂ©sor contenait des piĂšces neuves et vierges, de vĂ©ritables morceaux d'art desquels le pĂšre Grandet s'informait parfois, et qu'il voulait revoir, afin de dĂ©tailler Ă sa fille les vertus intrinsĂšques, comme la beautĂ© du cordon, la clartĂ© du plat, la richesse des lettres dont les vives arĂÂȘtes n'Ă©taient pas encore rayĂ©es. Mais elle ne pensait ni Ă ces raretĂ©s, ni Ă la manie de son pĂšre, ni au danger qu'il y avait pour elle de se dĂ©munir d'un trĂ©sor si cher Ă son pĂšre; non, elle songeait Ă son cousin, et parvint enfin Ă comprendre, aprĂšs quelques fautes de calcul, qu'elle possĂ©dait environ cinq mille huit cents francs en valeurs rĂ©elles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre prĂšs de deux mille Ă©cus. A la vue de ses richesses, elle se mit Ă applaudir en battant des mains, comme un enfant forcĂ© de perdre son trop-plein de joie dans les naĂÂŻfs mouvements du corps. Ainsi le pĂšre et la fille avaient comptĂ© chacun leur fortune lui, pour aller vendre son or; EugĂ©nie, pour jeter le sien dans un ocĂ©an d'affection. Elle remit les piĂšces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hĂ©sitation. La misĂšre secrĂšte de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances; puis, elle Ă©tait forte de sa conscience, de son dĂ©vouement, de son bonheur. Au moment oĂÂč elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d'une main la bougie, de l'autre sa bourse, Charles se rĂ©veilla, vit sa cousine et resta bĂ©ant de surprise. EugĂ©nie s'avança, posa le flambeau sur la table et dit d'une voix Ă©mue "Mon cousin, j'ai Ă vous demander pardon d'une faute grave que j'ai commise envers vous; mais Dieu me le pardonnera, ce pĂ©chĂ©, si vous voulez l'effacer". - Qu'est-ce donc? dit Charles en se frottant les yeux. - J'ai lu ces deux lettres. Charles rougit. - Comment cela s'est-il fait? reprit-elle, pourquoi suis-je montĂ©e? En vĂ©ritĂ©, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentĂ©e de ne pas trop me repentir d'avoir lu ces lettres, puisqu'elles m'ont fait connaĂtre votre coeur, votre ĂÂąme et... - Et quoi? demanda Charles. - Et vos projets, la nĂ©cessitĂ© oĂÂč vous ĂÂȘtes d'avoir une somme... - Ma chĂšre cousine... - Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n'Ă©veillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les Ă©conomies d'une pauvre fille qui n'a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j'ignorais ce qu'Ă©tait l'argent, vous me l'avez appris, ce n'est qu'un moyen, voilĂ tout. Un cousin est presque un frĂšre, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre soeur. EugĂ©nie, autant femme que jeune fille n'avait pas prĂ©vu des refus, et son cousin restait muet. - Eh bien! vous refuseriez? demanda EugĂ©nie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L'hĂ©sitation de son cousin l'humilia; mais la nĂ©cessitĂ© dans laquelle il se trouvait se reprĂ©senta plus vivement Ă son esprit, et elle plia le genou. - Je ne me relĂšverai pas que vous n'ayez pris cet or! dit-elle. Mon cousin, de grĂÂące, une rĂ©ponse?... que je sache si vous m'honorez, si vous ĂÂȘtes gĂ©nĂ©reux, si... En entendant le cri d'un noble dĂ©sespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu'il saisit afin de l'empĂÂȘcher de s'agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, EugĂ©nie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. - Eh bien! oui, n'est-ce pas? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur; un jour vous me le rendrez; d'ailleurs, nous nous associerons; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m'imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix Ă ce don. Charles put enfin exprimer ses sentiments. - Oui, EugĂ©nie, j'aurais l'ĂÂąme bien petite, si je n'acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance. - Que voulez-vous? dit-elle effrayĂ©e. - Ecoutez, ma chĂšre cousine, j'ai lĂ ... Il s'interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrĂ©e enveloppĂ©e d'un surtout de cuir. - LĂ , voyez-vous, une chose qui m'est aussi prĂ©cieuse que la vie. Cette boĂte est un prĂ©sent de ma mĂšre. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-mĂÂȘme l'or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nĂ©cessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraĂtrait un sacrilĂšge. EugĂ©nie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. - Non, reprit-il aprĂšs une lĂ©gĂšre pause, pendant laquelle tous deux ils se jetĂšrent un regard humide, non, je ne veux ni le dĂ©truire, ni le risquer dans mes voyages. ChĂšre EugĂ©nie, vous en serez dĂ©positaire. Jamais ami n'aura confiĂ© quelque chose de plus sacrĂ© Ă son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boĂte, la sortit du fourreau, l'ouvrit et montra tristement Ă sa cousine Ă©merveillĂ©e un nĂ©cessaire oĂÂč le travail donnait Ă l'or un prix bien supĂ©rieur Ă celui de son poids. -. Ce que vous admirez n'est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. VoilĂ ce qui, pour moi, vaut la terre entiĂšre. Il tira deux portraits, deux chefs-d'oeuvre de madame de Mirbel, richement entourĂ©s de perles. - Oh!. la belle personne, n'est-ce pas cette dame Ă qui vous Ă©criv... - Non, dit-il, en souriant. Cette femme est ma mĂšre, et voici mon pĂšre, qui sont votre tante et votre oncle. EugĂ©nie, je devrais vous supplier Ă genoux de me garder ce trĂ©sor. Si je pĂ©rissais en perdant votre petite fortune, cet or vous dĂ©dommagerait; et, Ă vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous ĂÂȘtes digne de les conserver; mais dĂ©truisez-les, afin qu'aprĂšs vous ils n'aillent pas en d'autres mains... EugĂ©nie se taisait. - Eh bien! oui, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec grĂÂące. En entendant les mots qu'elle venait de dire Ă son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards oĂÂč il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa. - Ange de puretĂ©! entre nous, n'est-ce pas?... l'argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout dĂ©sormais. - Vous ressemblez Ă votre mĂšre. Avait-elle la voix aussi douce que la vĂÂŽtre? - Oh! bien plus douce... - Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupiĂšres. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous ĂÂȘtes fatiguĂ©. A demain. Elle dĂ©gagea doucement sa main d'entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l'Ă©clairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte - Ah! pourquoi suis-je ruinĂ©? dit-il. - Bah! mon pĂšre est riche, je le crois, rĂ©pondit-elle. - Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s'appuyant le dos au mur, il n'aurait pas laissĂ© mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dĂ©nĂ»ment, enfin, il vivrait autrement. - Mais il a Froidfond. - Et que vaut Froidfond? - Je ne sais pas; mais il a Noyers. - Quelque mauvaise ferme! - Il a des vignes et des prĂ©s... - Des misĂšres, dit Charles d'un air dĂ©daigneux. Si votre pĂšre avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avançant le pied gauche. - LĂ seront donc mes trĂ©sors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensĂ©e. - Allez dormir, dit-elle en l'empĂÂȘchant d'entrer dans une chambre en dĂ©sordre. Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. Tous deux ils s'endormirent dans le mĂÂȘme rĂÂȘve, et Charles commença dĂšs lors Ă jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant, avant le dĂ©jeuner, en compagnie de Charles. Le jeune homme Ă©tait encore triste comme devait l'ĂÂȘtre un malheureux descendu, pour ainsi dire, au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l'abĂme oĂÂč il Ă©tait tombĂ©, avait senti tout le poids de sa vie future. - Mon pĂšre ne reviendra que pour le dĂner, dit EugĂ©nie en voyant l'inquiĂ©tude peinte sur le visage de sa mĂšre. Il Ă©tait facile de voir dans les maniĂšres, sur la figure d'EugĂ©nie et dans la singuliĂšre douceur que contracta sa voix, une conformitĂ© de pensĂ©e entre elle et son cousin. Leurs ĂÂąmes s'Ă©taient ardemment Ă©pousĂ©es avant peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme d'avoir bien Ă©prouvĂ© la force des sentiments par lesquels ils s'unissaient l'un Ă l'autre. Charles resta dans la salle, et sa mĂ©lancolie y fut respectĂ©e. Chacune des trois femmes eut Ă s'occuper. Grandet ayant oubliĂ© ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchĂ©s relatifs Ă des rĂ©parations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l'argent. Madame Grandet et EugĂ©nie furent donc obligĂ©es d'aller et de venir, de rĂ©pondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maĂtre pour savoir ce qui devait ĂÂȘtre gardĂ© pour la maison ou vendu au marchĂ©. L'habitude du bonhomme Ă©tait, comme celle d'un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gĂÂątĂ©s. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d'Angers, ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intĂ©rĂÂȘt jusqu'au jour oĂÂč il aurait Ă payer ses rentes. Il avait laissĂ© Cornoiller Ă Angers, pour y soigner les chevaux Ă demi fourbus, et les ramener lentement aprĂšs les avoir bien fait reposer. - Je reviens d'Angers, ma femme, dit-il. J'ai faim. Nanon lui cria de la cuisine - Est-ce que vous n'avez rien mangĂ© depuis hier? - Rien, rĂ©pondit le bonhomme. Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment oĂÂč la famille Ă©tait Ă table. Le pĂšre Grandet n'avait seulement pas vu son neveu. - Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l'or Ă Angers, oĂÂč l'on en est venu chercher pour Nantes? Je vais en envoyer. - N'en envoyez pas, rĂ©pondit le bonhomme, il y en a dĂ©jĂ suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous Ă©vite pas une perte de temps. - Mais l'or y vaut treize francs cinquante centimes. - Dites donc valait. - D'oĂÂč diable en serait-il venu? - Je suis allĂ© cette nuit Ă Angers, lui rĂ©pondit Grandet Ă voix basse. Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s'Ă©tablit entre eux d'oreille Ă oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardĂšrent Charles Ă plusieurs reprises. Au moment oĂÂč sans doute l'ancien tonnelier dit au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef Ă©chapper un geste d'Ă©tonnement. - Monsieur Grandet, dit-il Ă Charles, je pars pour Paris; et, si vous aviez des commissions Ă me donner... - Aucune, monsieur. Je vous remercie, rĂ©pondit Charles. - Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet. - Y aurait-il donc quelque espoir? demanda Charles. - Mais, s'Ă©cria le tonnelier avec un orgueil bien jouĂ©, n'ĂÂȘtes-vous pas mon neveu? votre honneur est le nĂÂŽtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet? Charles se leva, saisit le pĂšre Grandet, l'embrassa, pĂÂąlit et sortit. EugĂ©nie contemplait son pĂšre avec admiration. - Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout Ă vous, et emboisez-moi bien ces gens-lĂ ! Les deux diplomates se donnĂšrent une poignĂ©e de main, l'ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu'Ă la porte; puis, aprĂšs l'avoir fermĂ©e, il revint et dit Ă Nanon en se plongeant dans son fauteuil " Donne-moi du cassis? " Mais trop Ă©mu pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La BertelliĂšre et se mit Ă chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse Dans les gardes françaises J'avais un bon papa. Nanon, madame Grandet, EugĂ©nie s'examinĂšrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les Ă©pouvantait toujours quand elle arrivait Ă son apogĂ©e. La soirĂ©e fut bientĂÂŽt finie. D'abord le pĂšre Grandet voulut se coucher de bonne heure; et, lorsqu'il se couchait, chez lui tout devait dormir, de mĂÂȘme que, quand Auguste buvait, la Pologne Ă©tait ivre. Puis Nanon, Charles et EugĂ©nie n'Ă©taient pas moins las que le maĂtre. Quant Ă madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les dĂ©sirs de son mari. NĂ©anmoins, pendant les deux heures accordĂ©es Ă la digestion, le tonnelier, plus facĂ©tieux qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©, dit beaucoup de ses apophthegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalĂ© son cassis, il regarda le verre. - On n'a pas plus tĂÂŽt mis les lĂšvres Ă un verre qu'il est dĂ©jĂ vide! VoilĂ notre histoire. On ne peut pas ĂÂȘtre et avoir Ă©tĂ©. Les Ă©cus ne peuvent pas rouler et restera dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle. Il fut jovial et clĂ©ment. Lorsque Nanon vint avec son rouet " Tu dois ĂÂȘtre lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre. " - Ah! ben!... quien, je m'ennuierais, rĂ©pondit la servante. - Pauvre Nanon! Veux-tu du cassis? -Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu'ils vendent est de la drogue. - Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme. Le lendemain, la famille, rĂ©unie Ă huit heures pour le dĂ©jeuner, offrit le tableau de la premiĂšre scĂšne d'une intimitĂ© bien rĂ©elle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, EugĂ©nie et Charles; Nanon elle-mĂÂȘme sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencĂšrent Ă faire une mĂÂȘme famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite, et la certitude de voir bientĂÂŽt partir le mirliflor sans avoir Ă lui payer autre chose que son voyage Ă Nantes, le rendirent presque indiffĂ©rent Ă sa prĂ©sence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu'il nomma Charles et EugĂ©nie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l'oeil de madame Grandet, en laquelle il avait d'ailleurs une entiĂšre confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L'alignement de ses prĂ©s et des fossĂ©s jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d'hiver dans ses clos et Ă Froidfond l'occupĂšrent exclusivement. DĂšs lors commença pour EugĂ©nie le primevĂšre de l'amour. Depuis la scĂšne de nuit pendant laquelle la cousine donna son trĂ©sor au cousin, son coeur avait suivi le trĂ©sor. Complices tous deux du mĂÂȘme secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence, qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parentĂ© n'autorisait-elle pas une certaine douceur dans l'accent, une tendresse dans les regards aussi EugĂ©nie se plut-elle Ă endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d'un naissant amour. N'y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l'amour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas l'enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l'avenir? Pour lui l'espĂ©rance ne dĂ©ploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour Ă tour des larmes de joie et de douleur? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se bĂÂątir un mobile palais, pour des bouquets aussitĂÂŽt oubliĂ©s que coupĂ©s? N'est-il pas avide de saisir le temps, d'avancer dans la vie? L'amour est notre seconde transformation. L'enfance et l'amour furent mĂÂȘme chose entre EugĂ©nie et Charles ce fut la passion premiĂšre avec tous ses enfantillages, d'autant plus caressants pour leurs coeurs qu'ils Ă©taient enveloppĂ©s de mĂ©lancolie. En se dĂ©battant Ă sa naissance sous les crĂÂȘpes du deuil, cet amour n'en Ă©tait d'ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicitĂ© provinciale de cette maison en ruines. En Ă©changeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'Ă l'heure oĂÂč le soleil se couchait, occupĂ©s Ă se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui rĂ©gnait entre le rempart et la maison, comme on l'est sous les arcades d'une Ă©glise, Charles comprit la saintetĂ© de l'amour; car sa grande dame, sa chĂšre Annette, ne lui en avait fait connaĂtre que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, Ă©clatante, pour l'amour pur et vrai. Il aimait cette maison dont les moeurs ne lui semblĂšrent plus si ridicules. Il descendait dĂšs le matin, afin de pouvoir causer avec EugĂ©nie quelques moments avant que Grandet ne vĂnt donner les provisions; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalitĂ© de ce rendez-vous matinal, secret mĂÂȘme pour la mĂšre d'EugĂ©nie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait Ă l'amour le plus innocent du monde la vivacitĂ© des plaisirs dĂ©fendus. Puis, quand, aprĂšs le dĂ©jeuner, le pĂšre Grandet Ă©tait parti pour aller voir ses propriĂ©tĂ©s et ses exploitations, Charles demeurait entre la mĂšre et la fille, Ă©prouvant des dĂ©lices inconnue Ă leur prĂÂȘter les mains pour dĂ©vider du fil, Ă les voir travaillant, Ă les entendre jaser. La simplicitĂ© de cette vie presque monastique, qui lui rĂ©vĂ©la les beautĂ©s de ces ĂÂąmes auxquelles le monde Ă©tait inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces moeurs impossibles en France, et n'avait admis leur existence qu'en Allemagne, encore n'Ă©tait-ce que fabuleusement et dans les romans d'Auguste Lafontaine. BientĂÂŽt pour lui EugĂ©nie fut l'idĂ©al de la Marguerite de Goethe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s'abandonna dĂ©licieusement au courant de l'amour; elle saisissait sa fĂ©licitĂ© comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et il se reposer. sur la rive. Les chagrins d'une prochaine absence n'attristaient-ils pas dĂ©jĂ les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journĂ©es? Chaque jour un petit Ă©vĂ©nement leur rappelait la prochaine sĂ©paration. Ainsi, trois jours aprĂšs le dĂ©part de des Grassins, Charles fut emmenĂ© par Grandet au Tribunal de PremiĂšre Instance avec la solennitĂ© que les gens de province attachent Ă de tels actes, pour y signer une renonciation Ă la succession de son pĂšre. RĂ©pudiation terrible! espĂšce d'apostasie domestique. Il alla chez maĂtre Cruchot faire faire deux procurations, l'une pour des Grassins, l'autre pour l'ami chargĂ© de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalitĂ©s nĂ©cessaires pour obtenir un passeport Ă l'Ă©tranger. Enfin, quand arrivĂšrent les simples vĂÂȘtements de deuil que Charles avait demandĂ©s Ă Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singuliĂšrement Ă Grandet. - Ah! vous voilĂ comme un homme qui doit s'embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vĂÂȘtu d'une redingote de gros drap noir. Bien, trĂšs bien! - Je vous prie de croire, monsieur, lui rĂ©pondit Charles, que je saurai bien avoir l'esprit de ma situation. - Qu'est-ce que c'est que cela? dit le bonhomme dont les yeux s'animĂšrent Ă la vue d'une poignĂ©e d'or que lui montra Charles. - Monsieur, j'ai rĂ©uni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluitĂ©s que je possĂšde et qui pouvaient avoir quelque valeur; mais, ne connaissant personne Ă Saumur, je voulais vous prier ce matin de... - De vous acheter cela? dit Grandet en l'interrompant. - Non, mon oncle, de m'indiquer un honnĂÂȘte homme qui... - Donnez-moi cela, mon neveu; j'irai vous estimer cela lĂ -haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, Ă un centime prĂšs. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaĂne, dix-huit Ă dix-neuf carats. Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d'or. - Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons, qui pourront vous servir Ă attacher des rubans. Ă vos poignets. Cela fait un bracelet fort Ă la mode en ce moment. - J'accepte sans hĂ©siter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d'intelligence. - Ma tante, voici le dĂ© de ma mĂšre, je le gardais prĂ©cieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en prĂ©sentant un joli dĂ© d'or Ă madame Grandet, qui depuis dix ans en dĂ©sirait un. - Il n'y a pas de remercĂments possibles, mon neveu, dit la vieille mĂšre, dont les yeux se mouillĂšrent de larmes. Soir et matin dans mes priĂšres j'ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, EugĂ©nie vous conserverait ce bijou. - Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous Ă©viter la peine de vendre cela, je vous en compterai l'argent... en livres. Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les Ă©cus de six livres doivent ĂÂȘtre acceptĂ©s pour six francs sans dĂ©duction. - Je n'osais vous le proposer, rĂ©pondit Charles; mais il me rĂ©pugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait NapolĂ©on. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l'oreille, et il y eut un moment de silence. - Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d'un air inquiet, comme s'il eĂ»t craint de blesser sa susceptibilitĂ©, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi; veuillez Ă votre tour agrĂ©er des boutons de manche qui me deviennent inutiles ils vous rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes Ă ceux qui dĂ©sormais seront toute sa famille. - Mon garçon! mon garçon, faut pas te dĂ©nuer comme ça... Qu'as-tu donc, ma femme? dit-il en se tournant avec aviditĂ© vers elle, ah! un dĂ© en or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais... tu me permettras de... te payer... ton, oui... ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D'autant, vois-tu, garçon, qu'en estimant tes bijoux, je n'en ai comptĂ© que l'or brut, il y a peut-ĂÂȘtre quelque chose Ă gagner sur les façons. Ainsi, voilĂ qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs ... en livres, que Cruchot me prĂÂȘtera; car je n'ai pas. un rouge liard ici, Ă moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paie. Tiens, tiens, je vais l'aller voir. Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit. - Vous vous en irez donc, dit EugĂ©nie en lui jetant un regard de tristesse mĂÂȘlĂ©e d'admiration. - Il le faut, dit-il en baissant la tĂÂȘte. Depuis quelques jours, le maintien, les maniĂšres, les paroles de Charles Ă©taient devenus ceux d'un homme profondĂ©ment affligĂ©, mais qui, sentant peser sur lui d'immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s'Ă©tait fait homme. Aussi jamais EugĂ©nie ne prĂ©suma-t-elle mieux du caractĂšre de son cousin qu'en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien Ă sa figure pĂÂąlie et Ă sa sombre contenance. Ce jour-lĂ le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistĂšrent avec Charles Ă un Requiem cĂ©lĂ©brĂ© Ă la paroisse pour l'ĂÂąme de feu Guillaume Grandet. Au second dĂ©jeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut. - HĂ© bien! mon cousin, ĂÂȘtes-vous content de vos affaires? dit EugĂ©nie Ă voix basse. - Ne fais donc jamais de ces questions-lĂ , ma fille, rĂ©pondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin? Laisse-le donc, ce garçon. - Oh! je n'ai point de secrets, dit Charles. - Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu'il faut tenir sa langue en bride dans le commerce. Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit Ă EugĂ©nie en l'attirant sur le vieux banc oĂÂč ils s'assirent sous le noyer "J'avais bien prĂ©sumĂ© d'Alphonse, il s'est conduit Ă merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyautĂ©. Je ne dois rien Ă Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m'annonce avoir, d'aprĂšs les conseils d'un capitaine au long cours, employĂ© trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composĂ©e de curiositĂ©s europĂ©ennes, desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigĂ© mes colis sur Nantes, oĂÂč se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, EugĂ©nie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-ĂÂȘtre, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille et dix mille francs que m'envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer Ă mon retour avant plusieurs annĂ©es. Ma chĂšre cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vĂÂŽtre, je puis pĂ©rir, peut-ĂÂȘtre se prĂ©sentera-t-il pour vous un riche Ă©tablissement... - Vous m'aimez?... dit-elle. - Oh! oui, bien, rĂ©pondit-il avec une profondeur d'accent qui rĂ©vĂ©lait une Ă©gale profondeur dans le sentiment. - J'attendrai, Charles. Dieu! mon pĂšre est Ă sa fenĂÂȘtre, dit-elle en repoussant son cousin, qui s'approchait pour l'embrasser. Elle se sauva sous la voĂ»te, Charles l'y suivit; en le voyant, elle se retira au pied de l'escalier et ouvrit la porte battante; puis, sans trop savoir oĂÂč elle allait, EugĂ©nie se trouva prĂšs du bouge de Nanon, Ă l'endroit le moins clair du couloir; lĂ Charles, qui l'avait accompagnĂ©e, lui prit la main, l'attira sur son coeur, la saisit par la taille, et l'appuya doucement sur lui. EugĂ©nie ne rĂ©sista plus; elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers. - ChĂšre EugĂ©nie, un cousin est mieux qu'un frĂšre, il peut t'Ă©pouser, lui dit Charles. - Ainsi soit-il! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. Les deux amants, effrayĂ©s, se sauvĂšrent dans la salle, oĂÂč EugĂ©nie reprit son ouvrage, et oĂÂč Charles se mit Ă lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet. - Quien! dit Nanon, nous faisons tous nos priĂšres. DĂšs que Charles eut annoncĂ© son dĂ©part, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu'il lui portait beaucoup d'intĂ©rĂÂȘt; il se montra libĂ©ral de tout ce qui ne coĂ»tait rien, s'occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prĂ©tendait vendre ses caisses trop cher; il voulut alors Ă toute force les faire lui-mĂÂȘme, et y employa de vieilles planches; il se leva dĂšs le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionnera de trĂšs belles caisses, dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expĂ©dier en temps utile Ă Nantes. Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s'enfuyaient pour EugĂ©nie avec une effrayante rapiditĂ©. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durĂ©e est chaque jour abrĂ©gĂ©e par l'ĂÂąge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalitĂ©s humaines, celui-lĂ comprendra les tourments d'EugĂ©nie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop Ă©troit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville elle s'Ă©lançait par avance sur la vaste Ă©tendue des mers. Enfin la veille du dĂ©part arriva. Le matin, en l'absence de Grandet et de Nanon, le prĂ©cieux coffret oĂÂč se trouvaient les deux portraits fut solennellement installĂ© dans le seul tiroir du bahut qui fermait Ă clef, et oĂÂč Ă©tait la bourse maintenant vide. Le dĂ©pĂÂŽt de ce trĂ©sor n'alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand EugĂ©nie mit la clef dans son sein, elle n'eut pas le courage de dĂ©fendre Ă Charles d'y baiser la place. - Elle ne sortira pas de lĂ , mon ami. - Eh bien! mon coeur y sera toujours aussi. - Ah! Charles, ce n'est pas bien, dit-elle d'un accent peu grondeur. - Ne sommes-nous pas mariĂ©s? rĂ©pondit-il; j'ai ta parole, prends la mienne. - A toi, pour jamais! fut dit deux fois de part et d'autre. Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure la candeur d'EugĂ©nie avait momentanĂ©ment sanctifiĂ© l'amour de Charles. Le lendemain matin le dĂ©jeuner fut triste. MalgrĂ© la robe d'or et une croix Ă la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-mĂÂȘme, libre d'exprimer ses sentiments, eut la larme Ă l'oeil. - Ce pauvre mignon monsieur, qui s'en va sur mer. Que Dieu le conduise. A dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles Ă la diligence de Nantes. Nanon avait lĂÂąchĂ© le chien, fermĂ© la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue Ă©taient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortĂšge, auquel se joignit sur la place maĂtre Cruchot. - Ne va pas pleurer, EugĂ©nie, lui dit sa mĂšre. - Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l'auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l'honneur de votre pĂšre sauf. Je vous en rĂ©ponds, moi, Grandet; car, alors, il ne tiendra qu'Ă vous de... - Ah! mon oncle, vous adoucissez l'amertume de mon dĂ©part. N'est-ce pas le plus beau prĂ©sent que vous puissiez me faire? Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu'il avait interrompue, Charles rĂ©pandit sur le visage tannĂ© de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu'EugĂ©nie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son pĂšre. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnĂ©s de plusieurs personnes, restĂšrent devant la voiture jusqu'Ă ce qu'elle partĂt; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain "Bon voyage!" dit le vigneron. Heureusement maĂtre Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. EugĂ©nie et sa mĂšre Ă©taient allĂ©es Ă un endroit du quai d'oĂÂč elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs signe auquel rĂ©pondit Charles en dĂ©ployant le sien. - Ma mĂšre, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, dit EugĂ©nie au moment oĂÂč elle ne vit plus le mouchoir de Charles. Pour ne point interrompre le cours des Ă©vĂ©nements qui se passĂšrent au sein de la famille Grandet, il est nĂ©cessaire de jeter par anticipation un coup d'Ă âil sur les opĂ©rations que le bonhomme fit Ă Paris par l'entremise de des Grassins. Un mois aprĂšs le dĂ©part du banquier, Grandet possĂ©dait une inscription de cent mille livres de rente achetĂ©e Ă quatre-vingts francs net. Les renseignements donnĂ©s Ă sa mort par son inventaire n'ont jamais fourni la moindre lumiĂšre sur les moyens que sa dĂ©fiance lui suggĂ©ra pour Ă©changer le prix de l'inscription contre l'inscription elle-mĂÂȘme. MaĂtre Cruchot pensa que Nanon fut, Ă son insu, l'instrument fidĂšle du transport des fonds. Vers cette Ă©poque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prĂ©texte d'aller ranger quelque chose Ă Froidfond, comme si le bonhomme Ă©tait capable de laisser traĂner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prĂ©visions du tonnelier se rĂ©alisĂšrent. A la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des dĂ©partements. Les noms de des Grassins et de FĂ©lix Grandet de Saumur y Ă©taient connus et y jouissaient de l'estime accordĂ©e aux cĂ©lĂ©britĂ©s financiĂšres qui s'appuient sur d'immenses propriĂ©tĂ©s territoriales libres d'hypothĂšques. L'arrivĂ©e du banquier de Saumur, chargĂ©, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour Ă©viter Ă l'ombre du nĂ©gociant la honte des protĂÂȘts. La levĂ©e des scellĂ©s se fit en prĂ©sence des crĂ©anciers, et le notaire de la famille se mit Ă procĂ©der rĂ©guliĂšrement Ă l'inventaire de la succession. BientĂÂŽt des Grassins rĂ©unit les crĂ©anciers, qui, d'une voix unanime, Ă©lurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec François Keller, chef d'une riche maison, l'un des principaux intĂ©ressĂ©s, et leur confiĂšrent tous les pouvoirs nĂ©cessaires pour sauver Ă la fois l'honneur de la famille et les crĂ©ances. Le crĂ©dit du Grandet de Saumur, l'espĂ©rance qu'il rĂ©pandit au coeur des crĂ©anciers par l'organe de des Grassins, facilitĂšrent les transactions; il ne se rencontra pas un seul rĂ©calcitrant parmi les crĂ©anciers. Personne ne pensait Ă passer sa crĂ©ance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait "Grandet de Saumur paiera!" Six mois s'Ă©coulĂšrent. Les Parisiens avaient remboursĂ© les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier rĂ©sultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois aprĂšs la premiĂšre assemblĂ©e, les deux liquidateurs distribuĂšrent quarante-sept pour cent Ă chaque crĂ©ancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses gĂ©nĂ©ralement quelconques appartenant Ă feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidĂ©litĂ© scrupuleuse. La plus exacte probitĂ© prĂ©sidait Ă cette liquidation. Les crĂ©anciers se plurent Ă reconnaĂtre l'admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulĂ© convenablement, les crĂ©anciers demandĂšrent le reste de leur argent. Il leur fallut Ă©crire une lettre collective Ă Grandet. - Nous y voilĂ , dit l'ancien tonnelier en jetant la lettre au feu; patience, mes petits amis. En rĂ©ponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dĂ©pĂÂŽt chez un notaire de tous les titres de crĂ©ance existants contre la succession de son frĂšre, en les accompagnant d'une quittance des payements dĂ©jĂ faits, sous prĂ©texte d'apurer les comptes, et de correctement Ă©tablir l'Ă©tat de la succession. Ce dĂ©pĂÂŽt souleva mille difficultĂ©s. GĂ©nĂ©ralement, le crĂ©ancier est une sorte de maniaque. Aujourd'hui prĂÂȘt Ă conclure, demain il veut tout mettre Ă feu et Ă sang; plus tard il se fait ultra-dĂ©bonnaire. Aujourd'hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mĂ©lancolique, il dit oui Ă toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire; le surlendemain il lui faut des garanties, Ă la fin du mois il prĂ©tend vous exĂ©cuter, le bourreau! Le crĂ©ancier ressemble Ă ce moineau franc Ă la queue duquel on engage les petits enfants Ă tĂÂącher de poser un grain de sel; mais le crĂ©ancier rĂ©torque cette image contre sa crĂ©ance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observĂ© les variations atmosphĂ©riques des crĂ©anciers, et ceux de son frĂšre obĂ©irent Ă tous ses calculs. Les uns se fĂÂąchĂšrent et se refusĂšrent net au dĂ©pĂÂŽt. - Bon! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains Ă la lecture des lettres que lui Ă©crivait Ă ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent audit dĂ©pĂÂŽt que sous la condition de faire bien constater leurs droits, ne renoncer Ă aucun, et se rĂ©server mĂÂȘme celui de faire dĂ©clarer la faillite. Nouvelle correspondance, aprĂšs laquelle Grandet de Saumur consentit Ă toutes les rĂ©serves demandĂ©es. Moyennant cette concession, les crĂ©anciers bĂ©nins firent entendre raison aux crĂ©anciers durs. Le dĂ©pĂÂŽt eut lieu, non sans quelques plaintes. - Ce bonhomme, dit-on Ă des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt trois mois aprĂšs la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerçants, entraĂnĂ©s par le mouvement des affaires de Paris, avaient oubliĂ© leurs recouvrements Grandet, ou n'y pensaient que pour se dire "je commence Ă croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela". Le tonnelier avait calculĂ© sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable. A la fin de la troisiĂšme annĂ©e, des Grassins Ă©crivit Ă Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amenĂ© les crĂ©anciers Ă lui rendre leurs titres. Grandet rĂ©pondit que le notaire et l'agent de change dont les Ă©pouvantables faillites avaient causĂ© la mort de son frĂšre vivaient, eux! pouvaient ĂÂȘtre devenus bons, et qu'il fallait les actionner afin d'en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du dĂ©ficit. A la fin de la quatriĂšme annĂ©e, le dĂ©ficit fut bien et dĂ»ment arrĂÂȘtĂ© Ă la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durĂšrent six mois entre les liquidateurs et les crĂ©anciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressĂ© de s'exĂ©cuter, Grandet de Saumur rĂ©pondit aux deux liquidateurs, vers le neuviĂšme mois de cette annĂ©e, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifestĂ© l'intention de payer intĂ©gralement les dettes de son pĂšre; il, ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l'avoir consultĂ©; il attendait une rĂ©ponse. Les crĂ©anciers, vers le milieu de la cinquiĂšme annĂ©e, Ă©taient encore tenus en Ă©chec avec le mot intĂ©gralement, de temps en temps lĂÂąchĂ© par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser Ă©chapper un fin sourire et un juron, le mot "Ces Parisiens!" Mais les crĂ©anciers furent rĂ©servĂ©s Ă un sort inouĂÂŻ dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position oĂÂč les avait maintenus Grandet au moment oĂÂč les Ă©vĂ©nements de cette histoire les obligeront Ă y reparaĂtre. Quand les rentes atteignirent Ă 115, le pĂšre Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d'intĂ©rĂÂȘts composĂ©s que lui avaient donnĂ©s ses inscriptions. Des Grassins demeurait Ă Paris. Voici pourquoi. D'abord il fut nommĂ© dĂ©putĂ©; puis il s'amouracha, lui pĂšre de famille, mais ennuyĂ© par l'ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du thĂ©ĂÂątre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maĂtre chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite; elle fut jugĂ©e Ă Saumur profondĂ©ment immorale. Sa femme se trouva trĂšs heureuse d'ĂÂȘtre sĂ©parĂ©e de biens et d'avoir assez de tĂÂȘte pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuĂšrent sous son nom, afin de rĂ©parer les brĂšches faites Ă sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu'elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer Ă l'alliance d'EugĂ©nie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins Ă Paris, et y devint, dit-on, un fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphĂšrent. - Votre mari n'a pas de bon sens, disait Grandet en prĂÂȘtant une somme Ă madame des Grassins, moyennant sĂ»retĂ©s. Je vous plains beaucoup, vous ĂÂȘtes une bonne petite femme. - Ah! monsieur, rĂ©pondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour oĂÂč il partit de chez vous pour aller Ă Paris, il courait Ă sa ruine. - Le ciel m'est tĂ©moin, madame, que j'ai tout fait jusqu'au dernier moment pour l'empĂÂȘcher d'y aller. Monsieur le prĂ©sident voulait Ă toute force l'y remplacer; et, s'il tenait tant Ă s'y rendre, nous savons maintenant pourquoi. Ainsi Grandet n'avait aucune obligation Ă des Grassins. Chagrins de famille En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n'en a l'homme, et souffrent plus que lui. L'homme a sa force, et l'exercice de sa puissance il agit, il va, il s'occupe, il pense, il embrasse l'avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face Ă face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu'au fond de l'abĂme qu'il a ouverte, le mesure et souvent le comble de ses voeux et de ses larmes. Ainsi faisait EugĂ©nie. Elle s'initiait Ă sa destinĂ©e. Sentir, aimer, souffrir, se dĂ©vouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. EugĂ©nie devait ĂÂȘtre toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassĂ© comme les clous semĂ©s sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivĂšrent bientĂÂŽt. Le lendemain du dĂ©part de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, exceptĂ© pour EugĂ©nie, qui la trouva tout Ă coup bien vide. A l'insu de son pĂšre, elle voulut que la chambre de Charles restĂÂąt dans l'Ă©tat oĂÂč il l'avait laissĂ©e. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo. - Qui sait s'il ne reviendra pas plus tĂÂŽt que nous ne le croyons? dit-elle. - Ah! je le voudrais voir ici, rĂ©pondit Nanon. Je m'accoutumais ben Ă lui! C'Ă©tait un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonnĂ© comme une fille. EugĂ©nie regarda Nanon. - Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux Ă la perdition de votre ĂÂąme! Ne regardez donc pas le monde comme ça. Depuis ce jour, la beautĂ© de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractĂšre. Les graves pensĂ©es d'amour par lesquelles son ĂÂąme Ă©tait lentement envahie, la dignitĂ© de la femme aimĂ©e donnĂšrent Ă ses traits cette espĂšce d'Ă©clat que les peintres figurent par l'aurĂ©ole. Avant la venue de son cousin, EugĂ©nie pouvait ĂÂȘtre comparĂ©e Ă la Vierge avant la conception; quand il fut parti elle ressemblait Ă la Vierge mĂšre elle avait conçu l'amour. Ces deux Maries, si diffĂ©rentes et si bien reprĂ©sentĂ©es par quelques peintres espagnols, constituent l'une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe, oĂÂč elle alla le lendemain du dĂ©part de Charles, et oĂÂč elle avait fait voeu d'aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu'elle cloua prĂšs de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l'y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire "Es-tu bien? ne souffres-tu pas? penses-tu bien Ă moi, en voyant cette Ă©toile dont tu m'as appris Ă connaĂtre les beautĂ©s et l'usage?" Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongĂ© par les vers et garni de mousse grise oĂÂč ils s'Ă©taient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, oĂÂč ils avaient bĂÂąti les chĂÂąteaux en Espagne de leur joli mĂ©nage. Elle pensait Ă l'avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d'embrasser; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel Ă©tait la chambre de Charles. Enfin ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensĂ©es, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pĂšres, l'Ă©toffe de la vie. Quand les soi-disant amis du pĂšre Grandet venaient faire la partie le soir, elle Ă©tait gaie, elle dissimulait; mais, pendant toute la matinĂ©e, elle causait de Charles avec sa mĂšre et Nanon. Nanon avait compris qu'elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maĂtresse sans manquer Ă ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait Ă EugĂ©nie "Si j'avais eu un homme Ă moi, je l'aurais... suivi dans l'enfer. Je l'aurais... quoi... Enfin, j'aurais voulu m'exterminer pour lui; mais... rin. Je mourrai sans savoir ce que c'est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu'est un bon homme tout de mĂÂȘme, tourne autour de ma jupe, rapport Ă mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour; hĂ© bien, mam'zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l'amour". Deux mois se passĂšrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s'Ă©tait animĂ©e par l'immense intĂ©rĂÂȘt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisĂÂątres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin EugĂ©nie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mĂšre au moment oĂÂč elle Ă©tait occupĂ©e Ă chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiĂ©e au terrible secret de l'Ă©change fait par le voyageur contre le trĂ©sor d'EugĂ©nie. - Tu lui as tout donnĂ©, dit la mĂšre Ă©pouvantĂ©e. Que diras-tu Ă ton pĂšre, au jour de l'an, quand il voudra voir ton or? Les yeux d'EugĂ©nie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurĂšrent dans un effroi mortel pendant la moitiĂ© de la matinĂ©e. Elles furent assez troublĂ©es pour manquer la grand'messe, et n'allĂšrent qu'Ă la messe militaire. Dans trois jours l'annĂ©e 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragĂ©die bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang rĂ©pandu; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides. - Qu'allons-nous devenir? dit madame Grandet Ă sa fille en laissant son tricot sur ses genoux. La pauvre mĂšre subissait de tels troubles depuis deux mois que les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n'Ă©taient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes rĂ©sultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d'une façon fĂÂącheuse au milieu d'une sueur causĂ©e par une Ă©pouvantable colĂšre de son mari. - Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m'avais confiĂ© ton secret, nous aurions eu le temps d'Ă©crire Ă Paris Ă monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des piĂšces d'or semblables aux tiennes; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-ĂÂȘtre... - Mais oĂÂč donc aurions-nous pris tant d'argent? - J'aurais engagĂ© mes propres. D'ailleurs monsieur des Grassins nous eĂ»t bien... - Il n'est plus temps, rĂ©pondit EugĂ©nie d'une voix sourde et altĂ©rĂ©e en interrompant sa mĂšre. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne annĂ©e dans sa chambre? - Mais, ma fille, pourquoi n'irais-je donc pas voir les Cruchot? - Non, non, ce serait me livrer Ă eux et nous mettre sous leur dĂ©pendance. D'ailleurs j'ai pris mon parti. J'ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protĂ©gera. Que sa sainte volontĂ© se fasse. Ah! si vous aviez lu sa lettre, vous n'auriez pensĂ© qu'Ă lui, ma mĂšre. Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante Ă laquelle la mĂšre et la fille Ă©taient en proie leur suggĂ©ra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L'hiver de 1819 Ă 1820 fut un des plus rigoureux de l'Ă©poque. La neige encombrait les toits. Madame Grandet dit Ă son mari, dĂšs qu'elle l'entendit se remuant dans sa chambre Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi; le froid est si vif que je gĂšle sous ma couverture. Je suis arrivĂ©e Ă un ĂÂąge oĂÂč j'ai besoin de mĂ©nagements. D'ailleurs, reprit-elle aprĂšs une lĂ©gĂšre pause, EugĂ©nie viendra s'habiller lĂ . Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie Ă faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an prĂšs du feu, dans la salle". - Ta, ta, ta, ta, quelle langue! comme tu commences l'annĂ©e, madame Grandet? Tu n'as jamais tant parlĂ©. Cependant tu n'as pas mangĂ© de pain trempĂ© dans du vin, je pense. Il y eut moment de silence. Eh bien! reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu'il t'arrive malheur Ă l'Ă©chĂ©ance de ton ĂÂąge, quoique en gĂ©nĂ©ral les La BertelliĂšre soient faits de vieux ciment. Hein! pas vrai? cria-t-il aprĂšs une pause. Enfin, nous en avons hĂ©ritĂ©, je leur pardonne. Et il toussa. - Vous ĂÂȘtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme. - Toujours gai, moi... Gai, gai, gai, le tonnelier, Raccommodez votre cuvier! ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillĂ©. Oui, nom d'un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de mĂÂȘme. Nous dĂ©jeunerons bien, ma femme. Des Grassins m'a envoyĂ© un pĂÂątĂ© de foies gras truffĂ©s! Je vais aller le chercher Ă la diligence. Il doit y avoir joint un double napolĂ©on pour EugĂ©nie, vint lui dire le tonnelier Ă l'oreille. Je n'ai plus d'or, ma femme. J'avais bien encore quelques vieilles piĂšces, je puis te dire cela Ă toi; mais il a fallu les lĂÂącher pour les affaires. Et, pour cĂ©lĂ©brer le premier jour de l'an, il l'embrassa sur le front. - EugĂ©nie, cria la bonne mĂšre, je ne sais sur quel cĂÂŽtĂ© ton pĂšre a dormi; mais il est bon homme, ce matin. Bah! nous nous en tirerons. - Quoi qu'il a donc, notre maĂtre? dit Nanon en entrant chez sa maĂtresse pour y allumer du feu. D'abord, il m'a dit "Bon jour, bon an, grosse bĂÂȘte! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid." Ai-je Ă©tĂ© sotte quand je l'ai vu me tendant la main pour me donner un Ă©cu de six francs qui n'est quasi point rognĂ© du tout! Tenez, madame, regardez-le donc? Oh! le brave homme. C'est un digne homme, tout de mĂÂȘme. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C'est un ben parfait, un ben bon homme... Le secret de cette joie Ă©tait dans une entiĂšre rĂ©ussite de la spĂ©culation de Grandet. Monsieur des Grassins, aprĂšs avoir dĂ©duit les sommes que lui devait le tonnelier pour l'escompte des cent cinquante mille francs d'effets hollandais, et pour le surplus qu'il lui avait avancĂ© afin de complĂ©ter l'argent nĂ©cessaire Ă l'achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en Ă©cus, restant sur le semestre de ses intĂ©rĂÂȘts, et lui avait annoncĂ© la hausse des fonds publics. Ils Ă©taient alors Ă 89, les plus cĂ©lĂšbres capitalistes en achetaient, fin janvier, Ă 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apurĂ© ses comptes, et allait dĂ©sormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir Ă payer ni impositions, ni rĂ©parations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une rĂ©pugnance invincible, et il se voyait, aprĂšs cinq ans, maĂtre d'un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint Ă la valeur territoriale de ses propriĂ©tĂ©s, composerait une fortune colossale. Les six francs donnĂ©s Ă Nanon Ă©taient peut-ĂÂȘtre le solde d'un immense service que la servante avait Ă son insu rendu Ă son maĂtre. - Oh! oh! oĂÂč va donc le pĂšre Grandet, qu'il court dĂšs le matin comme au feu? se dirent les marchands occupĂ©s Ă ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d'un facteur des Messageries transportant sur une brouette des sacs pleins "L'eau va toujours Ă la riviĂšre, le bonhomme allait Ă ses Ă©cus; disait l'un. - Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande! disait un autre. - Il finira par acheter Saumur, s'Ă©criait un troisiĂšme. - Il se moque du froid, il est toujours Ă son affaire, disait une femme Ă son mari. - Eh! eh! monsieur Grandet, si ça vous gĂÂȘnait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en debarrasserais. - Ouin! ce sont des sous, rĂ©pondit le vigneron. - D'argent, dit le facteur Ă voix basse. - Si tu veux que je te soigne, mets une bride Ă ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte. - Ah! Le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur; il paraĂt que quand il fait froid il entend. - VoilĂ vingt sous pour tes Ă©trennes, et motus! DĂ©tale! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. - Nation, les linottes sont-elles Ă la messe? - Oui, monsieur. - Allons, haut la patte! Ă l'ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les Ă©cus furent transportĂ©s dans sa chambre oĂÂč il s'enferma. Quand le dĂ©jeuner sera prĂÂȘt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries. La famille ne dĂ©jeuna qu'Ă dix heures. - Ici ton, pĂšre ne demandera pas Ă voir ton or, dit madame Grandet Ă sa fille en rentrant de la messe. D'ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trĂ©sor pour le jour de ta naissance... Grandet descendit l'escalier en pensant Ă mĂ©tamorphoser promptement ses Ă©cus parisiens en bon or et Ă son admirable spĂ©culation des rentes sur l'Etat. Il Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă placer ainsi ses revenus jusqu'Ă ce que la rente atteignĂt le taux de cent francs. MĂ©ditation funeste Ă EugĂ©nie. AussitĂÂŽt qu'il entra, les deux femmes lui souhaitĂšrent une bonne annĂ©e, sa fille en lui sautant au cou et le cĂÂąlinant, madame Grandet gravement et avec dignitĂ©. - Ah! ah! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu?... je veux ton bonheur. Il faut de l'argent pour ĂÂȘtre heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilĂ un napolĂ©on tout neuf, je l'ai fait venir de Paris. Nom d'un petit bonhomme, il n'y a pas un grain d'or ici. Il n'y a que toi qui as de l'or. Montre-moi ton or, fifille. - Bah! il fait trop froid; dĂ©jeunons, lui rĂ©pondit EugĂ©nie. - HĂ© bien! aprĂšs, hein? ĂâĄa nous aidera tous Ă digĂ©rer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyĂ© ça tout de mĂÂȘme, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coĂ»te rien. Il va bien, des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service Ă Charles, et gratis encore. Il arrange trĂšs bien les affaires de ce pauvre dĂ©funt Grandet. - Ououh! ououh! fit-il, la bouche pleine, aprĂšs une pause, cela est bon! Manges-en donc, ma femme! ça nourrit au moins pour deux jours. - Je n'ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien. - Ah! ouin! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre; tu es une La BertelliĂšre, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j'aime le jaune. L'attente d'une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-ĂÂȘtre pour un condamnĂ© que ne l'Ă©tait pour madame Grandet et pour sa fille l'attente des Ă©vĂ©nements qui devaient terminer ce dĂ©jeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le coeur de ces deux femmes se serrait. La fille avait nĂ©anmoins un appui dans cette conjoncture elle puisait de la force en son amour. - Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts. A cette pensĂ©e, elle jetait Ă sa mĂšre. des regards flamboyants de courage. - Ote tout cela, dit Grandet Ă Nanon quand, vers onze heures, le dĂ©jeuner fut achevĂ©; mais laisse-nous la table. Nous serons plus Ă l'aise pour voir ton petit trĂ©sor, dit-il en regardant EugĂ©nie. Petit, ma foi, non. Tu possĂšdes, valeur intrinsĂšque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh bien! je te donnerai, moi, ce franc pour complĂ©ter la somme, parce que, vois-tu, fifille... HĂ© bien! pourquoi nous Ă©coutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut. - Ecoute, EugĂ©nie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas Ă ton pĂ©pĂšre, ma petite fifille, hein? Les deux femmes Ă©taient muettes. - Je n'ai plus d'or, moi. J'en avais, je n'en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientĂÂŽt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlĂ© dans la province. Ecoute donc, fifille. Il se prĂ©sente une belle occasion tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois prĂšs de deux cents francs d'intĂ©rĂÂȘts, sans impĂÂŽts, ni rĂ©parations, ni grĂÂȘle, ni gelĂ©e, ni marĂ©e, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu rĂ©pugnes peut-ĂÂȘtre Ă te sĂ©parer de ton or, hein, fifille? Apporte-le-moi tout de mĂÂȘme. Je te ramasserai des piĂšces d'or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des gĂ©novines, et, avec celles que je te donnerai Ă tes fĂÂȘtes, en trois ans tu auras rĂ©tabli la moitiĂ© de ton joli petit trĂ©sor en or. Que dis-tu, fifille? LĂšve donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystĂšres de vie et de mort pour les Ă©cus. Vraiment les Ă©cus vivent et grouillent, comme des hommes ça va, ça vient, ça sue, ça produit. EugĂ©nie se leva, mais, aprĂšs avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son pĂšre en face et lui dit "Je n'ai plus mon or". - Tu n'as plus ton or! s'Ă©cria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon Ă dix pas de lui. - Non, je ne l'ai plus. - Tu te trompes, EugĂ©nie. - Non. - Par la serpette de mon pĂšre! Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient. - Bon saint bon Dieu! voilĂ madame qui pĂÂąlit, cria Nanon. - Grandet, ta colĂšre me fera mourir, dit la pauvre femme. - Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille! - EugĂ©nie, qu'avez-vous fait de vos piĂšces? cria-t-il en fondant sur elle. - Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mĂšre souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas. Grandet fut Ă©pouvantĂ© de la pĂÂąleur rĂ©pandue sur le teint de sa femme, naguĂšre si jaune. - Nanon, venez m'aider Ă me coucher, dit la mĂšre d'une voix faible. Je meurs. AussitĂÂŽt Nanon donna le bras Ă sa maĂtresse, autant en fit EugĂ©nie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu'elles purent la monter chez elle, car elle tombait en dĂ©faillance de marche en marche. Grandet resta seul. NĂ©anmoins, quelques moments aprĂšs, il monta sept ou huit marches, et cria "EugĂ©nie, quand votre mĂšre sera couchĂ©e, vous descendrez". - Oui, mon pĂšre. Elle ne tarda pas Ă venir, aprĂšs avoir rassurĂ© sa mĂšre. - Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire oĂÂč est votre trĂ©sor. - Mon pĂšre, si vous me faites des prĂ©sents dont je ne sois pas entiĂšrement maĂtresse, reprenez-les, rĂ©pondit froidement EugĂ©nie en cherchant le napolĂ©on sur la cheminĂ©e et le lui prĂ©sentant. Grandet saisit vivement le napolĂ©on et le coula dans son gousset. - Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça! dit-il en faisant claquer l'ongle de son pouce sous sa maĂtresse dent. Vous mĂ©prisez donc votre pĂšre, vous n'avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un pĂšre. S'il n'est pas tout pour vous, il n'est rien . OĂÂč est votre or? - Mon pĂšre, je vous aime et vous respecte, malgrĂ© votre colĂšre; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J'ai fait de mon argent ce qu'il m'a plu d'en faire, et soyez sĂ»r qu'il est bien placĂ©... - OĂÂč? - C'est un secret inviolable, dit-elle. N'avez-vous pas vos secrets? - Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires? - C'est aussi mon affaire. - Cette affaire doit ĂÂȘtre mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire Ă votre pĂšre, mademoiselle Grandet. - Elle est excellente, et je ne puis pas la dire Ă mon pĂšre. - Au moins quand avez-vous donnĂ© votre or? EugĂ©nie fit un signe de tĂÂȘte nĂ©gatif. - Vous l'aviez encore le jour de votre fĂÂȘte, hein? EugĂ©nie, devenue aussi rusĂ©e par amour que son pĂšre l'Ă©tait par avarice, rĂ©itĂ©ra le mĂÂȘme signe de tĂÂȘte. - Mais l'on n'a jamais vu pareil entĂÂȘtement, ni vol pareil, dit Grandet d'une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu'un aura pris ton or! le seul or qu'il y avait! et je ne saurai pas qui? L'or est une chose chĂšre. Les plus honnĂÂȘtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et mĂÂȘme chez les bourgeois, mais donner de l'or, car vous l'avez donnĂ© Ă quelqu'un, hein? EugĂ©nie fut impassible. A-t-on vu pareille fille! Est-ce moi qui suis votre pĂšre? Si vous l'avez placĂ©, vous en avez un reçu... - Etais-je libre, oui ou non, d'en faire ce que bon me semblait? Etait-ce Ă moi? - Mais tu es un enfant. - Majeure. Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pĂÂąlit, trĂ©pigna, jura; puis trouvant enfin des paroles, il cria "Maudit serpent de fille! Ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle Ă©gorge son pĂšre! Pardieu, tu auras jetĂ© notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon pĂšre, je ne peux pas te dĂ©shĂ©riter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'Ă©tait Ă Charles, que... Mais, non, ce n'est pas possible. Quoi! ce mĂ©chant mirliflor m'aurait dĂ©valisĂ©..." Il regarda sa fille qui restait muette et froide. - Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n'as pas donnĂ© ton or pour rien, au moins. Voyons, dis? EugĂ©nie regarda son pĂšre, en lui jetant un regard ironique qui l'offensa. EugĂ©nie, vous ĂÂȘtes chez moi, chez votre pĂšre. Vous devez, pour y rester, vous soumettre Ă ses ordres. Les prĂÂȘtres vous ordonnent de m'obĂ©ir. EugĂ©nie baissa la tĂÂȘte. Vous m'offensez dans ce que j'ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu'Ă ce que je vous permette d'en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l'eau. Vous m'avez entendu, marchez! EugĂ©nie fondit en larmes et se sauva prĂšs de sa mĂšre. AprĂšs avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s'apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait ĂÂȘtre chez sa femme; et, charmĂ© de la prendre en contravention Ă ses ordres, il grimpa les escaliers avec l'agilitĂ© d'un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment oĂÂč elle caressait les cheveux d'EugĂ©nie dont le visage Ă©tait plongĂ© dans le sein maternel. - Console-toi, ma pauvre enfant, ton pĂšre s'apaisera. - Elle n'a plus de pĂšre, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille dĂ©sobĂ©issante comme l'est celle-lĂ ? Jolie Ă©ducation, et religieuse surtout. HĂ© bien! vous n'ĂÂȘtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle. - Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fiĂšvre. - Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, oĂÂč est l'or, qu'est devenu l'or? EugĂ©nie se leva, lança un regard d'orgueil sur son pĂšre, et rentra dans sa chambre Ă laquelle le bonhomme donna un tour de clef. - Nanon, cria-t-il, Ă©teins le feu de la salle. Et il vint s'asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminĂ©e de sa femme, en lui disant "Elle l'a donnĂ© sans doute Ă ce misĂ©rable sĂ©ducteur de Charles qui n'en voulait qu'Ă notre argent". Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde. - Je ne savais rien de tout ceci, rĂ©pondit-elle en se tournant du cĂÂŽtĂ© de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards Ă©tincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j'en crois mes pressentiments, je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. Vous auriez dĂ» m'Ă©pargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causĂ© de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l'enfant qui naĂt; ainsi ne lui faites pas de peine, rĂ©voquez votre arrĂÂȘt. Le froid est bien vif, vous pouvez ĂÂȘtre cause de quelque grave maladie. - Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et Ă l'eau jusqu'Ă ce qu'elle ait satisfait son pĂšre. Que diable, un chef de famille doit savoir oĂÂč va l'or de sa maison. Elle possĂ©dait les seules roupies qui fussent en France peut-ĂÂȘtre, puis des gĂ©novines, des ducats de Hollande. - Monsieur, EugĂ©nie est notre unique enfant et quand mĂÂȘme elle les aurait jetĂ©s Ă l'eau... - A l'eau? cria le bonhomme, Ă l'eau! Vous ĂÂȘtes folle, madame Grandet. Ce que j'ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez? les femmes s'entendent mieux entre elles à ça que nous autres. Quoi qu'elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi? Quand elle aurait dorĂ© son cousin de la tĂÂȘte aux pieds, il est en pleine mer, hein! nous ne pouvons pas courir aprĂšs... - Eh bien! monsieur? ExcitĂ©e par la crise nerveuse oĂÂč elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui dĂ©veloppait sa tendresse et son intelligence, la perspicacitĂ© de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment oĂÂč elle rĂ©pondait; elle changea d'idĂ©e sans changer de ton. - Eh bien! Monsieur, ai-je plus d'empire sur elle que vous n'en avez? Elle ne m'a rien dit, elle tient de vous. - Tudieu! comme vous avez la langue pendue ce matin! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-ĂÂȘtre avec elle. Il regarda sa femme fixement. - En vĂ©ritĂ©, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n'avez qu'Ă continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dĂ»t-il m'en coĂ»ter la vie, je vous le rĂ©pĂ©terais encore vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l'ĂÂȘtes. Cet argent lui appartenait, elle n'a pu qu'en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaĂtre nos bonnes oeuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grĂÂąces Ă EugĂ©nie!... Vous amoindrirez ainsi l'effet du coup que m'a portĂ© votre colĂšre, et vous me sauverez peut-ĂÂȘtre la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille. - Je dĂ©campe, dit-il. Ma maison n'est pas tenable, la mĂšre et la fille raisonnent et parlent comme si... Brooouh! Pouah! Vous m'avez donnĂ© de cruelles Ă©trennes. EugĂ©nie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. A quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l'or de votre pĂšre en cachette Ă un fainĂ©ant qui vous dĂ©vorera votre coeur quand vous n'aurez plus que ça Ă lui prĂÂȘter? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n'y pas toucher. Il n'a ni coeur ni ĂÂąme, puisqu'il ose emporter le trĂ©sor d'une pauvre fille sans l'agrĂ©ment des parents. Quand la porte de la rue fut fermĂ©e, EugĂ©nie sortit de sa chambre et vint prĂšs de sa mĂšre. - Vous avez bien du courage pour votre fille, lui dit-elle. - Vois-tu, mon enfant, oĂÂč nous mĂšnent les choses illicites?... tu m'as fait faire un mensonge. - Oh! je demanderai Ă Dieu de m'en punir seule. - C'est-y vrai, dit Nanon effarĂ©e en arrivant, que voilĂ mademoiselle au pain et Ă l'eau pour le reste des jours? - Qu'est-ce que cela fait, Nanon? dit tranquillement EugĂ©nie. - Ah! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non. - Pas un mot de tout ça, Nanon, dit EugĂ©nie. - J'aurai la goule morte, mais vous verrez. Grandet dĂna seul pour la premiĂšre fois depuis vingt-quatre ans. - Vous voilĂ donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C'est bien dĂ©sagrĂ©able d'ĂÂȘtre veuf avec deux femmes dans sa maison. - Je ne te parle pas Ă toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu'est-ce que tu as dans ta casserole que j'entends bouilloter sur le fourneau? - C'est des graisses que je fonds.... - Il viendra du monde ce soir, allume le feu. Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivĂšrent Ă huit heures, et s'Ă©tonnĂšrent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille. - Ma femme est un peu indisposĂ©e. EugĂ©nie est auprĂšs d'elle, rĂ©pondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune Ă©motion. Au bout d'une heure employĂ©e en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui Ă©tait montĂ©e faire sa visite Ă madame Grandet, descendit et chacun lui demanda "Comment va madame Grandet?" - Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L'Ă©tat de sa santĂ© me paraĂt vraiment inquiĂ©tant. A son ĂÂąge, il faut prendre les plus grandes prĂ©cautions, papa Grandet. - Nous verrons cela, rĂ©pondit le vigneron d'un air distrait. Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans la rue, madame des Grassins leur dit "Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mĂšre est trĂšs mal sans seulement qu'elle s'en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu'un qui a pleurĂ© longtemps. Voudraient-ils la marier contre son grĂ©?" Lorsque le vigneron fut couchĂ©, Nanon vint en chaussons Ă pas muets chez EugĂ©nie, et lui dĂ©couvrit un pĂÂątĂ© fait Ă la casserole. - Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m'a donnĂ© un liĂšvre. Vous mangez si peu, que ce pĂÂątĂ© vous durera bien huit jours; et, par la gelĂ©e, il ne risquera point de se gĂÂąter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C'est que ça n'est point sain du tout. - Pauvre Nanon, dit EugĂ©nie en lui serrant la main. - Je l'ai fait ben bon, ben dĂ©licat, et il ne s'en est point aperçu. J'ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs; j'en suis ben la maĂtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet. Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme Ă des heures diffĂ©rentes dans la journĂ©e, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire Ă elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son Ă©tat empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inĂ©branlable, ĂÂąpre et froid comme une pile de granit. Il continua d'aller et venir selon ses habitudes; mais il ne bĂ©gaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu'il ne l'avait jamais Ă©tĂ©. Souvent il lui Ă©chappait quelque erreur dans ses chiffres. - Il s'est passĂ© quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. - Qu'est-il donc arrivĂ© dans la maison Grandet? fut une question convenue que l'on s'adressait gĂ©nĂ©ralement dans toutes les soirĂ©es Ă Saumur. EugĂ©nie; allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l'Ă©glise, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle, y rĂ©pondait d'une maniĂšre Ă©vasive et sans satisfaire sa curiositĂ©. NĂ©anmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit Ă madame des Grassins, le secret de la rĂ©clusion d'EugĂ©nie. Il y eut un moment oĂÂč les prĂ©textes manquĂšrent pour justifier sa perpĂ©tuelle absence. Puis, sans qu'il fĂ»t possible de savoir par qui le secret avait Ă©tĂ© trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l'an mademoiselle Grandet Ă©tait, par l'ordre de son pĂšre, enfermĂ©e dans sa chambre, au pain et Ă l'eau, sans feu; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit; et l'on savait mĂÂȘme que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mĂšre que pendant le temps oĂÂč son pĂšre Ă©tait absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jugĂ©e trĂšs sĂ©vĂšrement. La ville entiĂšre le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duretĂ©s, et l'excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller Ă la messe ou Ă vĂÂȘpres, accompagnĂ©e de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fenĂÂȘtres pour examiner avec curiositĂ© la contenance de la riche hĂ©ritiĂšre et son visage, oĂÂč se peignaient une mĂ©lancolie et une douceur angĂ©liques. Sa rĂ©clusion, la disgrĂÂące de son pĂšre, n'Ă©taient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses lĂšvres le miel qu'y avaient laissĂ© les baisers de l'amour? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle Ă©tait l'objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son pĂšre. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l'amour l'aidaient Ă patiemment supporter la colĂšre et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mĂšre, douce et tendre crĂ©ature, qui s'embellissait de l'Ă©clat que jetait son ĂÂąme en approchant de la tombe, sa mĂšre dĂ©pĂ©rissait de jour en jour. Souvent EugĂ©nie se reprochait d'avoir Ă©tĂ© la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dĂ©vorait. Ces remords, quoique calmĂ©s par sa mĂšre, l'attachaient encore plus Ă©troitement Ă son amour. Tous les matins, aussitĂÂŽt que son pĂšre Ă©tait sorti, elle venait au chevet du lit de sa mĂšre, et lĂ , Nanon lui apportait son dĂ©jeuner. Mais la pauvre EugĂ©nie, triste et souffrante des souffrances de sa mĂšre, en montrait le visage Ă Nanon par un geste muet, pleurait et n'osait parler de son cousin. Madame Grandet, la premiĂšre, Ă©tait forcĂ©e de lui dire "OĂÂč est-il? Pourquoi n'Ă©crit-il pas?" La mĂšre et la fille ignoraient complĂštement les distances. - Pensons Ă lui, ma mĂšre, rĂ©pondait EugĂ©nie, et n'en parlons pas. Vous souffrez; vous avant tout. Tout c'Ă©tait lui. - Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m'a protĂ©gĂ©e en me faisant envisager avec joie le terme de mes misĂšres. Les paroles de cette femme Ă©taient constamment saintes et chrĂ©tiennes. Quand, au moment de dĂ©jeuner prĂšs d'elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers mois de l'annĂ©e, les mĂÂȘmes discours, rĂ©pĂ©tĂ©s avec une douceur angĂ©lique, mais avec la fermetĂ© d'une femme Ă qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manquĂ© pendant sa vie. - Monsieur, je vous remercie de l'intĂ©rĂÂȘt que vous prenez Ă ma santĂ©, lui rĂ©pondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et allĂ©ger mes douleurs, rendez vos bonnes grĂÂąces Ă notre fille; montrez-vous chrĂ©tien, Ă©poux et pĂšre. En entendant ces mots, Grandet s'asseyait prĂšs du lit et agissait comme un homme, qui, voyant venir une averse, se met tranquillement Ă l'abri sous une porte cochĂšre il Ă©coutait silencieusement sa femme, et ne rĂ©pondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient Ă©tĂ© adressĂ©es, il disait "Tu es un peu pĂÂąlotte aujourd'hui, ma pauvre femme". L'oubli le plus complet de sa fille semblait ĂÂȘtre gravĂ© sur son front de grĂšs, sur ses lĂšvres serrĂ©es. Il n'Ă©tait mĂÂȘme pas Ă©mu par les larmes que ses vagues rĂ©ponses, dont les termes Ă©taient Ă peine variĂ©s, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme. - Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-mĂÂȘme. Vous aurez un jour besoin d'indulgence. Depuis la maladie de sa femme, il n'avait plus osĂ© se servir de son terrible ta, ta, ta, ta, ta! Mais aussi son despotisme n'Ă©tait-il pas dĂ©sarmĂ© par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassĂ©e par l'expression des qualitĂ©s morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle Ă©tait tout ĂÂąme. Le gĂ©nie de la priĂšre semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure; et la faisait resplendir. Qui n'a pas observĂ© le phĂ©nomĂšne de cette transfiguration sur de saints visages oĂÂč les habitudes de l'ĂÂąme finissent par triompher des traits les plus rudement contournĂ©s, en leur imprimant l'animation particuliĂšre due Ă la noblesse et Ă la puretĂ© des pensĂ©es Ă©levĂ©es! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l'ĂÂȘtre humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractĂšre resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dĂ©daigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supĂ©rioritĂ© de pĂšre de famille, domina sa conduite. Sa fidĂšle Nanon paraissait-elle au marchĂ©, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maĂtre lui sifflaient aux oreilles; mais, quoique l'opinion publique condamnĂÂąt hautement le pĂšre Grandet, la servante le dĂ©fendait par orgueil pour la maison. - Eh bien! disait-elle aux dĂ©tracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il se racornisse un peu, cet homme? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh bien! c'est son goĂ»t. D'ailleurs, mes maĂtres ont des raisons majeures. Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dĂ©vorĂ©e par le chagrin, encore plus que par la maladie, n'ayant pas rĂ©ussi, malgrĂ© ses priĂšres, Ă rĂ©concilier EugĂ©nie et son pĂšre, confia ses peines secrĂštes aux Cruchot. - Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et Ă l'eau?... s'Ă©cria le prĂ©sident de Bonfons, et sans motif; mais cela constitue des sĂ©vices tortionnaires; elle peut protester contre, et tant dans que sur... - Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette rĂ©clusion dĂšs demain. En entendant parler d'elle, EugĂ©nie sortit de sa chambre. - Messieurs, dit-elle en s'avançant par un mouvement plein de fiertĂ©, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon pĂšre est maĂtre chez lui. Tant que j'habiterai sa maison, je dois lui obĂ©ir. Sa conduite ne saurait ĂÂȘtre soumise Ă l'approbation ni Ă la dĂ©sapprobation du monde, il n'en est comptable qu'Ă Dieu. Je rĂ©clame de votre amitiĂ© le plus profond silence Ă cet Ă©gard. BlĂÂąmer mon pĂšre serait attaquer notre propre considĂ©ration. Je vous sais grĂ©, messieurs, de l'intĂ©rĂÂȘt que vous me tĂ©moignez; mais vous m'obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j'ai Ă©tĂ© instruite par hasard. - Elle a raison, dit madame Grandet. - Mademoiselle, la meilleure maniĂšre d'empĂÂȘcher le monde de jaser est de vous faire rendre la libertĂ©, lui rĂ©pondit respectueusement le vieux notaire frappĂ© de la beautĂ© que la retraite, la mĂ©lancolie et l'amour avaient imprimĂ©e Ă EugĂ©nie. - Eh bien! ma fille, laisse Ă monsieur Cruchot le soin d'arranger cette affaire, puisqu'il rĂ©pond du succĂšs. Il connaĂt ton pĂšre et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pendant le peu de temps qui me reste Ă vivre, il faut, Ă tout prix, que ton pĂšre et toi vous soyez rĂ©conciliĂ©s. Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la rĂ©clusion d'EugĂ©nie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment oĂÂč EugĂ©nie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derriĂšre le tronc de l'arbre, restait pendant quelques instants Ă contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensĂ©es que lui suggĂ©rait la tĂ©nacitĂ© de son caractĂšre et le dĂ©sir d'embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri oĂÂč Charles et EugĂ©nie s'Ă©taient jurĂ© un Ă©ternel amour, pendant qu'elle regardait aussi son pĂšre Ă la dĂ©robĂ©e ou dans son miroir. S'il se levait et recommençait sa promenade, elle s'asseyait complaisamment Ă la fenĂÂȘtre et se mettait Ă examiner le pan de mur oĂÂč pendaient les plus jolies fleurs, d'oĂÂč sortaient, d'entre les crevasses, des Cheveux de VĂ©nus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un sedum trĂšs abondant dans les vignes Ă Saumur et Ă Tours. MaĂtre Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuyĂ© au mur mitoyen, occupĂ© Ă voir sa fille. - Qu'y a-t-il pour votre service, maĂtre Cruchot? dit-il en apercevant le notaire. - Je viens vous parler d'affaires. - Ah! ah! avez-vous un peu d'or Ă me donner contre des Ă©cus? - Non, non, il ne s'agit pas d'argent, mais de votre fille EugĂ©nie. Tout le monde parle d'elle et de vous. - De quoi se mĂÂȘle-t-on? Charbonnier est maĂtre chez lui. - D'accord, le charbonnier est maĂtre de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenĂÂȘtres. - Comment cela? - Eh! mais votre femme est trĂšs malade, mon ami. Vous devriez mĂÂȘme consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait Ă mourir sans avoir Ă©tĂ© soignĂ©e comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois. - Ta! ta! ta! Ta! vous savez ce qu'a ma femme! Ces mĂ©decins, une fois qu'ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq Ă six fois par jour. - Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l'entendrez. Nous sommes de vieux amis; il n'y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d'intĂ©rĂÂȘt Ă ce qui vous concerne; j'ai donc dĂ» vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous ĂÂȘtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n'est d'ailleurs pas l'affaire qui m'amĂšne. Il s'agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-ĂÂȘtre. AprĂšs tout, vous n'avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc Ă la situation oĂÂč vous seriez, vis-Ă -vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes Ă EugĂ©nie, puisque vous ĂÂȘtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de rĂ©clamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succĂšde Ă sa mĂšre, de qui vous ne pouvez pas hĂ©riter. Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n'Ă©tait pas aussi fort en lĂ©gislation qu'il pouvait l'ĂÂȘtre en commerce. Il n'avait jamais pensĂ© Ă une licitation. - Ainsi je vous engage Ă la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant. - Mais savez-vous ce qu'elle a fait, Cruchot! - Quoi? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du pĂšre Grandet et de connaĂtre la cause de la querelle. - Elle a donnĂ© son or. - Eh bien! Ă©tait-il Ă elle? demanda le notaire. - Ils me disent tous cela! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique. - Allez-vous, pour une misĂšre, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire Ă la mort de sa mĂšre? - Ah! vous appelez six mille francs d'or une misĂšre? - Eh! mon vieil ami, savez-vous ce que coĂ»teront l'inventaire et le partage de la succession de votre femme si EugĂ©nie l'exige? - Quoi? - Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-ĂÂȘtre! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaĂtre la vĂ©ritable valeur? au lieu qu'en vous entendant... - Par la serpette de mon pĂšre! s'Ă©cria le vigneron qui s'assit en palissant, nous verrons ça, Cruchot. AprĂšs un moment de silence ou d'agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant "La vie est bien dure! Il s'y trouve bien des douleurs ". - Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l'honneur que ce que vous me chantez lĂ est fondĂ© en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code! - Mon pauvre ami, rĂ©pondit le notaire, ne sais-je pas mon mĂ©tier? - Cela est donc bien vrai. Je serai dĂ©pouillĂ©, trahi, tuĂ©, dĂ©vorĂ© par ma fille. - Elle hĂ©rite de sa mĂšre. - A quoi servent donc les enfants! Ah! ma femme, je l'aime. Elle est solide heureusement. C'est une La BertelliĂšre. - Elle n'a pas un mois Ă vivre. Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant Ă Cruchot "Comment faire?" lui dit-il. - EugĂ©nie pourra renoncer purement et simplement Ă la succession de sa mĂšre. Vous ne voulez pas la dĂ©shĂ©riter, n'est-ce pas? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis lĂ , mon vieux, est contre mon intĂ©rĂÂȘt. Qu'ai-je Ă faire, moi?... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages... - Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu de l'or? - Non; mais j'ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec EugĂ©nie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre. - Les drĂÂŽles! - Allons, les rentes sont Ă 99. Soyez donc content une fois dans la vie. - A 99, Cruchot? - Oui. -Eh! eh! 99! dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu'Ă la porte de la rue. Puis, trop agitĂ© par ce qu'il venait d'entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui dit "Allons, la mĂšre, tu peux passer la journĂ©e avec ta fille, je vas Ă Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C'est le jour de notre mariage, ma bonne femme tiens, voilĂ dix Ă©cus pour ton reposoir de la FĂÂȘte-Dieu. Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, rĂ©gale-toi! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie!". Il jeta dix Ă©cus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tĂÂȘte pour la baiser au front. - Bonne femme, tu vas mieux, n'est-ce pas? - Comment pouvez-vous penser Ă recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilĂ©e de votre coeur? dit-elle avec Ă©motion. - Ta, ta, ta, ta, ta, dit le pĂšre d'une voix caressante, nous verrons cela. - BontĂ© du ciel! EugĂ©nie, cria la mĂšre en rougissant de joie, viens embrasser ton pĂšre! il te pardonne! Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait Ă toutes jambes vers ses closeries en tĂÂąchant de mettre en ordre ses idĂ©es renversĂ©es. Grandet commençait alors sa soixante-seiziĂšme annĂ©e. Depuis deux ans principalement, son avarice s'Ă©tait accrue comme s'accroissent toutes les passions persistantes de l'homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă une idĂ©e dominante, son sentiment avait affectionnĂ© plus particuliĂšrement un symbole de sa passion. La vue de l'or, la possession de l'or Ă©tait devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens Ă la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. DĂ©clarer sa fortune Ă sa fille, inventorier l'universalitĂ© de ses biens meubles et immeubles pour les liciter?... - Ce serait Ă se couper la gorge, dit-il tout haut au milieu d'un clos en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint Ă Saumur Ă l'heure du dĂner, rĂ©solu de plier devant EugĂ©nie, de la cajoler, de l'amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu'au dernier soupir les rĂÂȘnes de ses millions. Au moment oĂÂč le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l'escalier Ă pas de loup pour venir chez sa femme, EugĂ©nie avait apportĂ© sur le lit de sa mĂšre le beau nĂ©cessaire. Toutes deux, en l'absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa mĂšre. - C'est tout Ă fait son front et sa bouche! disait EugĂ©nie au moment oĂÂč le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l'or, madame Grande cria "Mon Dieu, ayez pitiĂ© de nous!" Le bonhomme sauta sur le nĂ©cessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. - Qu'est-ce que c'est que cela? dit-il en emportant le trĂ©sor et allant se placer Ă la fenĂÂȘtre. - Du bon or! de l'or! s'Ă©cria-t-il. Beaucoup d'or! ça pĂšse deux livres. Ah! ah! Charles t'a donnĂ© cela contre tes belles piĂšces. Hein! pourquoi ne me l'avoir pas dit? C'est une bonne affaire, fifille! Tu es ma fille, je te reconnais. EugĂ©nie tremblait de tous ses membres. - N'est-ce pas, ceci est Ă Charles? reprit le bonhomme. - Oui, mon pĂšre, ce n'est pas Ă moi. Ce meuble est un dĂ©pĂÂŽt sacrĂ©. - Ta! ta! ta! il a pris ta fortune, faut te rĂ©tablir ton petit trĂ©sor. - Mon pĂšre?... Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d'or, et fut obligĂ© de poser le nĂ©cessaire sur une chaise. EugĂ©nie s'Ă©lança pour le ressaisir; mais le tonnelier, qui avait tout Ă la fois l'oeil Ă sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en Ă©tendant le bras qu'elle alla tomber sur le lit de sa mĂšre. - Monsieur, monsieur, cria la mĂšre en se dressant sur son lit. Grandet avait tirĂ© son couteau et s'apprĂÂȘtait Ă soulever l'or. - Mon pĂšre, cria EugĂ©nie en se jetant Ă genoux et marchant ainsi pour arriver plus prĂšs du bonhomme et lever les mains vers lui, mon pĂšre, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix; au nom de votre salut Ă©ternel, mon pĂšre, au nom de ma vie, ne touchez pas Ă ceci! Cette toilette n'est ni Ă vous ni Ă moi; elle est Ă un malheureux parent qui me l'a confiĂ©e, et je dois la lui rendre intacte. - Pourquoi la regardais-tu, si c'est un dĂ©pĂÂŽt? Voir, c'est pis que toucher. - Mon pĂšre, ne la dĂ©truisez pas, ou vous me dĂ©shonorez. Mon pĂšre, entendez-vous? - Monsieur, grĂÂące! dit la mĂšre. - Mon pĂšre, cria EugĂ©nie d'une voix si Ă©clatante que Nanon effrayĂ©e monta. EugĂ©nie sauta sur un couteau qui Ă©tait Ă sa portĂ©e et s'en arma. - Eh bien? lui dit froidement Grandet en souriant Ă froid. - Monsieur, monsieur, vous m'assassinez! dit la mĂšre. - Mon pĂšre, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez dĂ©jĂ rendu ma mĂšre mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure. Grandet tint son couteau sur le nĂ©cessaire, et regarda sa fille en hĂ©sitant. - En serais-tu donc capable, EugĂ©nie? dit-il. - Oui, monsieur, dit la mĂšre. - Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l'or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s'Ă©vanouit. - LĂ , voyez-vous, mon cher monsieur? madame se meurt, cria Nanon. - Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc! s'Ă©cria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. - Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. - Allons, la mĂšre, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n'est rien, va nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille? Plus de pain sec, tu mangera tout ce que tu voudras. Ah! elle ouvre les yeux. Eh bien! la mĂšre, mĂ©mĂšre, timĂšre, allons donc! Tiens, vois, j'embrasse EugĂ©nie. Elle aime son cousin, elle l'Ă©pousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc! Ecoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait Ă Saumur. - Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant! dit d'une voix faible madame Grandet. - Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla Ă son cabinet, et revint avec une poignĂ©e de louis qu'il Ă©parpilla sur le lit. - Tiens, EugĂ©nie, tiens, ma femme, voilĂ pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, Ă©gaie-toi; ma femme; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien, ni EugĂ©nie non plus. VoilĂ cent louis d'or pour elle. Tu ne les donneras pas, EugĂ©nie, ceux-lĂ , hein? Madame Grandet et sa fille se regardĂšrent Ă©tonnĂ©es. - Reprenez-les, mon pĂšre; nous n'avons besoin que de votre tendresse. - Eh bien! c'est ça, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dĂner, pour jouer au loto tous les soirs Ă deux sous. Faites vos farces! Hein, ma femme? - HĂ©las! je le voudrais bien, puisque cela peut vous ĂÂȘtre agrĂ©able, dit la mourante; mais je ne saurais me lever. - Pauvre mĂšre, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille! Il la serra, l'embrassa. Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille aprĂšs une brouille! ma fifille! Tiens, vois-tu, mĂ©mĂšre, nous ne faisons qu'un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il Ă EugĂ©nie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t'en parlerai plus, jamais. Monsieur Bergerin, le plus cĂ©lĂšbre mĂ©decin de Saumur, arriva bientĂÂŽt. La consultation finie, il dĂ©clara positivement Ă Grandet que sa femme Ă©tait bien mal, mais qu'un grand calme d'esprit, un rĂ©gime doux et des soins minutieux pourraient reculer l'Ă©poque de sa mort vers la fin de l'automne. - ĂâĄa coĂ»tera-t-il cher? dit le bonhomme, faut-il des drogues ? - Peu de drogues, mais beaucoup de soins, rĂ©pondit le mĂ©decin qui ne put retenir un sourire. - Enfin, monsieur Bergerin, rĂ©pondit Grandet, vous ĂÂȘtes un homme d'honneur, pas vrai? Je me fie Ă vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme; je l'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l'ĂÂąme. J'ai du chagrin. Le chagrin est entrĂ© chez moi avec la mort de mon frĂšre, pour lequel je dĂ©pense, Ă Paris, des sommes... les yeux de la tĂÂȘte, enfin! et ça ne finit point. Adieu, monsieur, si l'on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand mĂÂȘme il faudrait dĂ©penser pour ça cent ou deux cents francs. MalgrĂ© les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santĂ© de sa femme, dont la succession ouverte Ă©tait une premiĂšre mort pour lui; malgrĂ© la complaisance qu'il manifestait en toute occasion pour les moindres volontĂ©s de la mĂšre et de la fille Ă©tonnĂ©es; malgrĂ© les soins les plus tendres prodiguĂ©s par EugĂ©nie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s'affaiblissait et dĂ©pĂ©rissait comme dĂ©pĂ©rissent la plupart des femmes atteintes, Ă cet ĂÂąge, par la maladie. Elle Ă©tait frĂÂȘle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrĂ©tienne; n'est-ce pas dire sublime? Au mois d'octobre 1822 Ă©clatĂšrent particuliĂšrement ses vertus, sa patience d'ange et son amour pour sa fille; elle s'Ă©teignit sans avoir laissĂ© Ă©chapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, Ă laquelle ses derniers regards semblaient prĂ©dire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde Ă©goĂÂŻste qui voulait lui arracher sa toison, ses trĂ©sors. - Mon enfant, lui dit-elle avant d'expirer, il n'y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras, un jour. Le lendemain de cette mort, EugĂ©nie trouva de nouveaux motifs de s'attacher Ă cette maison oĂÂč elle Ă©tait nĂ©e, oĂÂč elle avait tant souffert, oĂÂč sa mĂšre venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisĂ©e et la chaise Ă patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir mĂ©connu l'ĂÂąme de son vieux pĂšre en se voyant l'objet de ses soins les plus tendres il venait lui donner le bras pour descendre au dĂ©jeuner; il la regardait d'un oeil presque bon pendant des heures entiĂšres; enfin il la couvait comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© d'or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu Ă lui-mĂÂȘme, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, tĂ©moins de sa faiblesse, l'attribuĂšrent Ă son grand ĂÂąge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultĂ©s; mais le jour oĂÂč la famille prit le deuil, aprĂšs le dĂner auquel fut conviĂ© maĂtre Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s'expliqua. - Ma chĂšre enfant, dit-il Ă EugĂ©nie lorsque la table fut ĂÂŽtĂ©e et les portes soigneusement closes, te voilĂ hĂ©ritiĂšre de ta mĂšre, et nous avons de. petites affaires Ă rĂ©gler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot? - Oui. - Est-il donc si nĂ©cessaire de s'en occuper aujourd'hui, mon pĂšre? - Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l'incertitude oĂÂč je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine. - Oh! mon pĂšre. - HĂ© bien! il faut arranger tout cela ce soir. - Que voulez-vous donc que je fasse? - Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot. - Mademoiselle, monsieur votre pĂšre ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits Ă©normes pour l'argent comptant qu'il peut possĂ©der. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l'inventaire de toute la fortune qui aujourd'hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre pĂšre... - Cruchot, ĂÂȘtes-vous bien sĂ»r de cela, pour en parler ainsi devant un enfant? - Laissez-moi dire, Grandet. - Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dĂ©pouiller. N'est-ce pas, fifille? - Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse? demanda EugĂ©nie impatientĂ©e. - Eh bien! dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez Ă la succession de madame votre mĂšre, et laisseriez Ă votre pĂšre l'usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriĂ©tĂ©... - Je ne comprends rien Ă tout ce que vous me dites, rĂ©pondit EugĂ©nie; donnez-moi l'acte, et montrez-moi la place oĂÂč je dois signer. Le pĂšre Grandet regardait alternativement l'acte et sa fille, sa fille et l'acte, en Ă©prouvant de si violentes Ă©motions qu'il s'essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front. - Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coĂ»tera gros Ă faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement Ă la succession de ta pauvre chĂšre mĂšre dĂ©funte, et t'en rapporter Ă moi pour l'avenir, j'aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais Ă ceux pour lesquels tu en fais dire... Hein! cent francs par mois, en livres? - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mon pĂšre. - Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dĂ©pouillez... -Eh! mon Dieu, dit-elle, qu'est-ce que cela me fait? - Tais-toi, Cruchot. C'est dit, c'est dit, s'Ă©cria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. EugĂ©nie, tu ne te dĂ©diras point, tu es une honnĂÂȘte fille, hein? - Oh! mon pĂšre... Il l'embrassa avec effusion, la serra dans ses bras Ă l'Ă©touffer. - Va, mon enfant, tu donnes la vie Ă ton pĂšre; mais tu lui rends ce qu'il t'a donnĂ© nous sommes quittes. VoilĂ comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bĂ©nis! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire Ă©pouvantĂ©. Vous verrez Ă bien prĂ©parer l'acte de renonciation au greffe du Tribunal. Le lendemain, vers midi, fut signĂ©e la dĂ©claration par laquelle EugĂ©nie accomplissait elle-mĂÂȘme sa spoliation. Cependant, malgrĂ© sa parole, Ă la fin de la premiĂšre annĂ©e, le vieux tonnelier n'avait pas encore donnĂ© un sou des cent francs par mois si solennellement promis Ă sa fille. Aussi, quand EugĂ©nie lui en parla plaisamment, ne put-il s'empĂÂȘcher de rougir; il monta vivement Ă son cabinet, revint, et lui prĂ©senta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris Ă son neveu. - Tiens, petite, dit-il d'un accent plein d'ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs? - O mon pĂšre! vrai, me les donnez-vous? - Je t'en rendrai autant l'annĂ©e prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spĂ©culer sur le sentiment de sa fille. NĂ©anmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nĂ©cessitĂ© d'initier sa fille aux secrets du mĂ©nage. Pendant deux annĂ©es consĂ©cutives il lui fit ordonner en sa prĂ©sence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisiĂšme annĂ©e il l'avait si bien accoutumĂ©e Ă toutes ses façons d'avarice, il les avait si visiblement tournĂ©es chez elle en habitudes, qu'il lui laissa sans crainte les clefs de la dĂ©pense, et l'institua la maĂtresse au logis. Cinq ans se passĂšrent sans qu'aucun Ă©vĂ©nement marquĂÂąt dans l'existence monotone d'EugĂ©nie et de son pĂšre. Ce fut les mĂÂȘmes actes constamment accomplis avec la rĂ©gularitĂ© chronomĂ©trique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mĂ©lancolie de mademoiselle Grandet n'Ă©tait un secret pour personne; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcĂ© par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociĂ©tĂ©s de Saumur formaient sur l'Ă©tat du coeur de la riche hĂ©ritiĂšre. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu'ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris Ă jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l'annĂ©e 1827, son pĂšre, sentant le poids des infirmitĂ©s, fut forcĂ© de l'initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultĂ©s, de s'en rapporter Ă Cruchot le notaire, dont la probitĂ© lui Ă©tait connue. Puis, vers la fin de cette annĂ©e, le bonhomme fut enfin, Ă l'ĂÂąge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrĂšs. Grandet fut condamnĂ© par monsieur Bergerin. En pensant qu'elle allait bientĂÂŽt se trouver seule dans le monde, EugĂ©nie se tint, pour ainsi dire, plus prĂšs de son pĂšre, et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. Dans sa pensĂ©e, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l'amour Ă©tait le monde entier, et Charles n'Ă©tait pas lĂ . Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux pĂšre, dont les facultĂ©s commençaient Ă baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. DĂšs le matin il se faisait rouler entre la cheminĂ©e de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or. Il restait lĂ sans mouvement, mais il regardait tour Ă tour avec anxiĂ©tĂ© ceux qui venaient le voir et la porte doublĂ©e de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu'il entendait; et, au grand Ă©tonnement du notaire, il entendait le bĂÂąillement de son chien dans la cour. Il se rĂ©veillait de sa stupeur apparente au jour et Ă l'heure oĂÂč il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil Ă roulettes jusqu'Ă ce qu'il se trouvĂÂąt en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait Ă ce qu'elle plaçĂÂąt en secret elle-mĂÂȘme les sacs d'argent les uns sur les autres, Ă ce qu'elle fermĂÂąt la porte. Puis il revenait Ă sa place silencieusement aussitĂÂŽt qu'elle lui avait rendu la prĂ©cieuse clef, toujours placĂ©e dans la poche de son gilet, et qu'il tĂÂątait de temps en temps. D'ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche hĂ©ritiĂšre Ă©pouserait nĂ©cessairement son neveu, le prĂ©sident, si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d'attentions il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait Ă son commandement Ă Froidfond, aux terres, aux prĂ©s, aux vignes, vendait les rĂ©coltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se rĂ©unir secrĂštement aux sacs empilĂ©s dans le cabinet. Enfin arrivĂšrent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait Ă lui et roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait Ă Nanon "Serre, serre ça, pour qu'on ne me vole pas". Quand il pouvait ouvrir les yeux, oĂÂč toute sa vie s'Ă©tait rĂ©fugiĂ©e, il les tournait aussitĂÂŽt vers la porte du cabinet oĂÂč gisaient ses trĂ©sors en disant Ă sa fille "Y sont-ils? y sont-ils?" d'un son de voix qui dĂ©notait une sorte de peur panique. - Oui, mon pĂšre. - Veille Ă l'or, mets de l'or devant moi. EugĂ©nie lui Ă©tendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entiĂšres les yeux attachĂ©s sur les louis, comme un enfant qui, au moment oĂÂč il commence Ă voir, contemple stupidement le mĂÂȘme objet; et, comme Ă un enfant, il lui Ă©chappait un sourire pĂ©nible. - Ca me rĂ©chauffe! disait-il quelquefois en laissant paraĂtre sur sa figure une expression de bĂ©atitude. Lorsque le curĂ© de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimĂšrent Ă la vue de la croix, des chandeliers, du bĂ©nitier d'argent qu'il regarda fixement, et sa loupe remua pour la derniĂšre fois. Lorsque le prĂÂȘtre lui approcha des lĂšvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un Ă©pouvantable geste pour le saisir et ce dernier effort lui coĂ»ta la vie, il appela EugĂ©nie, qu'il ne voyait pas quoiqu'elle fĂ»t agenouillĂ©e devant lui et qu'elle baignĂÂąt de ses larmes une main dĂ©jĂ froide. - Mon pĂšre, bĂ©nissez-moi?... demanda-t-elle. - Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça lĂ -bas, dit-il en prouvant par cette derniĂšre parole que le christianisme doit ĂÂȘtre la religion des avares. EugĂ©nie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n'ayant que Nanon Ă qui elle pĂ»t jeter un regard avec la certitude d'ĂÂȘtre entendue et comprise, Nanon, le seul ĂÂȘtre qui l'aimĂÂąt pour elle et avec qui elle pĂ»t causer de ses chagrins. La Grande Nanon Ă©tait une providence pour EugĂ©nie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. AprĂšs la mort de son pĂšre, EugĂ©nie apprit par maĂtre Cruchot qu'elle possĂ©dait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l'arrondissement de Saumur, six millions placĂ©s en trois pour cent Ă soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en Ă©cus, sans compter les arrĂ©rages Ă recevoir. L'estimation totale de ses biens allait Ă dix-sept millions. - OĂÂč donc est mon cousin? se dit-elle. Le jour oĂÂč maĂtre Cruchot remit Ă sa cliente l'Ă©tat de la succession, devenue claire et liquide, EugĂ©nie resta seule avec Nanon, assises l'une et l'autre de chaque cĂÂŽtĂ© de la cheminĂ©e de cette salle si vide, oĂÂč tout Ă©tait souvenir, depuis la chaise Ă patins sur laquelle s'asseyait sa mĂšre jusqu'au verre dans lequel avait bu son cousin. - Nanon, nous sommes seules... - Oui, mademoiselle; et, si je savais oĂÂč il est, ce mignon, j'irais de mon pied le chercher. - Il y a la mer entre nous, dit-elle. Pendant que la pauvre hĂ©ritiĂšre pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l'univers, il n'Ă©tait question de Nantes Ă OrlĂ©ans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagĂšre Ă Nanon, qui, possĂ©dant dĂ©jĂ six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d'un mois, elle passa de l'Ă©tat de fille Ă celui de femme, sous la protection d'Antoine Cornoiller, qui fut nommĂ© garde-gĂ©nĂ©ral des terres et propriĂ©tĂ©s de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu'elle eĂ»t cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient rĂ©sistĂ© aux attaques du temps. GrĂÂące au rĂ©gime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint colorĂ©, par une santĂ© de fer. Peut-ĂÂȘtre n'avait-elle jamais Ă©tĂ© aussi bien qu'elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bĂ©nĂ©fices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. - Elle est bon teint, disait le drapier. - Elle est capable de faire des enfants, dit le marchand de sel; elle s'est conservĂ©e comme dans de la saumure, sous votre respect. - Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup, disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui Ă©tait aimĂ©e de tout le voisinage, ne reçut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre Ă la paroisse. Pour prĂ©sent de noce, EugĂ©nie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d'une telle magnificence, parlait de sa maĂtresse les larmes aux yeux il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d'EugĂ©nie, madame Cornoiller eut dĂ©sormais un bonheur Ă©gal pour elle Ă celui de possĂ©der un mari. Elle avait enfin une dĂ©pense Ă ouvrir, Ă fermer, des provisions Ă donner le matin, comme faisait son dĂ©funt maĂtre. Puis elle eut Ă rĂ©gir deux domestiques, une cuisiniĂšre et une femme de chambre chargĂ©e de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de rĂ©gisseur. Il est inutile de dire que la cuisiniĂšre et la femme de chambre choisies par Nanon Ă©taient de vĂ©ritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dĂ©vouement Ă©tait sans bornes. Les fermiers ne s'aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sĂ©vĂšrement Ă©tabli les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuĂ©e par monsieur et madame Cornoiller. Ainsi va le monde A trente ans, EugĂ©nie ne connaissait encore aucune des fĂ©licitĂ©s de la vie. Sa pĂÂąle et triste enfance s'Ă©tait Ă©coulĂ©e auprĂšs d'une mĂšre dont le coeur mĂ©connu, froissĂ©, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette mĂšre plaignit sa fille d'avoir Ă vivre, et lui laissa dans l'ĂÂąme de lĂ©gers remords et d'Ă©ternels regrets. Le premier, le seul amour d'EugĂ©nie Ă©tait, pour elle, un principe de mĂ©lancolie. AprĂšs avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donnĂ© son coeur entre deux baisers furtivement acceptĂ©s et reçus; puis il Ă©tait parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son pĂšre, lui avait presque coĂ»tĂ© sa mĂšre, et ne lui causait que des douleurs mĂÂȘlĂ©es de frĂÂȘles espĂ©rances. Ainsi jusqu'alors elle s'Ă©tait Ă©lancĂ©e vers le bonheur en perdant ses forces, sans les Ă©changer. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration l'ĂÂąme a besoin d'absorber les sentiments d'une autre ĂÂąme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phĂ©nomĂšne humain, point de vie au coeur; l'air lui manque alors, il souffre, et dĂ©pĂ©rit. EugĂ©nie commençait Ă souffrir. Pour elle, la fortune n'Ă©tait ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par l'amour, par la religion, par sa foi dans l'avenir. L'amour lui expliquait l'Ă©ternitĂ©. Son coeur et l'Evangile lui signalaient deux mondes Ă attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensĂ©es infinies, qui pour elle peut-ĂÂȘtre n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-mĂÂȘme, aimant et se croyant aimĂ©e. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trĂ©sors n'Ă©taient pas les millions dont les revenus s'entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus Ă son lit, mais les bijoux rachetĂ©s Ă son pĂšre, Ă©talĂ©s orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut; mais le dĂ© de sa tante, duquel s'Ă©tait servie sa mĂšre, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler Ă une broderie, ouvrage de PĂ©nĂ©lope, entrepris seulement pour mettre Ă son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulĂ»t se marier durant son deuil. Sa piĂ©tĂ© vraie Ă©tait connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique Ă©tait sagement dirigĂ©e par le vieil abbĂ©, se contenta-t-elle de cerner l'hĂ©ritiĂšre en l'entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d'une sociĂ©tĂ© composĂ©e des plus chauds et des plus dĂ©vouĂ©s Cruchotins du pays, qui s'efforçaient de chanter les louanges de la maĂtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le mĂ©decin ordinaire de sa chambre, son grand aumĂÂŽnier, son chambellan, sa premiĂšre dame d'atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L'hĂ©ritiĂšre eĂ»t-elle dĂ©sirĂ© un porte-queue, on lui en aurait trouvĂ© un. C'Ă©tait une reine, et la plus habilement adulĂ©e de toutes les reines. La flatterie n'Ă©mane jamais des grandes ĂÂąmes, elle est l'apanage des petits esprits, qui rĂ©ussissent Ă se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphĂšre vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intĂ©rĂÂȘt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nommĂ©e par elles mademoiselle de Froidfond, rĂ©ussissaient-elles merveilleusement Ă l'accabler de louanges. Ce concert d'Ă©loges, nouveaux pour EugĂ©nie, la fit d'abord rougir; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s'accoutuma si bien Ă entendre vanter sa beautĂ©, que si quelque nouveau venu l'eĂ»t trouvĂ©e laide, ce reproche lui aurait Ă©tĂ© beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu'elle mettait secrĂštement aux pieds de son idole. Elle s'habitua donc par degrĂ©s Ă se laisser traiter en souveraine et Ă voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le prĂ©sident de Bonfons Ă©tait le hĂ©ros de ce petit cercle, oĂÂč son esprit, sa personne, son instruction, son amabilitĂ© sans cesse Ă©taient vantĂ©s. L'un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmentĂ© sa fortune; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavĂ©, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l'hĂ©ritiĂšre. - Savez-vous, mademoiselle, disait un habituĂ©, que les Cruchot ont Ă eux quarante mille livres de rente. - Et leurs Ă©conomies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu derniĂšrement offrir Ă monsieur Cruchot deux cent mille francs de son Ă©tude. Il doit la vendre, s'il peut ĂÂȘtre nommĂ© juge de paix. - Il veut succĂ©der Ă monsieur de Bonfons dans la prĂ©sidence du tribunal, et prend ses prĂ©cautions, rĂ©pondit madame d'Orsonval; car monsieur le prĂ©sident deviendra conseiller, puis prĂ©sident Ă la Cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. - Oui, c'est un homme bien distinguĂ©, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle? Monsieur le prĂ©sident avait tĂÂąchĂ© de se mettre en harmonie avec le rĂÂŽle qu'il voulait jouer. MalgrĂ© ses quarante ans, malgrĂ© sa figure brune et rĂ©barbative, flĂ©trie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot Ă gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familiĂšrement Ă la belle hĂ©ritiĂšre, et lui disait Notre chĂšre EugĂ©nie! Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures de monsieur et de madame Grandet, la scĂšne par laquelle commence cette histoire Ă©tait Ă peu prĂšs la mĂÂȘme que par le passĂ©. La meute poursuivait toujours EugĂ©nie et ses millions; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fĂ»t arrivĂ© du fond des Indes, il eĂ»t donc retrouvĂ© les mĂÂȘmes personnages et les mĂÂȘmes intĂ©rĂÂȘts. Madame des Grassins, pour laquelle EugĂ©nie Ă©tait parfaite de grĂÂące et de bontĂ©, persistait Ă tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d'EugĂ©nie eĂ»t dominĂ© le tableau; comme autrefois, Charles eĂ»t encore Ă©tĂ© lĂ le souverain. NĂ©anmoins il y avait un progrĂšs. Le bouquet prĂ©sentĂ© jadis Ă EugĂ©nie aux jours de sa fĂÂȘte par le prĂ©sident Ă©tait devenu pĂ©riodique. Tous les soirs il apportait Ă la riche hĂ©ritiĂšre un gros et magnifique bouquet que madame Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrĂštement dans un coin de la cour, aussitĂÂŽt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant Ă EugĂ©nie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinĂ©e pouvait se relever si l'hĂ©ritiĂšre voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dĂ©dain d'EugĂ©nie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le prĂ©sident Cruchot n'Ă©tait pas aussi avancĂ© qu'on le croyait. - Quoique monsieur de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraĂt pas plus ĂÂągĂ© que ne l'est monsieur Cruchot; il est veuf, il a des enfants, c'est vrai; mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps qui court trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le pĂšre Grandet, en rĂ©unissant tous ses biens Ă la terre de Froidfond, avait l'intention de s'enter sur les Froidfond. Il me l'a souvent dit. Il Ă©tait malin, le bonhomme. - Comment, Nanon, dit un soir EugĂ©nie en se couchant, il ne m'Ă©crira pas une fois en sept ans?... Pendant que ces choses se passaient Ă Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s'Ă©tait d'abord trĂšs bien vendue. Il avait rĂ©alisĂ© promptement une somme de six mille dollars. Le baptĂÂȘme de la Ligne lui fit perdre beaucoup de prĂ©jugĂ©s; il s'aperçut que le meilleur moyen d'arriver Ă la fortune Ă©tait, dans les rĂ©gions intertropicales, aussi bien qu'en Europe, d'acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les cĂÂŽtes d'Afrique et fit la traite des nĂšgres, en joignant Ă son commerce d'hommes celui des marchandises les plus avantageuses Ă Ă©changer sur les divers marchĂ©s oĂÂč l'amenaient ses intĂ©rĂÂȘts. Il porta dans les affaires une activitĂ© qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il Ă©tait dominĂ© par l'idĂ©e de reparaĂtre Ă Paris dans tout l'Ă©clat d'une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d'oĂÂč il Ă©tait tombĂ©. A force de rouler Ă travers les hommes et les pays, d'en observer les coutumes contraires, ses idĂ©es se modifiĂšrent et il devint sceptique. Il n'eut plus de notions fixes sur le juste et l'injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui Ă©tait vertu dans un autre. Au contact perpĂ©tuel des intĂ©rĂÂȘts, son coeur se refroidit, se contracta, se dessĂ©cha. Le sang des Grandet ne faillit point Ă sa destinĂ©e. Charles devint dur, ĂÂąpre Ă la curĂ©e. Il vendit des Chinois, des NĂšgres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes; il fit l'usure en grand. L'habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l'homme. Il allait Ă Saint-Thomas acheter Ă vil prix les marchandises volĂ©es par les pirates, et les portait sur les places oĂÂč elles manquaient. Si la noble et pure figure d'EugĂ©nie l'accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s'il attribua ses premiers succĂšs Ă la magique influence des voeux et des priĂšres de cette douce fille; plus tard, les NĂ©gresses, les MulĂÂątresses, les Blanches, les javanaises, les AlmĂ©es, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu'il eut en divers pays effacĂšrent complĂštement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadrĂ© de vieux murs, parce que lĂ sa destinĂ©e hasardeuse avait commencĂ©; mais il reniait sa famille son oncle Ă©tait un vieux chien qui lui avait filoutĂ© ses bijoux; EugĂ©nie n'occupait ni son coeur ni ses pensĂ©es, elle occupait une place dans ses affaires comme crĂ©anciĂšre d'une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idĂ©es expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, Ă Saint-Thomas, Ă la cĂÂŽte d'Afrique, Ă Lisbonne et aux Etats-Unis, le spĂ©culateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, rĂ©solu de faire fortune quibuscumque viis, se dĂ©pĂÂȘche d'en finir avec l'infamie pour rester honnĂÂȘte homme pendant le restant de ses jours. Avec ce systĂšme, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait Ă Bordeaux sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant Ă une maison de commerce royaliste. Il possĂ©dait dix-neuf cent mille francs en trois tonneaux de poudre d'or bien cerclĂ©s, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant Ă Paris. Sur ce brick, se trouvait Ă©galement un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X, monsieur d'Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d'Ă©pouser une femme Ă la mode, et dont la fortune Ă©tait aux Ăles. Pour rĂ©parer les prodigalitĂ©s de madame d'Aubrion, il Ă©tait allĂ© rĂ©aliser ses propriĂ©tĂ©s. Monsieur et madame d'Aubrion, de la maison d'Aubrion de Buch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, rĂ©duits Ă une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la mĂšre voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant Ă peine pour vivre Ă Paris. C'Ă©tait une entreprise dont le succĂšs eĂ»t semblĂ© problĂ©matique Ă tous les gens du monde malgrĂ© l'habiletĂ© qu'ils prĂÂȘtent aux femmes Ă la mode. Aussi madame d'Aubrion elle-mĂÂȘme dĂ©sespĂ©rait-elle presque, en voyant sa fille, d'en embarrasser qui que ce fĂ»t, fĂ»t-ce mĂÂȘme un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d'Aubrion Ă©tait une demoiselle longue comme l'insecte, son homonyme; maigre, fluette, Ă bouche dĂ©daigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent Ă l'Ă©tat normal, mais complĂštement rouge aprĂšs les repas, espĂšce de phĂ©nomĂšne vĂ©gĂ©tal plus dĂ©sagrĂ©able au milieu d'un visage pĂÂąle et ennuyĂ© que dans tout autre. Enfin, elle Ă©tait telle que pouvait la dĂ©sirer une mĂšre de trente-huit ans qui, belle encore, avait encore des prĂ©tentions. Mais, pour contrebalancer de tels dĂ©savantages, la marquise d'Aubrion avait donnĂ© Ă sa fille un air trĂšs distinguĂ©, l'avait soumise Ă une hygiĂšne qui maintenait provisoirement le nez Ă un ton de chair raisonnable, lui avait appris l'art de se mettre avec goĂ»t, l'avait dotĂ©e de jolies maniĂšres, lui avait enseignĂ© ces regards mĂ©lancoliques qui intĂ©ressent un homme et lui font croire qu'il va rencontrer l'ange si vainement cherchĂ©; elle lui avait montrĂ© la manoeuvre du pied, pour l'avancer Ă propos et en faire admirer la petitesse, au moment oĂÂč le nez avait l'impertinence de rougir; enfin, elle avait tirĂ© de sa fille un parti trĂšs satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsages menteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d'un corset Ă haute pression, elle avait obtenu des produits fĂ©minins si curieux que, pour l'instruction des mĂšres, elle aurait dĂ» les dĂ©poser dans un musĂ©e. Charles se lia beaucoup avec madame d'Aubrion, qui voulait prĂ©cisĂ©ment se lier avec lui. Plusieurs personnes prĂ©tendent mĂÂȘme que, pendant la traversĂ©e, la belle madame d'Aubrion ne nĂ©gligea aucun moyen de capturer un gendre si riche. En dĂ©barquant Ă Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur, madame, mademoiselle d'Aubrion et Charles logĂšrent ensemble dans le mĂÂȘme hĂÂŽtel et partirent ensemble pour Paris. L'hĂÂŽtel d'Aubrion Ă©tait criblĂ© d'hypothĂšques, Charles devait le libĂ©rer. La mĂšre avait dĂ©jĂ parlĂ© du bonheur qu'elle aurait de cĂ©der son rez-de-chaussĂ©e Ă son gendre et Ă sa fille. Ne partageant pas les prĂ©jugĂ©s de monsieur d'Aubrion sur la noblesse, elle avait promis Ă Charles Grandet d'obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l'autoriserait, lui Grandet, Ă porter le nom d'Aubrion, Ă en prendre les armes, et Ă succĂ©der, moyennant la constitution d'un majorat de trente-six mille livres de rente, Ă Aubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d'Aubrion. En rĂ©unissant leurs fortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sinĂ©cures, on pourrait rĂ©unir cent et quelques mille livres de rente Ă l'hĂÂŽtel d'Aubrion. - Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, une famille, que l'on va Ă la cour, car je vous ferai nommer gentilhomme de la chambre; on devient tout ce qu'on veut ĂÂȘtre, disait-elle Ă Charles. Ainsi vous serez, Ă votre choix, maĂtre des requĂÂȘtes au Conseil-d'Etat, prĂ©fet, secrĂ©taire d'ambassade, ambassadeur. Charles X aime beaucoup d'Aubrion, ils se connaissent depuis l'enfance. EnivrĂ© d'ambition par cette femme, Charles avait caressĂ©, pendant la traversĂ©e, toutes ces espĂ©rances qui lui furent prĂ©sentĂ©es par une main habile, et sous forme de confidences versĂ©es de coeur Ă coeur. Croyant les affaires de son pĂšre arrangĂ©es par son oncle, il se voyait ancrĂ© tout Ă coup dans le faubourg Saint-Germain, oĂÂč tout le monde voulait alors entrer, et oĂÂč, Ă l'ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait en comte d'Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en BrĂ©zĂ©. Ebloui par la prospĂ©ritĂ© de la Restauration qu'il avait laissĂ©e chancelant, saisi par l'Ă©clat des idĂ©es aristocratiques, son enivrement commencĂ© sur le vaisseau se maintint Ă Paris oĂÂč il rĂ©solut de tout faire pour arriver Ă la haute position que son Ă©goĂÂŻste belle-mĂšre lui faisait entrevoir. Sa cousine n'Ă©tait donc plus pour lui qu'un point dans l'espace de cette brillante perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement Ă son ancien ami de contracter cette alliance; et lui promit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annette Ă©tait enchantĂ©e de faire Ă©pouser une demoiselle laide et ennuyeuse Ă Charles, que le sĂ©jour des Indes avait rendu trĂšs sĂ©duisant son teint avait bruni, ses maniĂšres Ă©taient devenues dĂ©cidĂ©es, hardies, comme le sont celles des hommes habituĂ©s Ă trancher, Ă dominer, Ă rĂ©ussir. Charles respira plus Ă l'aise dans Paris, en voyant qu'il pouvait y jouer un rĂÂŽle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son pĂšre. Il trouva Charles en confĂ©rence avec le joaillier auquel il avait commandĂ© des bijoux pour la corbeille de mademoiselle d'Aubrion, et qui lui en montrait les dessins. MalgrĂ© les magnifiques diamants que Charles avait rapportĂ©s des Indes, les façons, l'argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune mĂ©nage allait encore Ă plus de deux cent mille francs. Charles reçut des Grassins, qu'il ne reconnut pas, avec l'impertinence d'un jeune homme Ă la mode qui, dans les Indes, avait tuĂ© quatre hommes en diffĂ©rents duels. Monsieur des Grassins Ă©tait dĂ©jĂ venu trois fois, Charles l'Ă©couta froidement; puis il lui rĂ©pondit, sans l'avoir bien compris "Les affaires de mon pĂšre ne sont pas les miennes. Je vous suis obligĂ©, monsieur, des soins que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n'ai pas ramassĂ© presque deux millions Ă la sueur de mon front pour aller les flanquer Ă la tĂÂȘte des crĂ©anciers de mon pĂšre". - Et si monsieur votre pĂšre Ă©tait, d'ici Ă quelques jours, dĂ©clarĂ© en faillite? - Monsieur, d'ici Ă quelques jours, je me nommerai le comte d'Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indiffĂ©rent. D'ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent mille livres de rente, son pĂšre n'a jamais fait faillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte. Au commencement du mois d'aoĂ»t de cette annĂ©e, EugĂ©nie Ă©tait assise sur le petit banc de bois oĂÂč son cousin lui avait jurĂ© un Ă©ternel amour, et oĂÂč elle venait dĂ©jeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraĂche, la plus joyeuse matinĂ©e, Ă repasser dans sa mĂ©moire les grands, les petits Ă©vĂ©nements de son amour, et les catastrophes dont il avait Ă©tĂ© suivi. Le soleil Ă©clairait le joli pan de mur tout fendillĂ©e, presque en ruines, auquel il Ă©tait dĂ©fendu de toucher, de par la fantasque hĂ©ritiĂšre, quoique Cornoiller rĂ©pĂ©tĂÂąt souvent Ă sa femme qu'on serait Ă©crasĂ© dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre Ă madame Cornoiller, qui vint au jardin en criant "Mademoiselle, une lettre!" Elle la donna Ă sa maĂtresse en lui disant "C'est-y celle que vous attendez?" Ces mots retentirent aussi fortement au coeur d'EugĂ©nie qu'ils retentirent rĂ©ellement entre les murailles de la cour et du jardin. - Paris! C'est de lui. Il est revenu. EugĂ©nie pĂÂąlit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la dĂ©cacheter et la lire. La Grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s'Ă©chapper comme une fumĂ©e par les crevasses de son brun visage. - Lisez donc, mademoiselle... - Ah! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s'en est allĂ© par Saumur? - Lisez, vous le saurez. EugĂ©nie dĂ©cacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de Saumur. Nanon le ramassa. "Ma chĂšre cousine..." - Je ne suis plus EugĂ©nie, pensa-t-elle. Et son coeur se serra. "Vous..." - II me disait tu! Elle se. croisa les bras, n'osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux. - Est-il mort? demanda Nanon. - Il n'Ă©crirait pas, dit EugĂ©nie. Elle lut toute la lettre que voici. "Ma chĂšre cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succĂšs de mes entreprises. Vous m'avez portĂ© bonheur, je suis revenu riche, et j'ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m'ĂÂȘtre apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succĂ©der. J'espĂšre que vous ĂÂȘtes aujourd'hui consolĂ©e. Rien ne rĂ©siste au temps, je l'Ă©prouve. Oui, ma chĂšre cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passĂ©. Que voulez-vous! En voyageant Ă travers de nombreux pays, j'ai rĂ©flĂ©chi sur la vie. D'enfant que j'Ă©tais au dĂ©part, je suis devenu homme au retour. Aujourd'hui, je pense Ă bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous ĂÂȘtes libre, ma cousine, et je suis libre encore; rien n'empĂÂȘche, en apparence, la rĂ©alisation de nos petits projets; mais j'ai trop de loyautĂ© dans le caractĂšre pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n'ai point oubliĂ© que je ne m'appartiens pas; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversĂ©es du petit banc de bois..." EugĂ©nie se leva comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© sur des charbons ardents, et alla s'asseoir sur une des marches de la cour. "... du petit banc de bois oĂÂč nous nous sommes jurĂ© de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit oĂÂč vous m'avez rendu, par votre dĂ©licate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours Ă moi comme je pensais souvent Ă vous, Ă l'heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardĂ© les nuages Ă neuf heures? Oui, n'est-ce pas?. Aussi, ne veux-je pas trahir une amitiĂ© sacrĂ©e pour moi; non, je ne dois point vous tromper. Il s'agit, en ce moment, pour moi, d'une alliance qui satisfait Ă toutes les idĂ©es que je me suis formĂ©es sur le mariage. L'amour, dans le mariage, est une chimĂšre. Aujourd'hui mon expĂ©rience me dit qu'il faut obĂ©ir Ă toutes les lois sociales et rĂ©unir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, dĂ©jĂ se trouve entre nous une diffĂ©rence d'ĂÂąge qui, peut-ĂÂȘtre, influerait plus sur votre avenir, ma chĂšre cousine, que sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos moeurs, ni de votre Ă©ducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultĂ©rieurs. Il entre dans mes plans de tenir un grand Ă©tat de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non; je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation; il vous appartient de la connaĂtre, et vous avez le droit *240 * de la juger. Aujourd'hui je possĂšde quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m'unir Ă la famille d'Aubrion, dont l'hĂ©ritiĂšre, jeune personne de dix-neuf ans, m'apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa MajestĂ©, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chĂšre cousine, que je n'aime pas le moins du monde mademoiselle d'Aubrion, mais, par son alliance, j'assure Ă mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables de jour en jour, les idĂ©es monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques annĂ©es plus tard, mon fils, devenu marquis d'Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l'Etat telle place qu'il lui conviendra de choisir. Nous nous devons Ă nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose l'Ă©tat de mon coeur, de mes espĂ©rances et de ma fortune. Il est possible que de votre cĂÂŽtĂ© vous ayez oubliĂ© nos enfantillages aprĂšs sept annĂ©es d'absence; mais moi, je n'ai oubliĂ© ni votre indulgence, ni mes paroles; je me souviens de toutes, mĂÂȘme des plus lĂ©gĂšrement donnĂ©es, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je ne le suis, ayant un coeur moins jeune et moins probe, ne songerait mĂÂȘme pas. En vous disant que je ne pense qu'Ă faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d'enfant, n'est-ce pas me mettre entiĂšrement Ă votre discrĂ©tion, vous rendre maĂtresse de mon sort, et vous dire que, s'il faut renoncer Ă mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m'avez offert de si touchantes images... " - Tan, ta, ta. - Tan, ta, ti. - Tinn, ta, ta. -ToĂ»n! - TĂÂŽun, ta, ti. - Tinn, ta, ta.... etc., avait chantĂ© Charles Grandet sur l'air de Non piĂÂč andrai, en signant "Votre dĂ©vouĂ© cousin, "Charles." - Tonnerre de Dieu! c'est y mettre des procĂ©dĂ©s, se dit-il. Et il avait cherchĂ© le mandat, et il avait ajoutĂ© ceci "P. S. Je joins Ă ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs Ă votre ordre, et payable en or, comprenant intĂ©rĂÂȘts et capital de la somme que vous avez eu la bontĂ© de me prĂÂȘter. J'attends de Bordeaux une caisse oĂÂč se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en tĂ©moignage de mon Ă©ternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette Ă l'hĂÂŽtel d'Aubrion, rue Hillerin-Bertin. " - Par la diligence! dit EugĂ©nie. Une chose pour laquelle j'aurais donnĂ© mille fois ma vie! Epouvantable et complet dĂ©sastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni, une planche sur le vaste ocĂ©an des espĂ©rances. En se voyant abandonnĂ©es, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d'une rivale, la tuent et s'enfuient au bout du monde, sur l'Ă©chafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose Ă la Justice humaine. D'autres femmes baissent la tĂÂȘte et souffrent en silence; elles vont mourantes et rĂ©signĂ©es, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu'au dernier soupir. Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'EugĂ©nie aprĂšs avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux derniĂšres paroles de sa mĂšre, qui, semblable Ă quelques mourants, avait projetĂ© sur l'avenir un coup d'oeil pĂ©nĂ©trant, lucide; puis, EugĂ©nie, se souvenant de cette mort et de cette vie prophĂ©tique, mesura d'un regard toute sa destinĂ©e. Elle n'avait plus qu'Ă dĂ©ployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en priĂšres jusqu'au jour de sa dĂ©livrance. - Ma mĂšre avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir. Elle vint Ă pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminĂ©e duquel Ă©tait toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins Ă son dĂ©jeuner, ainsi que du sucrier de vieux SĂšvres. Cette matinĂ©e devait ĂÂȘtre solennelle et pleine d'Ă©vĂ©nements pour elle. Nanon lui annonça le curĂ© de la paroisse. Ce curĂ©, parent des Cruchot, Ă©tait dans les intĂ©rĂÂȘts du prĂ©sident de Bonfons. Depuis quelques jours, le vieil abbĂ© l'avait dĂ©terminĂ© Ă parler Ă mademoiselle Grandet, dans un sens purement religieux, de l'obligation oĂÂč elle Ă©tait de contracter mariage. En voyant son pasteur, EugĂ©nie crut qu'il venait chercher les mille francs qu'elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit Ă Nanon de les aller chercher; mais le curĂ© se prit Ă sourire. - Aujourd'hui, mademoiselle, je viens vous parler d'une pauvre fille Ă laquelle toute la ville de Saumur s'intĂ©resse, et qui, faute de charitĂ© pour elle-mĂÂȘme ne vit pas chrĂ©tiennement. - Mon Dieu! monsieur le curĂ©, vous me trouvez dans un moment oĂÂč il m'est impossible de songer Ă mon prochain, je suis tout occupĂ©e de moi. Je suis bien malheureuse, je n'ai d'autre refuge que l'Eglise; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez fĂ©conds pour que nous puissions y puiser sans crainte de les tarir. - Eh bien! mademoiselle, en nous occupant de cette fille, nous nous occuperons de vous. Ecoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n'avez que deux voies Ă suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. ObĂ©ir Ă votre destinĂ©e terrestre ou Ă votre destinĂ©e cĂ©leste. - Ah! votre voix me parle au moment oĂÂč je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite. - Il est nĂ©cessaire, ma fille, de longtemps rĂ©flĂ©chir Ă ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort. - Eh bien! la mort, la mort promptement, monsieur le curĂ©, dit-elle avec une effrayante vivacitĂ©. - La mort! mais vous avez de grandes obligations Ă remplir envers la SociĂ©tĂ©, mademoiselle. N'ĂÂȘtes-vous donc pas la mĂšre des pauvres auxquels vous donnez des vĂÂȘtements, du bois en hiver et du travail en Ă©tĂ©? Votre grande fortune est un prĂÂȘt qu'il faut rendre, et vous l'avez saintement acceptĂ©e ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l'Ă©goĂÂŻsme; quant Ă rester vieille fille, vous ne le devez pas. D'abord, pourriez-vous gĂ©rer seule votre immense fortune? vous la perdriez peut-ĂÂȘtre. Vous auriez bientĂÂŽt mille procĂšs, et vous seriez. engarriĂ©e en d'inextricables difficultĂ©s. Croyez votre pasteur un Ă©poux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donnĂ©. Je vous parle comme Ă une ouaille chĂ©rie. Vous aimez trop sincĂšrement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu du monde, dont vous ĂÂȘtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples. En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amenĂ©e par la vengeance et par un grand dĂ©sespoir. - Mademoiselle, dit-elle. Ah! voici monsieur le curĂ©. Je me tais, je venais vous parler d'affaires, et je vois que vous ĂÂȘtes en grande confĂ©rence. -Madame, dit le curĂ©, je vous laisse le champ libre. - Oh! monsieur le curĂ©, dit EugĂ©nie, revenez dans quelques instants, votre appui m'est en ce moment bien nĂ©cessaire. - Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins. - Que voulez-vous dire? demandĂšrent mademoiselle Grandet et le curĂ©. - Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d'Aubrion?... Une femme n'a jamais son esprit dans sa poche. EugĂ©nie rougit et resta muette; mais elle prit le parti d'affecter Ă l'avenir l'impassible, contenance qu'avait su prendre son pĂšre. - Eh bien! madame, rĂ©pondit-elle avec ironie, j'ai sans doute l'esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le, curĂ©, vous savez qu'il est mon directeur. - Eh bien! mademoiselle, voici ce que des Grassins m'Ă©crit. Lisez. EugĂ©nie lut la lettre suivante "Ma chĂšre femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est Ă Paris depuis un mois... - Un mois! se dit EugĂ©nie en laissant tomber sa main. AprĂšs une pause, elle reprit la lettre. ".....Il m'a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler Ă ce futur vicomte d'Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiĂ©s..." - Il m'Ă©crivait donc au moment oĂÂč.... se dit EugĂ©nie. Elle n'acheva pas, elle ne s'Ă©cria pas comme une Parisienne "Le polisson!". Mais pour ne pas ĂÂȘtre exprimĂ©, le mĂ©pris n'en fut pas moins complet. ".....Ce mariage est loin de se faire; le marquis d'Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d'un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnĂ©s aux affaires de son pĂšre, et des habiles manoeuvres par lesquelles nous avons su faire tenir les crĂ©anciers tranquilles jusqu'aujourd'hui. Ce petit impertinent n'a-t-il pas eu le front de me rĂ©pondre, Ă moi qui, pendant cinq ans, me suis dĂ©vouĂ© nuit et jour Ă ses intĂ©rĂÂȘts et Ă son honneur, que les affaires de son pĂšre n'Ă©taient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente Ă quarante mille francs d'honoraires, Ă un pour cent sur la somme des crĂ©ances. Mais, patience, il est bien lĂ©gitimement dĂ» douze cent mille francs aux crĂ©anciers, et je vais faire dĂ©clarer son pĂšre en faillite. Je me suis embarquĂ© dans cette affaire sur la parole de ce vieux caĂÂŻman de Grandet, et j'ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d'Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m'intĂ©resse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux crĂ©anciers. NĂ©anmoins, j'ai trop de respect pour mademoiselle EugĂ©nie, Ă l'alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensĂ©, pour agir sans que tu lui aies parlĂ© de cette affaire..." LĂ , EugĂ©nie rendit froidement la lettre sans l'achever. - Je vous remercie, dit-elle Ă madame des Grassins, nous verrons cela... - En ce moment, vous avez toute la voix de dĂ©funt votre pĂšre, dit madame des Grassins. - Madame, vous avez huit mille cent francs d'or Ă nous compter, lui dit Nation. - Cela est vrai; faites-moi l'avantage de venir avec moi, madame Cornoiller. - Monsieur le curĂ©, dit EugĂ©nie avec un noble sang-froid que lui donna la pensĂ©e qu'elle allait exprimer, serait-ce pĂ©cher que de demeurer en Ă©tat de virginitĂ© dans le mariage? - Ceci est un cas de conscience dont la solution m'est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu'en pense en sa Somme de Matrimonio le cĂ©lĂšbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain. Le curĂ© partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son pĂšre et y passa la journĂ©e seule, sans vouloir descendre Ă l'heure du dĂner, malgrĂ© les instances de Nanon. Elle parut le soir, Ă l'heure oĂÂč les habituĂ©s de son cercle arrivĂšrent. Jamais le salon des Grandet n'avait Ă©tĂ© aussi plein qu'il le fut pendant cette soirĂ©e. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait Ă©tĂ© rĂ©pandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fĂ»t la curiositĂ© des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. EugĂ©nie, qui s'y Ă©tait attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles Ă©motions qui l'agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour rĂ©pondre Ă ceux qui voulurent lui tĂ©moigner de l'intĂ©rĂÂȘt par des regards ou des paroles mĂ©lancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment oĂÂč l'assemblĂ©e se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de thĂ©ĂÂątre qui retentit dans Saumur, de lĂ dans l'arrondissement et dans les quatre prĂ©fectures environnantes. - Restez, monsieur le prĂ©sident, dit EugĂ©nie Ă monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne. A cette parole, il n'y eut personne dans cette nombreuse assemblĂ©e qui ne se sentĂt Ă©mu. Le prĂ©sident pĂÂąlit et fut obligĂ© de s'asseoir. - Au prĂ©sident les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt. - C'est clair, le prĂ©sident de Bonfons Ă©pouse mademoiselle Grandet, s'Ă©cria madame d'Orsonval. - VoilĂ le meilleur coup de la partie, dit l'abbĂ©. - C'est un beau schleem, dit le notaire. Chacun dit son mot, chacun fit son calembour, tous voyaient l'hĂ©ritiĂšre montĂ©e sur ses millions, comme sur un piĂ©destal. Le drame commencĂ© depuis neuf ans se dĂ©nouait. Dire, en face de tout Saumur, au prĂ©sident de rester, n'Ă©tait-ce pas annoncer qu'elle voulait faire de lui son mari? Dans les petites villes, les convenances sont si sĂ©vĂšrement observĂ©es, qu'une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses. - Monsieur le prĂ©sident, lui dit EugĂ©nie d'une voix Ă©mue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaĂt en moi. Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est Ă vous. Oh! reprit-elle en le voyant se mettre Ă ses genoux, je n'ai pas tout dit. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J'ai dans le coeur un sentiment inextinguible. L'amitiĂ© sera le seul sentiment que je puisse accorder Ă mon mari je ne veux ni l'offenser, ni contrevenir aux lois de mon coeur. Mais vous ne possĂ©derez ma main et ma fortune qu'au prix d'un immense service. - Vous me voyez prĂÂȘt Ă tout, dit le prĂ©sident. - Voici quinze cent mille francs, monsieur le prĂ©sident, dit-elle en tirant de son sein une reconnaissance de cent actions de la Banque de France, partez pour Paris, non pas demain, non pas cette nuit, mais Ă l'instant mĂÂȘme. Rendez-vous chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les crĂ©anciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et intĂ©rĂÂȘts Ă cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu'Ă celui du remboursement, enfin veillez Ă faire faire une quittance gĂ©nĂ©rale et notariĂ©e, bien en forme. Vous ĂÂȘtes magistrat, je ne me fie qu'Ă vous en cette affaire. Vous ĂÂȘtes un homme loyal, un galant homme; je m'embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangers de la vie Ă l'abri de votre nom. Nous aurons l'un pour l'autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si longtemps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse. Le prĂ©sident tomba aux pieds de la riche hĂ©ritiĂšre en palpitant de joie et d'angoisse. - Je serai votre esclave! lui dit-il. - Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres Ă mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. A votre retour, je tiendrai ma parole. Le prĂ©sident comprit, lui, qu'il devait mademoiselle Grandet Ă un dĂ©pit amoureux, aussi s'empressa-t-il d'exĂ©cuter ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu'il n'arrivĂÂąt aucune rĂ©conciliation entre les deux amants. Quand monsieur de Bonfons fut parti, EugĂ©nie tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout Ă©tait consommĂ©. Le prĂ©sident prit la poste, et se trouvait Ă Paris le lendemain soir. Dans la matinĂ©e du jour qui suivit son arrivĂ©e, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua les crĂ©anciers en l'Etude du notaire oĂÂč Ă©taient dĂ©posĂ©s les titres, et chez lequel pas un ne faillit Ă l'appel. Quoique ce fussent des crĂ©anciers, il faut leur rendre justice ils furent exacts. LĂ , le prĂ©sident de Bonfons, au nom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intĂ©rĂÂȘts dus. Le payement des intĂ©rĂÂȘts fut pour le commerce parisien un des Ă©vĂ©nements les plus Ă©tonnants de l'Ă©poque. Quand la quittance fut enregistrĂ©e et des Grassins payĂ© de ses soins par le don d'une somme de cinquante mille francs que lui avait allouĂ©e EugĂ©nie, le prĂ©sident se rendit Ă l'hĂÂŽtel d'Aubrion, et y trouva. Charles au moment oĂÂč il rentrait dans son appartement, accablĂ© par son beau-pĂšre. Le vieux marquis venait de lui dĂ©clarer que sa fille ne lui appartiendrait qu'autant que tous les crĂ©anciers de Guillaume Grandet seraient soldĂ©s. Le prĂ©sident lui remit d'abord la lettre suivante "Mon cousin, monsieur le prĂ©sident de Bonfons s'est chargĂ© de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous. On m'a parlĂ© de faillite!... J'ai pensĂ© que le fils d'un failli ne pouvait peut-ĂÂȘtre pas Ă©pouser mademoiselle d'Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien jugĂ© de mon esprit et de mes maniĂšres je n'ai sans doute rien du monde, je n'en connais ni les calculs ni les moeurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premiĂšres amours. Pour rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l'honneur de votre pĂšre. Adieu, vous aurez toujours une fidĂšle amie dans votre cousine. "EugĂ©nie." Le prĂ©sident sourit de l'exclamation que ne put rĂ©primer cet ambitieux au moment oĂÂč il reçut l'acte authentique. - Nous nous annoncerons rĂ©ciproquement nos mariages, lui dit-il. - Ah! vous Ă©pousez EugĂ©nie. Eh bien! j'en suis content, c'est une bonne fille. Mais, reprit-il frappĂ© tout Ă coup par une rĂ©flexion lumineuse, elle est donc riche? - Elle avait, rĂ©pondit le prĂ©sident d'un air goguenard, prĂšs de dix-neuf millions, il y a quatre jours; mais elle n'en a plus que dix-sept aujourd'hui. Charles regarda le prĂ©sident d'un air hĂ©bĂ©tĂ©. - Dix-sept... mil... - Dix-sept millions, oui, monsieur Nous rĂ©unissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de rente, en nous mariant. - Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant un peu d'assurance, nous pourrons nous pousser l'un l'autre. - D'accord, dit le prĂ©sident. Voici, de plus, une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu'Ă vous, ajouta-t-il en dĂ©posant sur une table le coffret dans lequel Ă©tait la toilette. - HĂ© bien! mon cher ami, dit madame la marquise d'Aubrion en entrant sans faire attention Ă Cruchot, ne prenez nul souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d'Aubrion, Ă qui la duchesse de Chaulieu vient de tourner la tĂÂȘte. Je vous le rĂ©pĂšte, rien n'empĂÂȘchera votre mariage... - Rien, madame, rĂ©pondit Charles. Les trois millions autrefois dus par mon pĂšre ont Ă©tĂ© soldĂ©s hier. - En argent? dit-elle. - IntĂ©gralement, intĂ©rĂÂȘts et capital, et je vais faire rĂ©habiliter sa mĂ©moire. - Quelle bĂÂȘtise! s'Ă©cria la belle-mĂšre. - Quel est ce monsieur? dit-elle Ă l'oreille de son gendre, en apercevant le Cruchot. - Mon homme d'affaires, lui rĂ©pondit-il Ă voix basse. La marquise salua dĂ©daigneusement monsieur de Bonfons et sortit. - Nous nous poussons dĂ©jĂ , dit le prĂ©sident en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin. - Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J'ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre. Le prĂ©sident Ă©tait parti. Trois jours aprĂšs, monsieur de Bonfons, de retour Ă Saumur, publia son mariage avec EugĂ©nie. Six mois aprĂšs, il Ă©tait nommĂ© conseiller Ă la Cour royale d'Angers. Avant de quitter Saumur, EugĂ©nie fit fondre l'or des joyaux si longtemps prĂ©cieux Ă son coeur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, Ă un ostensoir d'or et en fit prĂ©sent Ă la paroisse oĂÂč elle avait tant priĂ© Dieu pour lui! Elle partagea d'ailleurs son temps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du dĂ©vouement dans une circonstance politique, devint prĂ©sident de chambre, et enfin premier prĂ©sident au bout de quelques annĂ©es. Il attendit impatiemment la réélection gĂ©nĂ©rale afin d'avoir un siĂšge Ă la Chambre.. Il convoitait dĂ©jĂ lĂ Pairie, et alors... - Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la Grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, Ă qui sa maĂtresse annonçait les grandeurs auxquelles elle Ă©tait appelĂ©e. NĂ©anmoins monsieur le prĂ©sident de Bonfons il avait enfin aboli le nom patronymique de Cruchot ne parvint Ă rĂ©aliser aucune de ses idĂ©es ambitieuses. Il mourut huit jours aprĂšs avoir Ă©tĂ© nommĂ© dĂ©putĂ© de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais Ă faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habiletĂ© juridique avec laquelle il avait minutĂ©, accurante Cruchot son contrat de mariage oĂÂč les deux futurs Ă©poux se donnaient l'un Ă l'autre, au cas oĂÂč ils n'auraient pas d'enfants, l'universalitĂ© de leurs biens, meubles et immeubles sans en rien excepter ni rĂ©server, en toute propriĂ©tĂ©, se dispensant mĂÂȘme de la formalitĂ©, de l'inventaire, sans que l'omission dudit inventaire puisse ĂÂȘtre opposĂ©e Ă leurs hĂ©ritiers ou ayants cause, entendant que ladite donation soit, etc; Cette clause peut expliquer le profond respect que le prĂ©sident eut constamment pour la volontĂ©, pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier prĂ©sident comme un des hommes les plus dĂ©licats, le plaignaient et allaient jusqu'Ă souvent accuser la douleur, la passion d'EugĂ©nie, mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruels mĂ©nagements. - Il faut que madame la prĂ©sidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme! GuĂ©rira-t-elle bientĂÂŽt? Qu'a-t-elle donc, une gastrite, un cancer? Pourquoi. ne voit-elle pas des mĂ©decins? Elle devient jaune depuis quelque temps; elle devrait aller consulter les cĂ©lĂ©britĂ©s de Paris. Comment peut-elle ne pas dĂ©sirer un enfant? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui donner d'hĂ©ritier, dans sa position? Savez-vous que cela est affreux; et si c'Ă©tait par l'effet d'un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre prĂ©sident! DouĂ©e de ce tact fin que le solitaire exerce par ses perpĂ©tuelles mĂ©ditations et par la vue exquise avec laquelle il saisit les choses qui tombent dans sa sphĂšre, EugĂ©nie, habituĂ©e par le malheur et par sa derniĂšre Ă©ducation Ă tout deviner, savait que le prĂ©sident dĂ©sirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune, encore augmentĂ©e par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l'abbĂ©, que Dieu eut la fantaisie d'appeler Ă lui. La pauvre recluse avait pitiĂ© du prĂ©sident. La Providence la vengea des calculs et de l'infĂÂąme indiffĂ©rence d'un Ă©poux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait EugĂ©nie. Donner la vie Ă un enfant, n'Ă©tait-ce pas tuer les espĂ©rances de l'Ă©goĂÂŻsme, les joies de l'ambition caressĂ©es par le premier prĂ©sident? Dieu jeta donc des masses d'or Ă sa prisonniĂšre pour qui l'or Ă©tait indiffĂ©rent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pensĂ©es, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve Ă trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle Ă prĂšs de quarante ans. Son visage est blanc, reposĂ©, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses maniĂšres sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la saintetĂ© d'une personne, qui n'a pas souillĂ© son ĂÂąme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l'existence Ă©troite de la province. MalgrĂ© ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vĂ©cu la pauvre EugĂ©nie Grandet, n'allume le feu de sa chambre qu'aux jours oĂÂč jadis son pĂšre lui permettait d'allumer le foyer de la salle, et l'Ă©teint conformĂ©ment au programme en vigueur dans ses jeunes annĂ©es. Elle est toujours vĂÂȘtue comme l'Ă©tait sa mĂšre. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragĂ©e, mĂ©lancolique, est l'image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-ĂÂȘtre semblerait-elle parcimonieuse si elle ne dĂ©mentait la mĂ©disance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des Ă©coles chrĂ©tiennes pour les enfants, une bibliothĂšque publique richement dotĂ©e, tĂ©moignent chaque annĂ©e contre l'avarice que lui reprochent certaines personnes. Les Ă©glises de Saumur lui doivent quelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire gĂ©nĂ©ralement un religieux respect. Ce noble coeur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc ĂÂȘtre soumis aux calculs de l'intĂ©rĂÂȘt humain. L'argent devait communiquer ses teintes froides Ă cette vie cĂ©leste, et donner de la dĂ©fiance pour les sentiments Ă une femme qui Ă©tait tout sentiment. - Il n'y a que toi qui m'aimes, disait-elle Ă Nanon. La main de cette femme panse les plaies secrĂštes de toutes les familles. EugĂ©nie marche au ciel accompagnĂ©e d'un cortĂšge de bienfaits. La grandeur de son ĂÂąme amoindrit les petitesses de son Ă©ducation et les coutumes de sa vie premiĂšre. Telle est l'histoire de cette femme qui n'est pas du monde au milieu du monde, qui, faite pour ĂÂȘtre magnifiquement Ă©pouse et mĂšre, n'a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d'un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s'occupent d'elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence Ă cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intĂ©rĂÂȘts du marquis, mais rien n'est plus faux. Ni la Grande Nanon, ni Cornoiller n'ont assez d'esprit pour comprendre les corruptions du monde. Paris, septembre 1833. PrĂ©ambule et Ă©pilogue supprimĂ©s PrĂ©ambule supprimĂ© Il se rencontre au fond des provinces quelques tĂÂȘtes dignes d'une Ă©tude sĂ©rieuse, des caractĂšres pleins d'originalitĂ©, des existences tranquilles Ă la superficie, et que ravagent secrĂštement de tumultueuses passions; mais les aspĂ©ritĂ©s les plus tranchĂ©es des caractĂšres, mais les exaltations les plus passionnĂ©es finissent par s'y abolir dans l- Đ á§ĐČα
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Autrefois du moins avant qu'elle ne soit repeinte début 21e siÚcle, ces rosaces étaient remplacées par de simple croix peintes en rouge. Une crypte se trouve sous l'église. Nicolas Husay, né en 1823 devint en 1842 premier organiste de l'église Notre-Dame du Mont-Carmel Devant-le-Pont à Visé. On y retrouva Le Révérend Jean de la Croix des Carmes