Plusd'informations. Sonneurs et musiciens ont toujours occupé une place importante dans la société bretonne. Collectionneurs de cartes postales, Joël Le Nouën (auteur de Noces Bretonnes autrefois en Bretagne) retrace l'histoire des pratiques musicales aux XIXe et XXe siÚcle grùce à une iconographie étonnante et des articles de presse
En mai 1978, Ă  propos d'une reproduction d'un dessin de LĂ©onard de Vinci oĂč l'on voit face Ă  face un vieil homme et un jeune homme effrontĂ© », Jean GuĂ©henno Ă©crit Je ne veux retenir de la belle image du Vinci que ce sourire d'amitiĂ© qu'il y a dans les yeux du vieil homme. Il espĂšre en son fils, et le fils le sait bien et il deviendra pĂšre et espĂšrera Ă  son tour, et la grandeur de l'histoire des hommes n'est peut-ĂȘtre que celle de cette espĂ©rance. » in Le Monde, Les pĂšres et les fils », 23 mai 1978. Quel tĂ©moignage ! Au soir de sa vie, GuĂ©henno est toujours en quĂȘte de l’ Ă©tat de vĂ©ritĂ© ». GuĂ©henno qui a sous-titrĂ© son livre Changer la vie Mon enfance et ma jeunesse, est restĂ© fidĂšle Ă  son enfance et Ă  son vieux pays ». Comme beaucoup de petits Fougerais, le petit roi en sabots » a Ă©tĂ© mis en nourrice, Ă  St Germain en CoglĂšs dans ce canton de l’univers oĂč il fait toujours soleil » et oĂč le monde lui appartenait ». Quatre lieux lui Ă©taient chers PeĂŻnĂ© ou le paradis perdu ; FougĂšres, la ville des chaussonniers oĂč la grĂšve de 1906 a Ă©tĂ© la plus grande Ă©preuve humaine Ă  laquelle j’aie assistĂ© » ; Montolieu oĂč il a connu sa premiĂšre femme, Jeanne Maurel, et Paris oĂč il a vĂ©cu la majeure partie de sa vie en tant qu’étudiant, puis enseignant, journaliste et Ă©crivain. Vous dĂ©couvrirez au fil des mots que GuĂ©henno Ă©tait un EuropĂ©en convaincu, un dĂ©fenseur de la paix sauf en certaines circonstances, un Ă©ducateur dans l’ñme, un grand humaniste et que, pour tous ces engagements il est toujours un homme d’aujourd’hui. DĂšs 1930, il Ă©crivait L’Europe est notre vraie patrie. » Ayant connu deux guerres mondiales, sa principale prĂ©occupation a Ă©tĂ© de dĂ©fendre la paix, sauf en juin 1940 lorsque le MarĂ©chal PĂ©tain demande l’Armistice. Le vieux professeur ridicule », comme il se dĂ©finissait lui-mĂȘme, n’a eu de cesse de louer ses frĂšres Ă©ducateurs, ces pĂ©dagogues amoureux » qui ont pour mission de mettre les hommes en Ă©tat de vĂ©ritĂ© », le premier des droits selon lui. S’il se vante de n’aimer pas croire, toute sa vie a Ă©tĂ© celle d’un homme de foi, mais d’une foi en l’homme. Pour lui, l’humanisme est une religion de l’homme ». Le livre est un outil de libertĂ© » comme indiquĂ© sur la plaque commĂ©morative de la rue Pierre Nicole oĂč habitait GuĂ©henno. Écrire est une maniĂšre de vivre » pour GuĂ©henno et s’il Ă©crit, c’est pour apprendre aux hommes Ă  espĂ©rer ». Comment conduire sa » vie ? Dans la clairiĂšre des destins », on ne change pas sa vie Ă  soi seul », il faut, pour la changer, changer aussi la vie des autres » ; mais chacun a son dictionnaire...» Comme son vieux » Rousseau, GuĂ©henno Ă©tait un homme de confessions », mais pas de concessions dĂšs son plus jeune Ăąge, il avait dĂ©cidĂ© d’ĂȘtre bachelier pour protester contre un monde injuste et mal fait ». Son travail aura Ă©tĂ© son plaisir », sa vie mĂȘme », par contre, son principal chagrin » aura Ă©tĂ© de finir sa vie loin des hommes simples » qu’il a aimĂ©s. GuĂ©henno a Ă©noncĂ© un certain nombre de vĂ©ritĂ©s sur l’égalitĂ© des chances, le pouvoir de l’éloquence, la culture vraie, les vrais hommes et la vraie vie nous rĂȘvons une vie, nous en vivons une autre, mais celle que nous rĂȘvons est la vraie. »  et nous a fait part de ses aversions, notamment pour la violence, car aucune violence n’a ajoutĂ© Ă  la grandeur des hommes ». Puissent ces citations glanĂ©es au fil des mots, vous inciter Ă  lire ou relire les ouvrages de GuĂ©henno, l’un des acteurs majeurs de la vie intellectuelle et politique français entre les deux guerres mondiales. N’hĂ©sitez pas Ă  nous faire part de vos remarques et Ă  nous signaler d’autres citations de GuĂ©henno. François Roussiau. Couleur de l’ñme On ne revient pas de certaines impressions de l’enfance. Elles fixent la couleur de l’ñme. » Ce que je crois, Grasset, 1964, p. 25. Le vieux pays Je respire le mĂȘme air qui fut celui de mon premier souffle. Sans doute cette premiĂšre gorgĂ©e d'un certain air dans un certain coin du monde fonde-t-elle pour toujours l’intimitĂ© de chacun de nous avec son vieux pays. » Carnets du vieil Ă©crivain, Grasset, 1971, p. 60. Le vieux pays, c’est pour chacun celui oĂč il a appris Ă  vivre et sans doute l’aime-t-on d’autant plus que l’apprentissage fut plus difficile. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 62. Ma jeunesse
 Ma jeunesse a Ă©tĂ© comme un ruisseau de montagne qui se prĂ©cipite, court et tombe, emportĂ© par son propre bruit. » Journal d'un homme de 40 ans, Grasset, 1934, p. 106. Une fois dĂ©jĂ , j'ai Ă©voquĂ© rapidement ces jours de ma jeunesse. Si j'y reviens, c'est que j'ai enfin compris que tout ce qu'il y eut de force et de nettetĂ© dans ma vie tient Ă  ces jours-lĂ . » Changer la vie, op. cit. p. 15. Quand je parviens Ă  Ă©voquer une seule minute de ma jeunesse comme elle fut vraiment, dans sa tension et son combat, tout retrouve pour moi un ordre, un sens. Je crois savoir pourquoi je vis. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 43. Le monde m’appartenait
 Le monde m'appartenait, un vrai monde avec de vrais fruits, de vraies fleurs, des collines, des bois, des eaux vives, un soleil et, le soir, des millions d'Ă©toiles. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 22. Petits sabots de bois noirs Cette paire de petits sabots de bois noirs que j’ai lĂ  devant moi, dans une vitrine, les ai-je jamais portĂ©s ? Je ne peux pas m’en souvenir, mais ma mĂšre m’a jadis assurĂ© que ce sont les premiers que j’ai traĂźnĂ©s dans la boue d’un village, chez ma nourrice, et, quand ils furent devenus trop petits, mon pĂšre les nettoya, les bĂ»cha, les lissa, les frotta, les polit, les grava, les noircit, et en fit cet objet de parade pour Ă©terniser, il en Ă©tait sĂ»r, mes premiers pas sur la terre. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, Grasset, 1977, pp. 201-202. Nourrice Pauvre chĂšre vieille femme, je devrais bien aujourd’hui savoir faire son portrait [
] et je ne parviens pas seulement Ă  revoir son visage. [C]eux que nous avons aimĂ©s et que nous ne pouvons plus voir, leurs ombres remplissent tout notre esprit. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 26. Nous n’avions qu’une seule chambre
 Nous n’avions qu’une seule chambre. On y travaillait, on y mangeait, on y dormait, mĂȘme certains soirs on y recevait les amis. Autour des murs, il avait fallu ranger deux lits, une table, deux armoires, un buffet, le trĂ©teau du fourneau Ă  gaz, accrocher les casseroles, les photographies de famille, celles du Czar et du PrĂ©sident de la RĂ©publique. [
] [Sous la fenĂȘtre] on avait installĂ© “ l’atelier ”, la machine Ă  coudre de ma mĂšre, le bahut de mon pĂšre et un grand baquet d’eau dans lequel trempaient toujours des cambrures et des semelles. » Journal d’un homme de 40 ans, op. cit., pp. 61-62. Mon pĂšre Ce qui lui importait Ă©tait ce qui se passait en lui, un Ă©vĂ©nement d'une admirable intensitĂ©, toujours repris, toujours recommencĂ©, une certaine idĂ©e de la vie humaine qu'il avait, Ă  laquelle il ne pensait pas mĂȘme devoir ĂȘtre fidĂšle, mais qui le menait toujours, qui Ă©tait devenue plus lui que lui-mĂȘme. » Changer la vie, op. cit., p. 65. Ma mĂšre Je revois le visage de ma mĂšre, tout ridĂ© par l’angoisse, et ses yeux pleins de peur. Je la vois toujours travaillant, toujours courant, toujours haletant. Elle courait pour devancer le malheur, pour ĂȘtre lĂ , occuper la place avant lui. » Changer la vie, op. cit., p. 78. Orange de NoĂ«l Mais toujours, dans ma pensĂ©e, la nuit de NoĂ«l devra sa grandeur Ă  ces souvenirs que j’ai rapportĂ©s, et il m’arrive encore de songer au bonheur comme Ă  une belle orange de NoĂ«l qu’il faudrait partager entre tous les hommes pour que rĂ©ellement ils la mangent. » Changer la vie, op. cit., p. 99. J’étais employĂ© au bureau
 J’étais employĂ© au bureau. J’étais le gosse ». Je portais une blouse noire. Je faisais les courses. [
] Onze heures chaque jour, les bottes mĂ©gis ou les Richelieu chevreau se multipliaient dans ma tĂȘte, sous mes mains, je sens une rĂ©volte imbĂ©cile Ă  ce souvenir. Cela dura prĂšs de quatre annĂ©es. » Changer la vie, op. cit., p. 136. Quand le travail allait bien
 Quand le travail allait bien, on respirait, on rĂȘvait ; les soirs de printemps et d’étĂ©, on allait au jardin public regarder monter les fumĂ©es de la vieille ville autour du chĂąteau ; les aprĂšs-midi des dimanches, on allait jusqu’à la forĂȘt boire une bolĂ©e et manger une galette chez les sabotiers. » Changer la vie, op. cit., p. 62. J’écris ces pages
 J’écris ces pages Ă  la BibliothĂšque municipale de F
 J’y ai passĂ© dans ma jeunesse bien des dimanches d’hiver. Je m’y plaisais. C’est une haute et longue salle, nette et claire, au second Ă©tage de l’hĂŽtel des Postes. Les livres en couvrent trois cĂŽtĂ©s, tandis que, sur la rue, au-dessus des grands casiers de hĂȘtre, s’étend, comme une tapisserie blanche et bleue, une immense verriĂšre pleine de ciel. [
] Les cloches de Saint-LĂ©onard tout d’un coup sonnaient les vĂȘpres. Il Ă©tait trois heures. [
] Le dernier son tintait. Je revenais Ă  mon livre. Loin du monde. En plein ciel. » Journal d’un homme de 40 ans, op. cit., pp. 90-91. PeĂŻnĂ© le paradis perdu Cela s’appelait d’un nom Ă©trange PeĂŻnĂ©. C’était une vieille chaumiĂšre isolĂ©e, Ă  moins de deux lieues de la ville, mais, me semble-t-il aujourd’hui encore, aussi loin que les Indes ou la Chine. [
] C’était au bout du monde, au fond du temps, le Paradis. » Changer la vie, op. cit., pp. 20-21. FougĂšres Ah ! Si je savais me contenter de la saveur que je trouve encore au cidre et Ă  la galette de F
 » Journal d’une rĂ©volution », 1937-1938, Grasset, 1939, Aux vacances, je m'arrangeais chaque annĂ©e pour revenir au pays et traverser au moins ma ville de chaussonniers. C'Ă©tait d'abord toujours la mĂȘme fĂȘte..." » La Foi difficile, Grasset, 1957, p. 41. La plus vieille, la plus sage, la plus soumise des petites villes d’Europe, une petite ville grise et bleue de Bretagne, au plus Ă©pais du bocage, Ă  quelques lieues de la mer, au bout du monde, loin des Babels de perdition, une petite ville vouĂ©e depuis des siĂšcles Ă  la Vierge, Ă  saint LĂ©onard et Ă  saint Sulpice
et oĂč le pain, comme il se doit, bis pour les pauvres, blanc pour les riches, n’était pas fait pour les uns et pour les autres de la mĂȘme farine. » Changer la vie, Au fond de mes pensĂ©es, FougĂšres est pour moi le lieu d’une vieille bataille que j’ai vu tout un petit peuple livrer pour vivre. Dans cette ville de chaussonniers, on pensait, d’une façon gĂ©nĂ©rale, que les hommes naissaient au monde pour ĂȘtre chaussĂ©s. [
] On travaillait ou on chĂŽmait, on mangeait ou on avait faim. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 62. Montolieu, la colline St Roch [D]evant moi, par-delĂ  le balcon, s’étend la campagne Ă©ternelle. Une sĂšche colline, si pure, s’élĂšve dans le ciel. Elle porte Ă  son sommet une chapelle, des cĂšdres et des cyprĂšs. [
] Et les murs qui, sur les pentes, retiennent la terre et les vignes, un sentier qui monte en lacets Ă©voquent l’éternitĂ© humaine. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., pp. 11-12. Paris La lumiĂšre Ă©tait dorĂ©e sur les feuillages clairs encore. [La fontaine MĂ©dicis au jardin du Luxembourg]. Dans leur niche, les petits amants de marbre s'aimaient et PolyphĂšme, au-dessus d'eux, ne prĂ©parait qu'une bonne plaisanterie. Le bassin vert et noir avait des reflets de jaspe... » La Jeunesse morte, Éditions Claire Paulhan, 2008, p. 91. Dans ce cabaret de Paris [le “ Petit Cupidon ”], tous les soirs, l'esprit humain se donnait une fĂȘte. Lieu de rencontres fraternelles. La jeunesse du monde s'y donnait rendez-vous, y prenait conscience d'elle-mĂȘme. Des hommes et des femmes venus de tous les pays riaient, buvaient, disputaient, bavardaient ensemble. » La Jeunesse morte, op. cit., p. 108. 14 mai 1940. Promenades, courses dans Paris. Jamais la belle ville ne m’avait paru plus belle, plus fiĂšre, plus intelligente, plus dĂ©licieuse. Est-ce ce danger que je sens autour d’elle ? Je la regarde avec des yeux d’amoureux ; je ne me lasse pas de la contempler. Les Champs-ÉlysĂ©es hier soir vers 6 heures. » Archives du Journal des annĂ©es noires, Jean-Marie GuĂ©henno. Le plus humble des EuropĂ©ens Je me souviens d’avoir, pour la premiĂšre fois, vers ma trentiĂšme annĂ©e, Ă©crit Ă  la tĂȘte d’une grande feuille de papier blanc ces mots comme le titre d’un livre que je voulais, que je devais Ă©crire “ le plus humble des EuropĂ©ens ”. J’ai repris dix fois mon projet. Vainement. Mais je n’ai jamais cessĂ© d’en rĂȘver, et c’est sans doute en effet le seul livre que j’aurais dĂ» Ă©crire, en communion avec le plus profond de moi-mĂȘme. » Ce que je crois, op. cit., p. 23. L'Europe est notre vraie patrie. C'est elle que nous devons rejoindre en attendant de rejoindre le monde. » Europe, Difficiles amours », n° 96, dĂ©cembre 1930. La conscience europĂ©enne Par-delĂ  les divisions politiques de l’Europe, il y a l’unitĂ© de la conscience europĂ©enne. Et Ă  cet Ă©gard nous ne pouvons plus mĂȘme dire ce que nous devons aux uns et aux autres. Cette conscience est l’Ɠuvre d’une lente, longue et commune raison. Chacun a enseignĂ© l’autre. » PrĂ©face de Jean GuĂ©henno Ă  Alfonso Errera, France/Italie, Tunis, Imprimerie Habadou & Cie, mai 1939. Je me souviens de mes promenades
 Je me souviens de mes promenades dans le jardin de ma petite ville [FougĂšres] vers 1912, j’y rencontrais des EuropĂ©ens, des Anglais, des Allemands, et je me souviens m’ĂȘtre demandĂ© si je rencontrais des amis ou des ennemis. Je savais que notre salut Ă  tous eĂ»t Ă©tĂ© de les regarder avec amitiĂ©. » L’Esprit europĂ©en, Rencontres internationales de GenĂšve, Éditions de la BaconniĂšre, NeuchĂątel, 1947, p. 107. L’esprit europĂ©en L’esprit europĂ©en court actuellement les plus grands dangers. Il manque des ressources, il manque des armĂ©es, il manque de l’organisation et de l’organisme qui lui assureraient dĂ©finitivement la vie. » L’Esprit europĂ©en, Rencontres internationales de GenĂšve, op. cit., p. 108. Le salut de l’Europe ? Le salut de l’esprit europĂ©en ? Il ne peut ĂȘtre que dans un humanisme militant. » L’Esprit europĂ©en, Rencontres internationales de GenĂšve, op. cit., p. 118. Une certaine idĂ©e de l’homme L’Europe est une certaine idĂ©e de l’homme, une pensĂ©e qui se retrouve la mĂȘme et commune, Ă  travers les siĂšcles dans d’innombrables chefs-d’Ɠuvre, un programme de vie, une mĂ©thode, une raison, une volontĂ© de grandeur et de dĂ©passement, qui s’est donnĂ©e au monde, si bien que partout, Ă  certains Ă©gards, on pense, on parle et que tous les plus importants problĂšmes se posent en termes europĂ©ens. » Le Figaro, L’Europe des peuples », 4 juillet 1974. Il n'y aura de vĂ©ritable Europe Il n'y aura de vĂ©ritable Europe que lorsque nous pourrons nous dire EuropĂ©ens comme nous nous disons Français, Allemands, etc. » Le Figaro, Notre destin d'EuropĂ©ens », 21 avril 1977. DĂ©fendre la paix Ă  n’importe quel prix ? Guerre Je suis de ceux, innombrables, qui ont vĂ©cu la guerre furtivement, craintivement, humainement. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 159. Douze millions de morts pour rien J’attends qu’on nous montre, en cette belle annĂ©e 1933, ce que quelqu’un a gagnĂ© Ă  la guerre. De tout ce qu’elle a achevĂ© de bouleverser, il n’est rien qui n’eĂ»t pu ĂȘtre mis en ordre par les rĂ©flexions et les discussions d’hommes seulement un peu plus intelligents, plus attentifs, plus prĂ©sents. [
] Douze millions de morts pour rien. [
] J’écris ces choses sans passion, avec une infinie tristesse. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 209. Morts pour rien C’est aux vivants Ă  accomplir les espoirs des morts et c’est leur faute quand les morts sont morts pour rien. » La Mort des autres, Grasset, 1968, p. 20. L’immense cadavre de la jeunesse Ă©tendue
 Parmi les morts on ne distingue ni vainqueurs, ni vaincus. Tous les morts sont des morts. Un seul fait domine tous les autres ; la vĂ©ritĂ©, c’est l’immense cadavre de la jeunesse Ă©tendue en travers des plaines d’Europe. » La Jeunesse morte, op. cit., p. 248. La guerre est un dĂ©sastre Nous partons en guerre pour les faibles, pour les opprimĂ©s, pour tous ceux qui croient qu’il est de grandes Ɠuvres de paix Ă  protĂ©ger et que la guerre est un dĂ©sastre. » La Jeunesse morte, op. cit., Annexe 1, Journal de guerre aoĂ»t-octobre 1914, p. 255. Dans un champ de betteraves 17 octobre 1914 La mort au champ d’honneur, la plus triste de toutes. La plupart en rĂ©alitĂ© ne meurent que dans un champ de betteraves. » La Jeunesse morte, op. cit., Annexe 1, Journal de guerre aoĂ»t-octobre 1914, p. 261. Pire que la guerre la servitude 17 juin 1940 VoilĂ , c’est fini. [
] Je pense Ă  toute la jeunesse. Il Ă©tait cruel de la voir partir Ă  la guerre. Mais est-il moins cruel de la contraindre Ă  vivre dans un pays dĂ©shonorĂ© ? Je ne croirai jamais que les hommes soient faits pour la guerre. Mais je sais qu’ils ne sont pas non plus faits pour la servitude. » Journal des annĂ©es noires, Gallimard, 1947, p. 13. [I]l peut y avoir pire encore que la guerre, et c'est la servitude. » La Mort des autres, op. cit., pp. 170-171. Apprendre Ă  se construire [R]ien n'est plus beau au monde que ce travail de soi sur soi. C'est le travail propre de l'humanitĂ©, et d'elle seule. [
] Il faut mener un homme, tout homme jusqu’à lui-mĂȘme et lui apprendre Ă  se construire. » Ce que je crois, op. cit. pp. 118-120. Artiste La pĂ©dagogie est bien plus un art qu’une science. Un vrai professeur doit avoir plusieurs des qualitĂ©s d’un trĂšs grand artiste. » Sur le chemin des Hommes, Grasset, 1959, p. 27. ClartĂ© Le maĂźtre le plus savant en une chose et le plus efficace n’est aprĂšs tout que celui qui trouve les moyens d’en parler avec le plus de clartĂ©, et les choses ne commencent d’ĂȘtre que quand nous les avons exactement nommĂ©es. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 178. CuriositĂ© Nous aurions fait tout notre devoir de pĂ©dagogues, si nous avions donnĂ© aux jeunes gens quelques clĂ©s de la vie ; la curiositĂ© est la principale, celle qui ouvre le plus de portes. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 137. École Le rĂȘve d'une humanitĂ© nouvelle ne peut partout commencer que dans une salle de classe. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 24. C’est Ă  l’école qu’il faut raccommoder la toile dĂ©chirĂ©e de notre monde et empĂȘcher qu’on ne la dĂ©chire davantage. » Sur le chemin des Hommes, op. cit, p. 213. Je crois que tout commence Ă  l’école » Carnets du vieil Ă©crivain, p. 132. Éducation Cette Ă©ducation toute dĂ©sintĂ©ressĂ©e et intĂ©rieure peut seule grandir et Ă©largir la vie des hommes. Il ne suffit pas de les prĂ©parer Ă  gagner leur vie. Il faudrait leur enseigner Ă  la vraiment vivre aprĂšs qu'ils l'ont gagnĂ©e. » Ce que je crois, op. cit., p. 146. [I]l se peut bien que la vie d’un ouvrier d’aujourd’hui ne soit pas encore plus pleine, plus riche intĂ©rieurement que celle de son grand-pĂšre. Mais c’est affaire justement d’éducation [
] On a perdu, dans des guerres, Ă  tuer les hommes, l’argent qu’on eĂ»t dĂ» employer, dans des Ă©coles, Ă  les former. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., pp. 45-49. Enseignants-chercheurs [L]es “chercheurs” ne sont pas les professeurs. Que les chercheurs cherchent et que les professeurs enseignent. Ce sont deux fonctions distinctes. » Journal des annĂ©es noires, 27 janvier 1942, op. cit. , p. 185. État de vĂ©ritĂ© [I]l y a, me semble-t-il, un Ă©tat de vĂ©ritĂ© et tout le travail de l’éducation devrait consister Ă  hausser les hommes, autant qu’ils en sont capables, jusqu’à cet Ă©tat. » Ce que je crois, op. cit., p. 133. Former des hommes C’est lĂ  les mettre en Ă©tat de vĂ©ritĂ©, non la leur enseigner comme toute faite et dĂ©jĂ  acquise, mais les mettre en garde contre tout ce qui n’est pas encore elle et leur apprendre Ă  la chercher. » Ce que je crois, op. cit., pp. 139-140. Instituteur Il dictait lentement, nous Ă©crivions lentement. Et cette lenteur nous contraignait Ă  reconnaĂźtre, lettre aprĂšs lettre, les mots, la valeur de notre langue. Il nous enseignait non pas l’orthographe, mais le français, sa longue histoire, sa beautĂ©, ses grĂąces, ses ruses, ses charmes, sa force. » Le Figaro, La dictĂ©e », 4 mars 1976. Instruction Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une lĂ©gislation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprĂ©cier et de la corriger. » Conversion Ă  l'humain, Grasset, 1931, p. 163 PĂ©dagogues amoureux On ne reconstitue pas seul le cours rĂ©gulier des Ă©tudes, dĂ©terminĂ© par l’usage et la tradition. Ces pĂ©dagogues amoureux jusqu’à la manie des choses qu’ils enseignent et qui rĂ©pĂštent chaque annĂ©e leurs explications et leurs plaisanteries sont irremplaçables. » Changer la vie, op. cit., p. 202. Travail utile [L]e travail utile, le seul qui change le monde et la vie, est celui de quelques vrais maĂźtres qui ont le respect des esprits, qui ne prĂȘchent pas, ne ronronnent pas, mais simplement cherchent et parlent. Et alors il n’est guĂšre de plus grand spectacle. » La France et les Noirs, Gallimard, 1954, p. 15. CharitĂ© Le plus vrai plaisir qu'on puisse faire Ă  un ĂȘtre un peu noble, c'est de lui donner le sentiment qu'on a besoin de lui. Il n'est sans doute pas de plus grande charitĂ© que de paraĂźtre avoir besoin de la charitĂ© d'autrui. » Journal des annĂ©es noires, 27 juillet 1943, op. cit., p. 273. Droit Ă  la vĂ©ritĂ© [
] Il y avait un droit Ă  la vĂ©ritĂ© devant lequel tous les esprits Ă©taient Ă©gaux, et c’était le premier des droits. [
] Un esprit d'homme veut ĂȘtre respectĂ© il n'est pas de plus grand crime que de lui rendre la vĂ©ritĂ© suspecte. Je crois toujours naĂŻvement qu'elle est comme l'eau-mĂšre oĂč l'esprit se forme et grandit comme un cristal. » Changer la vie, op. cit. pp. 215-216. Homme authentique On est si rarement un homme authentique sans rien entre soi et le reste. Le reste ? C'est tout l'univers autour de nous, tout ce Ă  quoi nous ne devrions jamais nous habituer, tout cela qui vit et change Ă  chaque heure en mĂȘme temps que nous. [
] » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 183. Homme de sĂ©rie Pauvres et riches sont les mĂȘmes hommes de sĂ©rie, “ n’importe qui ”, et se valent devant les vraies valeurs. Nous sommes ce que le temps nous fait, et “ n'importe qui ” parfois ne se soucie guĂšre de l'authenticitĂ©, de la vĂ©ritĂ© et de la justice. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, op. cit., p. 219. Hommes sans histoire J'ai souvent pensĂ© que la plus grande et la plus Ă©mouvante Histoire serait l'histoire des hommes sans histoire, des hommes sans papiers, mais elle est impossible Ă  Ă©crire. » Changer la vie, op. cit., p. 165. Hommes vrais [L]es hommes peuvent n’ĂȘtre pas ce qu’ils sont, ce que la nĂ©cessitĂ© les fait, mais ils peuvent ĂȘtre ce qu’ils font, ce qu’ils veulent ĂȘtre. » Jean-Jacques, 1758-1778, Gallimard, 1952, p. 341. Humanisme L’humanisme est une foi, une foi en l’homme. C’est une religion de l’homme [
] » Caliban et Prospero, Gallimard, 1952, p. 33. Apprendre Ă  espĂ©rer Je n'ai jamais Ă©crit que pour apprendre aux hommes Ă  espĂ©rer. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 203. Qu’est-ce qu’écrire ?
 Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi Ă©crire ? Pour qui Ă©crire ? [
] J’avoue n’ĂȘtre pas trop troublĂ© par ces questions. J’écris simplement pour les mĂȘmes raisons pour lesquelles je vis. C’est une de mes maniĂšres de vivre, un de mes besoins. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., pp. 12-13. Un Ă©crivain
 Un Ă©crivain est un homme Ă  qui l’image qui lui est proposĂ©e du monde par la tradition et la coutume ne suffit pas. Il en compose une autre, la seule qui soit vraie pour lui. » La Foi difficile, pp. 127-128. Un lecteur
 Il se peut, aprĂšs tout, que mes livres rencontrent quelquefois un lecteur qui les aime. Je sais bien ce que serait cet homme-lĂ  quelqu'un qui, comme moi-mĂȘme, ne serait pas sĂ»r d'ĂȘtre toujours intelligent, qui quelquefois se serait senti aussi dĂ©nuĂ© que moi-mĂȘme, soit que les fĂ©es l'aient mal servi Ă  sa naissance, soit que la confusion du temps ait dĂ©sespĂ©rĂ© sa bonne volontĂ©, mais quelqu'un qui, en dĂ©pit de tous ses manques et de toutes ses inaptitudes, tiendrait bon et resterait prĂȘt Ă  l'allĂ©gresse. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 44. Un livre
 Un livre est un outil de libertĂ©. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 152. Texte reproduit sur la plaque commĂ©morative de la rue Pierre Nicole oĂč habitait Jean GuĂ©henno. [I]l se peut que le livre, comme moyen d’expression, soit en train de mourir. La radio, le cinĂ©ma, la tĂ©lĂ©vision ont dĂ©sormais une autre puissance. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 13. Un livre n’est pas seulement un tĂ©moignage
 Un tĂ©moignage n’est convaincant et n’a une valeur efficace que s’il est fait avec talent. » Jean GuĂ©henno, lettre Ă  Michel Malle 6 mai 1971, Cahiers Jean-GuĂ©henno n° 6, Je savais grĂ© aux livres
 " Je savais grĂ© aux livres de m'avoir fait riche de la seule richesse, de m'avoir permis de vivre une autre vie que celle que l'on gagne." Journal d'un homme de 40 ans, 1934, p. 138. Les livres ne font que rendre
 Ils valent tout juste la volontĂ© de dĂ©livrance et de lumiĂšre qui inspire celui qui les lit. Ils ne dĂ©livrent que ceux qui veulent ĂȘtre dĂ©livrĂ©s. Quand cet instinct nous quitte, alors c’est comme si le jardin des muses dĂ©fleurissait. Les idĂ©es se fanent et se sĂšchent, et la vie de notre esprit n’est plus qu’un pourrissement vĂ©nĂ©neux, une sorte de pestilence qui tourne en poisons les plus belles choses qu’il y ait au monde. Alors nous vivons des livres comme des fleurs les chenilles, en les tuant, en tissant autour d’elles ces fines toiles qui les enserrent, les emprisonnent, les dissolvent, si bien que lĂ  oĂč s’épanouissait la rose, lĂ  oĂč la sĂšve de la vie et l’espoir de la lumiĂšre devenaient parfums et couleurs, il n’y a plus qu’un rameau flĂ©tri et la mort. Puissent la force et la grĂące ne me manquer jamais pour lire comme je lisais autrefois ! Que les livres ne me soient jamais le moyen de l’oubli ! PuissĂ©-je jamais y chercher toujours la vie et la vĂ©ritĂ©, comme une mĂ©nagĂšre, au matin, cherche le feu dans les cendres. » Changer la vie, pp. 190-191. La vraie lecture
 La vraie lecture commence quand on ne lit plus seulement pour se distraire et se fuir, mais pour se trouver. [
] La vraie lecture est la chose la plus intime et la plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e, encore qu'il ne s'y agisse que de nous-mĂȘmes. C'est un temps qu'on se donne pour ne plus vivre par influence, par contagion, mais pour reconnaĂźtre, choisir son propre chemin et devenir soi-mĂȘme. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 152. Bien lire [Il] n’est pas tant nĂ©cessaire d’avoir beaucoup lu que d’en avoir bien lu quelques-uns, avec la passion d’y dĂ©couvrir la force vive qui les crĂ©a, si bien qu’elle passe en nous et nous anime et nous rende capables Ă  notre tour de la crĂ©ation et de l’invention. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 217. Andante On se raconte Ă  propos de soi-mĂȘme une belle et grande histoire. On passe vingt ans, trente ans Ă  tenter de la vivre. À l'heure de l'andante, il faut bien voir qu'on ne l'a pas vĂ©cue. » La Foi difficile, op. cit., p. 14. Chacun a son dictionnaire Il n’est pas si simple d’entrer dans l’ñme et dans la vie des autres. Ce n’est pas une science qui se vende ou s’achĂšte, comme le latin ou le grec ou les mathĂ©matiques. [
] Les mots les plus simples, ceux Ă  quoi tient le destin de tous les hommes, le pain, le travail, l'argent, l'amour, l'amitiĂ©, la maladie, la mort n'avaient pas en nous deux le mĂȘme sens, ne crĂ©aient pas la mĂȘme tension, n'Ă©voquaient pas les mĂȘmes problĂšmes. Chacun a son dictionnaire. » Changer la vie, op. cit., p. 244. Changer la vie On ne change pas la vie Ă  soi seul et ce n’est rien d’ĂȘtre libre en rĂȘve. Le problĂšme de la libertĂ© intĂ©resse tout le troupeau. Tout le troupeau sera libre ou pas une bĂȘte ne le sera. » Journal des annĂ©es noires, 22 fĂ©vrier 1941, op. cit., pp. 87-85. [O]n ne change pas sa vie Ă  soi seul et [...] il faut, pour la changer, changer aussi la vie des autres. » Changer la vie, op. cit. p. 247. Pour changer la vie, c'est l'homme mĂȘme qu'il faut changer. “ Ce sera long, long ” comme disait Renan. Mais il change. Il a beaucoup changĂ© en des millions d'annĂ©es et continuera. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, op. cit, p. 219. ClairiĂšre des destins C'est maintenant seulement que, si j'Ă©tais poĂšte, je pourrais essayer de dire ce qui se passe vraiment dans la clairiĂšre des destins. » Changer la vie, op. cit., p. 246. 
dans cette clairiĂšre des destins oĂč pour chacun commence la vie, oĂč on ne sait quelles fĂ©es, quelles sorciĂšres prĂ©parent Ă  chacun son petit rĂŽle pour l’instant qu’il aura Ă  vivre en lui donnant son compte de vices et de vertus, d’intelligence et de sottise, de gentillesse et de duretĂ©, de force et de faiblesse. » Carnets du vieil Ă©crivain, p. 111. Un beau conte L'esprit le moins romanesque ne rĂ©siste pas Ă  l’envie de faire de sa vie un beau conte. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 20. Esclaves Il n'est pas bon de trop dire Ă  des hommes qu'ils sont esclaves. Ils finissent par le croire, s’habituent Ă  subir ou attendent des autres leur libĂ©ration, et quand en effet la libertĂ© se meurt, ils n’ont plus les forces ni la foi nĂ©cessaires Ă  la sauver. » Journal des annĂ©es noires, 23 mai 1941, op. cit., InĂ©galitĂ© des esprits Tout le progrĂšs d’un homme me semble ĂȘtre de passer d’une vie qu’il subit Ă  une vie qu’il pense, dĂ»t cette pensĂ©e ne lui en faire reconnaĂźtre que le malheur, y ajouter, et ne le conduire qu’au dĂ©sespoir et Ă  la rĂ©volte. [
] [L]’inĂ©galitĂ© des esprits [
] il faut tout faire pour la corriger et la compenser. » Ce que je crois, op. cit., p. 107. Donner un sens Ă  notre vie Parce que nous sommes les seuls ĂȘtres qui savons que nous devons mourir, nous sommes aussi les seuls qui puissions donner un sens Ă  notre vie. Tout ce qui importe est cette volontĂ© mĂȘme. Quand elle serait illusoire, elle n'en aurait pas moins de prix. C'est ĂȘtre digne dĂ©jĂ  que de rĂȘver de l'ĂȘtre. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 240. Songes Qui sait si nos songes ne sont pas notre plus vraie justification. Eux seuls nous accordent Ă  ce magnifique univers qu’il nous est donnĂ© de traverser, Ă  l’infini du ciel, Ă  l’éternelle lumiĂšre. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 240. Le temps de vivre. C'est une incroyable chance d'avoir quelquefois le temps de vivre, le temps de la conscience, fĂ»t-ce la conscience de tout son malheur, de pouvoir s'arrĂȘter quelquefois, reprendre souffle et lever la tĂȘte pour contempler l'Ă©tonnant paysage autour de soi, y reconnaĂźtre sa place et se perdre en lui. » Changer la vie, op. cit., p. 80. Vingt ans On ne juge jamais mieux qu'Ă  vingt ans l'univers on l'aime tel qu'il devrait ĂȘtre. Toute la sagesse aprĂšs est Ă  maintenir vivant en soi un tel amour. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 252. Vivre sa vie Certes il faut leur apprendre Ă  gagner leur vie. Mais ils ne la gagnent que pour la vivre. Et c’est Ă  la vivre surtout qu’ils doivent ĂȘtre prĂ©parĂ©s. » Caliban et Prospero, op. cit., p. 58. Visages de ceux que j’aime
 Lorsque je me suis pris Ă  considĂ©rer les visages de ceux que j'aime, les rides pathĂ©tiques qu’y a imprimĂ©es une vieille peur, je n'ai pensĂ© qu'Ă  les effacer. Ce sont les conditions de la vie qui font la vie. [
] Nous tirons tous la mĂȘme charrette, mais tous les charretiers vous diront qu’il y a façon et façon de la charger. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 49. Aimer ! La merveilleuse audace !
 Aimer ! La merveilleuse audace ! Mais qui donc ose aimer ? Aimer, c’est accepter soudain de doubler tous ses risques, vivre de la vie d’un autre, mourir de la mort d’un autre et ĂȘtre douĂ© d’un courage qu’on n’aurait jamais pour soi. Être aimĂ©, c’est avoir la certitude qu’il y a au monde quelqu’un en qui toujours tu pourras te reposer, quelqu’un qui taimera encore quand toi-mĂȘme ne pourras plus te supporter, quand toi-mĂȘme ne pourras plus t’aimer. Dieu, dans les religions, remplit cet office pour toutes les Ăąmes. Mais ceux qui sont aimĂ©s d’une autre crĂ©ature n’ont pas besoin de Dieu. » Journal d'une rĂ©volution », p. 103. Je serais bachelier
 Je dĂ©cidai que le monde Ă©tait injuste et mal fait, et puisque ceux qui le menaient Ă©taient bacheliers, que je serais bachelier comme eux, pour travailler Ă  le changer. VoilĂ  toute mon histoire. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 198. Vive le bachot ! J’écrivis, un soir, avec application, dans un coin de la petite table sur laquelle je travaillais Ă  la maison, ces mots, comme un engagement solennel avec moi-mĂȘme et l’univers Vive le bachot ! » Changer la vie, op. cit., p. 150. Batailles pour un sou J’ai grandi dans des batailles qu’on livrait pour un sou. [
] L’honneur autant que le pain Ă©tait engagĂ©. Dans un monde oĂč l’argent rĂ©glait tout, il semblait que la pauvretĂ© fĂ»t une condition honteuse. C’est cela que je n’ai jamais oubliĂ©. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., pp. 199-200. GrĂšve de 1906 Cette grĂšve de 1906 reste en moi comme la plus grande Ă©preuve humaine Ă  laquelle j’aie assistĂ©. [
] C’était une affaire de pain, bien sĂ»r, mais autant une affaire d’honneur, un dur combat. » Changer la vie, op. cit., p. 166. Caliban parle ! J’ai commencĂ© ma vie d’écrivain par une proclamation naĂŻve. J’annonçais que l’éternel silencieux allait enfin parler “ Caliban parle ! ” Caliban avait fini de seulement grogner. Il parlait vraiment, et mĂȘme quelquefois une langue dĂ©jĂ  assez claire. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 18. FĂ©es Je ne me rĂ©signerai jamais Ă  penser que tout soit jouĂ© d'avance, que notre sort soit tirĂ© par les fĂ©es, dans la clairiĂšre oĂč elles s'assemblent, avant mĂȘme notre premier cri. » Changer la vie, op. cit., p. 10. Grands efforts Je ne suis parvenu Ă  rien que par de grands efforts. » La Foi difficile, op. cit., p. 16. Quand un homme
 Rien ne me touche comme cet engagement profond, quand un homme vit comme il pense et pense comme il vit. » Ce que je crois, op. cit., p. 88. Homme de foi Je me vante quelquefois de n’aimer pas croire. Ce qui est plus exact, c’est que j’aimerais mieux penser et savoir et je sais qu’il faut croire le moins possible pour penser le plus possible. Mais je suis un animal pieux, et toute ma vie est celle d’un homme de foi. » Journal des annĂ©es noires, 15 avril 1943, op. cit., p. 262. Hommes simples [M]on propre chagrin, c'est de devoir finir ma vie loin des hommes simples que j'ai aimĂ©s, d’en ĂȘtre venu Ă  Ă©crire et Ă  parler une langue qu'ils ne peuvent pas mĂȘme entendre, toute abstraite et blanche, et oĂč ne se reconnaĂźt plus le battement de leur sang. » La Foi difficile, op. cit., p. 241. Jean-Jacques
 Cher Jean-Jacques, voilĂ  bien des ans dĂ©jĂ  que nous vivons ensemble ! [
] c’est que je sentais que tu Ă©tais, et je voulais passionnĂ©ment savoir ce qu’était un homme vrai. » Jean-Jacques, 1758-1778, op. cit., p. 49. MĂ©moire [L]’imagination du malheur ne me manque pas. De ces choses je n'aime pas me souvenir. Heureusement je me souviens mal. L'instinct de conservation rĂšgle notre mĂ©moire, et j'ai, pour durer et vivre, oubliĂ©. » Changer la vie, op. cit., p. 89. Rebelle 
rebelle. C’est une espĂšce que j’aime. » Le Monde Le rebelle et l’autogestion. », 21 juin 1978. RĂ©volte au cƓur Je croyais sottement Ă  vingt ans n’avoir pas eu de chance. Mais les annĂ©es m’ont appris que c’était un bonheur prodigieux de naĂźtre la rĂ©volte au cƓur [
]. » La Foi difficile, op. cit., p. 232. Roman Je n'Ă©crirai donc jamais un roman. Il y a trop de raisons Ă  cela. Je ne crois pas assez Ă  l'existence du monde extĂ©rieur. Je suis trop ignorant des ĂȘtres. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 23. Je vais m’enfoncer dans le silence Je vais m'enfoncer dans le silence. Il faut que je taise tout ce que je pense. » Journal des annĂ©es noires, 25 juin 1940, op. cit., p. 15. Mon travail
 Mon travail a Ă©tĂ© mon plaisir, ma vie mĂȘme. Je crains qu'une telle vie soit faussĂ©e. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 56. Mon plus grand vice
 Mon plus grand vice sans doute est de n’avoir jamais su m’amuser. » Le Monde, Les hommes sans histoire », 15 octobre 1977. VĂ©ritĂ©s guĂ©henniennes » AmitiĂ©. La sociĂ©tĂ© des amis est toujours une sociĂ©tĂ© idĂ©ale. Elle est un Ă©change continu. [...]. Un ami ouvre en nous des chambres fermĂ©es. Il nous aide Ă  ĂȘtre nous-mĂȘmes et nous nous enrichissons de tous les biens qu’il lui a plu de dĂ©couvrir en nous. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 133. Bonheur C’est la plus grande part du bonheur, si le bonheur cest d’ĂȘtre soi sans y penser. » Le Figaro, Il y a toujours des oiseaux »,11 avril 1969. Ce que je crois Puisqu'il s'agit de “ ce que je crois ”, j'ai cru, je crois Ă  la fidĂ©litĂ©. C'est sans doute ma foi la plus profonde. J'y ai cru, j'y crois comme Ă  mon premier devoir, et s'il est en moi quelque fanatisme, il est lĂ . On entend bien de quelle fidĂ©litĂ© je parle. C'est de la fidĂ©litĂ© aux plus pauvres et aux plus dĂ©nuĂ©s, oĂč qu'ils soient. » Ce que je crois, op. cit., p. 86. DĂ©mocratie La dĂ©mocratie est la religion du bonheur des hommes, mais c’est aussi la religion de leur dignitĂ©. » La France dans le Monde, Éditions de la LibertĂ©, 1946, p. 39, repris in Aventures de l’Esprit, Gallimard, 1954, p. 31. La dĂ©mocratie n’est que la conciliation de la justice sociale et de la libertĂ©. » Voyages, TournĂ©e amĂ©ricaine, tournĂ©e africaine, Gallimard, 1952, p. 21. DignitĂ© Ce que je sais d'une toujours plus claire certitude, c'est que toute dignitĂ© consiste Ă  chercher en soi-mĂȘme son ordre, Ă  essayer d'y trier le vrai, selon la parole du vieux Montaigne, et quand on croit l'avoir trouvĂ©, Ă  s'y tenir, sans Ă©gards pour les folies qui triomphent et qui passent. » Journal des annĂ©es noires, 26 novembre 1940, op. cit., p. 57. DignitĂ© DĂ©sir gĂ©nĂ©ral du bonheur, volontĂ© individuelle de l’honneur La dignitĂ© est dans l’entre-deux. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, Effort Le souvenir de l’effort est toujours un souvenir heureux et l’on sourit aux anciennes misĂšres vaincues. » Ce que je crois, ÉgalitĂ© des chances L’égalitĂ© des chances. [
] c’est elle seule qui peut et doit faire la justice entre les hommes. Ce fut et c’est toujours ma conviction la plus profonde, ma plus grande espĂ©rance. » Ouest-France, L’ÉgalitĂ© des chances », 3 mars 1978. Éloquence Celui qui parle le mieux finalement l'emporte toujours, et c'est un bien bel art que celui de savoir rendre petites les choses grandes et grandes les choses petites, de rester, en toutes circonstances, le maĂźtre des dĂ©finitions, et de fixer ainsi l'ordre et la rĂšgle. » Changer la vie, op. cit., p. 139. FidĂ©litĂ© Ă  soi-mĂȘme J'appelle sincĂ©ritĂ© la fidĂ©litĂ© Ă  soi-mĂȘme d'un homme qui, s'Ă©tant enfin reconnu et, Ă  tort ou Ă  raison, ayant construit son Ăąme sur une certaine rĂšgle, s'y tient comme Ă  une sorte d'honneur. » Ce que je crois, op. cit., p. 125. Imagination L'imagination, seule, ouvre les portes de la prison, et c'est elle qui fait les rois de la vie. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, op. cit., pp. 15-16. LibertĂ© Il est tel moment oĂč toute notre libertĂ© se rĂ©duit Ă  la conscience de notre servitude ; elle est comme un grand souvenir qui continuerait de nous orienter, et nous ne cessons pas de savoir de quel cĂŽtĂ© le jour se lĂšvera. » Journal des annĂ©es noires, 28 fĂ©vrier 1941, op. cit., p. 88. MaĂźtre On n'a pas d'autre maĂźtre que soi-mĂȘme ; il faut que ce maĂźtre soit dur
 » Journal des annĂ©es noires, 26 janvier 1942, op. cit., p. 184. Musique La difficultĂ© de la musique Ă©tait toute dans l'observation des rĂšgles et non dans l'exĂ©cution du chant. » Jean GuĂ©henno, Jean-Jacques, 1948, Philosophie Les philosophies ne sont jamais plus belles que quand elles sont encore poĂ©sie, dĂ©couverte et conquĂȘte du monde. » Changer la vie, "Histoire de souliers", p. 48. Regard des autres Une nation pas plus qu’un individu ne peut se passer du regard des autres, de cette flamme fraternelle, de cet encouragement Ă  vivre qui y Ă©tincelle quelquefois. » La France dans le Monde, op. cit., p. 14, repris in Aventures de l’Esprit, op. cit., p. 10. Retour Ă  la solitude Quand le Robinson de Michel Tournier, Ă  force de travail, a fini de faire de son Ăźle sauvage une terre aussi exactement arpentĂ©e, mesurĂ©e, intelligible, comme rationnelle que la plus cultivĂ©e des terres de l’Europe, qu’il a rĂ©digĂ© la charte et le code de son gouvernement, il commença d’y ĂȘtre malheureux. Cette Ăźle administrĂ©e ne lui suffit plus. Il rĂȘve d’une autre Ăźle. Il y a toujours une autre Ăźle. [
] C’est le temps d’un nĂ©cessaire retour Ă  la solitude. » Le Figaro, Retour Ă  la solitude »,28 novembre 1967. RĂȘves Les peuples, comme les hommes, se mesurent Ă  leurs rĂȘves. La France n’est devenue la France que grĂące Ă  un certain pouvoir qu’elle eut quelquefois de rĂȘver non pour elle seulement, mais pour tous les hommes [
]. » La France dans le Monde, op. cit., p. 29, repris in Aventures de l’Esprit, op. cit., pp. 22-23. Texte reproduit sur la plaque commĂ©morative de la rue Pierre-Nicole oĂč habitait Jean GuĂ©henno. RĂ©volution Ce n'est pas Ă  l'UniversitĂ© que se fait la RĂ©volution qui ne saurait ĂȘtre seulement, comme semblent l’avoir cru quelques jeunes sociologues, un exercice de travaux pratiques de sociologie. Seuls les besoins vrais et immĂ©diats des hommes la dĂ©terminent. » Caliban et Prospero, op. cit., p. 21. La vraie rĂ©volution est pour chacun de nous une affaire tout intĂ©rieure. » Le Monde, Glorieuses fautes », 4 juillet 1978. Sagesse Nous ne vivons que pour apprendre que nous sommes toujours volĂ©s. Devenir sage n'est que s'habituer Ă  cette atmosphĂšre de dĂ©ception et de vol. » Journal d'un homme de 40 ans, op. cit., p. 29. SincĂ©ritĂ© Mais je crois avoir vĂ©rifiĂ© que la sincĂ©ritĂ© n'est jamais qu'un merveilleux effort dont on n'est jamais sĂ»r qu'il aboutisse on se ment toujours parce que, pour continuer Ă  durer et garder quelque volontĂ© de vivre, pour ne pas tomber Ă  un certain dĂ©goĂ»t de soi, il n'est pas possible de se dire tout Ă  soi-mĂȘme. Il faut quelquefois se mentir. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 169. J'appelle sincĂ©ritĂ© la fidĂ©litĂ© Ă  soi-mĂȘme d'un homme qui, s'Ă©tant enfin reconnu et, Ă  tort ou Ă  raison, ayant construit son Ăąme sur une certaine rĂšgle, s'y tient comme Ă  une sorte d'honneur. Il n’est pas sĂ»r d’abord qu’on souhaite se connaĂźtre tout Ă  fait. Aucun homme peut-ĂȘtre n’est capable de supporter toute la vĂ©ritĂ© sur lui-mĂȘme. C’est ainsi qu’ĂȘtre sincĂšre n’est pas toujours ĂȘtre vrai. » Ce que je crois, Un petit garçon
 Parce qu’un petit garçon a dĂ©sormais le pouvoir de tĂ©lĂ©guider sur le bassin des Tuileries son bateau Ă©lectrique, il n’est pas nĂ© pour cela plus malin que Montaigne ou Socrate. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 201. La vĂ©rité  La vĂ©ritĂ© n'est pas faite pour l'extase et la contemplation. La plus grande idĂ©e n'est pas grand-chose tant qu'elle n'ose pas affronter le rĂ©el, tant qu’elle ne tombe pas, ne s’incarne pas dans les hommes qu’elle se propose de changer, aussi longtemps qu’elle ne se dĂ©veloppe pas en politique. » "Entretien avec de jeunes journalistes", Les Aventures de l'Esprit, p. 235. La vie mystĂ©rieuse Dans la mĂ©diocritĂ© du temps qui passe
tels beaux et grands moments, telle action, telle audace, telle image, telle page, d’un livre, telle peinture, telle musique nous assurent que la vie mystĂ©rieuse, le secret gĂ©nie de l’espĂšce ne cesse jamais son travail. » Le Monde, Le secret », 18 janvier 1978. La vraie culture La culture vraie n’est qu’une accession aux plus grands problĂšmes que pose la vie des hommes et un effort pour les rĂ©soudre. » Sur le chemin des Hommes, op. cit., p. 105. Toute vraie culture n'est qu'intĂ©rieure. » Ce que je crois, op. cit., p. 184. Les vrais hommes Je crois, mais ce n'est que croyance, que ce qui dĂ©finit un homme vrai n'est pas son appartenance Ă  une classe, Ă  un milieu, c'est une impatience profonde de sa condition, un espoir de devenir un jour ce qu'au fond de lui il pense qu'il mĂ©rite d'ĂȘtre. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., pp. 11-12. La vraie vie Nous rĂȘvons une vie, nous en vivons une autre, mais celle que nous rĂȘvons est la vraie. » La Foi difficile, op. cit., p. 10. Nous ne faisons pas la part assez grande Ă  ce que furent nos rĂȘves. Ce sont eux cependant, bien plus que nos actes, qui nous accordent avec le temps et le monde. Notre vraie vie est Ă  leurs couleurs. » Changer la vie, op. cit. pp. 18-19. Aversions guĂ©henniennes » AutoritĂ© C'est le secret de toute autoritĂ© refuser ce qu'on vous demande, donner ce qu'on ne vous demande plus, et faire en sorte que tout paraisse le fait du prince. » Changer la vie, op. cit., p. 140. Chefs L'espĂšce qui croit aux chefs m'a toujours paru la plus sotte qui soit entre les espĂšces humaines. » Ce que je crois, op. cit., p. 162. Enseignement moderne On ne pense qu’à former des robots utiles et spĂ©cialisĂ©s. » Le Monde, Les hommes profonds », 17 novembre 1977. Ghettos Ghetto de la jeunesse, ghetto de la vieillesse ! Est-ce lĂ  que nous allons ? Bien vieillir, c’est la grande affaire, pour tout le monde et pour les jeunes eux-mĂȘmes. » Le Monde, Ghettos », 15 dĂ©cembre 1977. GrĂšves actuelles Les grĂšves ont changĂ© de caractĂšre. Elles Ă©taient jadis de difficiles et rudes combats pour l’honneur et la dignitĂ© de la vie autant que pour le pain. Il s’agit seulement dĂ©sormais de parvenir Ă  mettre un peu plus de beurre sur le pain. Tant mieux ! Cette transformation de la condition ouvriĂšre a Ă©tĂ© la plus vraie joie de ma vie. Mais la bataille mĂȘme fut peut-ĂȘtre plus belle que la victoire. Tout devient affaires. Les secrĂ©taires des syndicats sont des sortes de fonctionnaires, des aussi habiles, aussi rusĂ©s que ceux des sociĂ©tĂ©s anonymes capitalistes
 Je ne suis pas sĂ»r qu’on y ait tout gagnĂ©. L’honneur n’est guĂšre Ă  la mode. » DerniĂšres lumiĂšres, derniers plaisirs, op. cit., p. 14. Hommes avilis Je ne peux supporter de voir des hommes avilis. Un homme ne se construit que sur son courage et par son courage. » Journal des annĂ©es noires, 14 juin 1941, op. cit., p. 122. Philosophes Je n’ai jamais pu me faire le disciple d’aucun d’eux et ne me recommande d’aucun “ isme” mais je les pille tous sans vergogne [
] Je leur emprunte Ă  tous ce qui peut m’aider Ă  vivre. » Ce que je crois, op. cit., p. 81. Savoir c'est pouvoir La vieille formule de Bacon, " savoir c'est pouvoir ", a commandĂ© la science moderne, mais il y a un grand pĂ©ril Ă  pouvoir plus qu'on ne sait. » Carnets du vieil Ă©crivain, op. cit., p. 81. Nous croyons tout savoir “ savoir c’est pouvoir ”. Mais nous en sommes au point que nous pouvons bien plus que nous savons, nous le vĂ©rifions chaque fois que nous essayons quelque nouvelle maĂźtrise, mais cette demi-culture gĂ©nĂ©ralisĂ©e nous met quelquefois dans une satisfaction un peu sotte. » LycĂ©e de FougĂšres, message Ă  des jeunes gens. Ce message a Ă©tĂ© Ă©crit par Jean GuĂ©henno de septembre Ă  octobre 1970, en vue de l’inauguration du lycĂ©e 
 qui n’eut jamais lieu ! Brouillon de lettre, fonds GuĂ©henno entre le 25 aoĂ»t et le 12 septembre 1970, BNF, NAF 28297, boĂźte 35, cahier 23. Retraite "Retraite", Ă©crivait Hemingway, "est le mot le plus rĂ©pugnant de la langue". [
] je pense que c’est une grande chance des intellectuels de pouvoir ne la prendre jamais, et j’espĂšre mourir Ă  la besogne. » Le Monde, Ghettos », 15 dĂ©cembre 1977. Trahison La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d'employer l'esprit Ă  le justifier Et c'est la trahison la plus aisĂ©e, la plus rĂ©pandue et la plus profitable. » Jean GuĂ©henno, Caliban parle, La Trahison de Prospero, Grasset, 1928, p. 115, mĂȘme page dans l'Ă©dition de 1945, p. 54 dans Caliban parle suivi de Conversion Ă  l'humain, Grasset, 1962. VanitĂ© Jamais tant d’hommes en Europe ne surent lire, et jamais cependant il n’y eu tant de bĂȘtes de troupeau, tant de moutons. Un homme d’autrefois qui ne savait pas lire se sauvait par la mĂ©fiance. [
] Il pensait seul, ce qui est l’unique maniĂšre de penser. Un homme d’aujourd’hui qui a appris Ă  lire, Ă©crire et compter, n’est par rien protĂ©gĂ© contre sa vanitĂ©. » Journal des annĂ©es noires, 17 janvier 1941, op. cit., p. 77. Violence [
] Et je n’oublie pas cette promesse que je me suis faite Ă  moi-mĂȘme, de ne jamais servir la violence. » La Part de la France, Éditions du Mt Blanc, 1949, p. 21. Aucune violence jamais n'a ajoutĂ© Ă  la grandeur des hommes. » Ce que je crois, op. cit., p. 70.
Lachasse au blaireau et surtout la chasse au renard étaient alors chose courante et donnaient souvent des résultats positifs. Le gibier à poil le plus courant était constitué comme encore de nos jours par les liÚvres et les lapins de garenne. Les écureuils étaient vraiment un petit gibier. Les hérissons étaient recherchés par les
‱ marie ‱ 16ans - mon mec mon meilleur pot warter ma best ma servanteseervante77 ma nutella ma swaggie ma cousine lloovviinnaa mon cousin ma psy psy-pour-dollz mon amie intime nenesse33290 mon doudou ma soeur mon frero 1 j'veux sortir avec toi 2 j'ai un kick sur toi 3 tu me manque 4 je t'aime 5 je pourait pas vivre sans toi 6 t'es quelqu'un d'extraordinaire 7 on devrait plus se parler 8 Tes Bon Je Te Veux 9 je te desteste t' es oubliger de rĂ©pondre en mp ! Bien en partant dsl pour ceux qui sont partie de mes amies faite moi signe si vous ete tjrs vivant <3 xx Love this life ❀❀❀❀❀❀❀❀❀❀❀❀ 97% Des Ados Pleureraient S'il Voyaient Justin Bieber Sur Le Bord D'un Gratte-Ciel PrĂȘt A Vous Faites Partie Des 3% Qui Se Seraient Assis Sur Un Fauteuil Avec Du Popcorn En Criant"FAIS UN SALTO !" Alors Copiez-Collez Ce Message Sur Votre Qui Suis Je ;DD DĂ©finition du mot "Ă©coles" Endroit Cruel OĂč Les ElĂšves Souffrent plus besoin d'allez a l'Ă©cole Le Français Tout le monde parle en langage SMS . Les maths Tu sais compter . Le sport Tu achĂštes Wii Sports . L'arts-plastique Tu sais dessiner . La musique T'Ă©coute la radio . L'anglais T'appelles Dora l'exploratrice . L'histoire Ça sert Ă  rien , ils sont tous morts . La gĂ©ographie Tu achĂštes un GPS . L'Ă©ducation civique Tu demande au maire . L' SVT Tu vas dehors regarder la nature . La techno Tu vas sur un ordi . La physique chimie Tu veux pas devenir Ă©lectricien ?? ° Je ne dors pas en classe, je me repose °° Je ne me distrait pas, j'examine mes stylos °° Je ne parle pas en classe, j'Ă©change mes opinions °° Je ne me repose pas en ECR, j'Ă©conomise mon Ă©nergie ° Je ne dis pas de bĂȘtises, je dĂ©veloppe mon lexique °° Je n'insulte pas les profs, je leur rappelle ce qu'ils sont° ° Je ne dĂ©truis pas l'Ă©tablissement, je le dĂ©core Ă  ma façon °° Je ne sĂšche pas les cours, on m'appelle autre part °° Je ne mange pas de chewing-gum, je muscle ma machoire° vous chercher une psy aller voir psy-pour-dollz elle vous Ă©coutera PS ELLE EST DANS MES AMIES ; Si vous me laisser un +2 il est rendu Automatiquement😃 Si je t'embrasse tu fais quoi?? 1. Tu continue 2. Tu rigole 3. Tu mets la langue 4. Tu me plaque contre le mur et me fais l'amour 5. Tu me giffle 6. Tu m'engeule, mais tu continue 7. Tu fait style que ta une copine et tu te barre 8. Tu me fait un enfant 9. Tu fait rien, et te laisse faire 10. Tu m'enmĂšne chez toi, pour passer la nuit 11. Tu me demande mon numĂ©ro 12. On devient ami 13. Tu veux plus jamais me revoir 14. Tu me repousse 15. Tu m'embrasse mais rien de plus - Tu ne peux pas te retenir d'arracher l'herbe quand t'es assise sur la pelouse. -Tu es contre les idiots qui te rendent ton stylo aprĂšs que tu aies refermĂ© ton sac. - tu attends le week-end avec impatience dĂšs le lundi matin - Tu ne sais jamais quel jour on est pendant les vacances - quand tu Ă©tais petite tu marchais sur les carreaux sans toucher les lignes - Tu rigoles toute seule en repensant Ă  un souvenir - parfois tu cherches un objet que t'as dĂ©jĂ  dans les mains - tu dis "quoi" alors que t'as entendu ce qu'on t'as dit - tu dis " j'arrive " alors que t'es pas partie de chez toi -Tu es trop heureuse quand tu te rĂ©veilles la nuit et qu'il te reste beaucoup de temps Ă  dormir... - Tu n'arrives pas Ă  dormir le soir quand tu es pressĂ©e d'ĂȘtre au lendemain - tu ne peut pas t'empĂȘcher de marcher quand tu es au tĂ©lĂ©phone - quand tu Ă©tais en primaire tu regardais ton Ăąge au fond de ton verre... - tu cries "TĂ©lĂ©phone" Quand le tĂ©lĂ©phone sonne au lieu d'aller rĂ©pondre - tu appelle le produit Ă  vitre le "pchitt pchitt" - Toi non plus tu ne peut pas t'empĂȘcher de rigoler quand quelqu'un se ramasse - tu parles Ă  ton ordinateur quand il beugue - tu pousse la porte des magasins alors qu'il y a Ă©crit " Tirez " -tu fais semblant d'Ă©crire pour que le professeur interroge quelqu'un d'autre - quand tu ne comprends pas tu attends toujours qu'un abruti pose la question avant toi meme si c moi - en cours tu regardes l'heure toutes les deux minutes -tu hoches la tĂȘte au prof alors que tu n'Ă©coutes rien - tu crie " AĂŻe " quand tu te cogne alors que tu n'as mĂȘ me pas eu mal - tu as envie de rigoler lorsque l'on te gronde - tu n'aime pas quand on te bouscule Et si toi aussi cette chaine te fais sourire parce que tu te reconnait dedans, alors copie la dans ton qsj pour un max de sourires ! =D Age Genre Ville Pays 23 ans Femme pas de tes affaires Canada CĂ©lĂ©britĂ© prĂ©fĂ©rĂ©e Musique prĂ©fĂ©rĂ©e Film prĂ©fĂ©rĂ© Plat prĂ©fĂ©rĂ© J e t ' Couleur prĂ©fĂ©rĂ©e Le job de mes rĂȘves Emission prĂ©fĂ©rĂ©e Loisir prĂ©fĂ©rĂ© a i m e

MaisDieu que c'est dommage. Vous avez grandi. Vous n'ĂȘtes plus sauvages que le samedi. Mes amis d'autrefois. Nous voici au sec. Nous rĂȘvons quelquefois de l'Ăźle Drenec. Il fallait, il fallait naviguer sans plus. Si j'avais, si j'avais, oh si j'avais su. Je m'y serais noyĂ©e pour ne pas vieillir.

298 669 754 banque de photos, images 360° panoramiques, vecteurs et vidĂ©osEntrepriseSĂ©lectionsPanierRechercher des imagesRechercher des banques d’images, vecteurs et vidĂ©osLes lĂ©gendes sont fournies par nos de l'imageContributeurSipa US / Alamy Banque D'ImagesTaille du fichier114,8 MB 6 MB TĂ©lĂ©chargement compressĂ©Dimensions7565 x 5304 px 64,1 x 44,9 cm 25,2 x 17,7 inches 300dpiDate de la prise de vue29 juillet 2022Informations supplĂ©mentairesCette image peut avoir des imperfections car il s’agit d’une image historique ou de dans la banque de photos par tags

AuBon Pain D'Autrefois, Le Crotoy : consultez 7 avis sur Au Bon Pain D'Autrefois, noté 4,5 sur 5 sur Tripadvisor et classé #22 sur 38 restaurants à Le Crotoy.

Balzac Eugénie Grandet Dédicace A Maria Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison. De Balzac. Physionomies bourgeoises Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloÃtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-ÃÂȘtre y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloÃtre et l'aridité des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pùle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mÚne au chùteau, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des piÚces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frÃÂȘles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenÃÂȘtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'oÃÂč s'élancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvriÚre. Plus loin, c'est des portes garnies de clous énormes oÃÂč le génie de nos ancÃÂȘtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. TantÎt un protestant y a signé sa foi, tantÎt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'Histoire de France est là tout entiÚre. A cÎté de la tremblante maison à pans hourdés oÃÂč l'artisan a déifié son rabot, s'élÚve l'hÎtel d'un gentilhomme oÃÂč sur le plein cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins, les amis du Moyen-Age y retrouveraient l'ouvrouÚre de nos pÚres en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossiÚrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l'inférieure, armée d'une sonnette à ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent à cette espÚce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, Îtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là , nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques piÚces de drap sur des rayons. Entrez? Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges; quitte son tricot, appelle son pÚre ou sa mÚre qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractÚre, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin, il ne possÚde en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou; il sait, à une planche prÚs, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphÚre dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l'affût d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérÃÂȘts terrestres. Le baromÚtre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand'Rue de Saumur, ces mots "Voilà un temps d'or!" se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin "Il pleut des louis", en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte. Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendriez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là , tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagÚre n'achÚte pas une perdrix sans que les voisins ne demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tÃÂȘte à sa fenÃÂȘtre sans y ÃÂȘtre vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de mÃÂȘme que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystÚres. La vie est presque toujours en plein air chaque ménage s'assied à sa porte, y déjeune, y dÃne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d'Angers qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hÎtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie oÃÂč se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siÚcle oÃÂč les choses et les hommes avaient ce caractÚre de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. AprÚs avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rÃÂȘverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. Monsieur Grandet jouissait à Saumur d'une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entiÚrement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou, vécu en province. Monsieur Grandet, encore nommé par certaines gens le pÚre Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maÃtre-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. DÚs que la République française mit en vente, dans l'arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors ùgé de quarante ans, venait d'épouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d'or, au district, oÃÂč, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-pÚre au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain; légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le pÚre Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empÃÂȘcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de piÚces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d'une communauté de femmes que l'on avait réservée pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut monsieur Grandet. Napoléon n'aimait pas les républicains il remplaça monsieur Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l'Empire. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire dans l'intérÃÂȘt de la ville d'excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, trÚs avantageusement cadastrés, payaient des impÎts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grùce à des soins constants, étaient devenues la tÃÂȘte du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la premiÚre qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion d'Honneur. Cet événement eut lieu en 1806. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était ùgée de dix ans. Monsieur Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrùce administrative, hérita successivement pendant cette année de madame de La GaudiniÚre, née de La BertelliÚre, mÚre de madame Grandet; puis du vieux monsieur La BertelliÚre, pÚre de la défunte; et encore de madame Gentillet, grand'mÚre du cÎté maternel trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards était si passionnée que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrÚtement. Le vieux monsieur La BertelliÚre appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérÃÂȘts dans l'aspect de l'or que dans les bénéfices de l'usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d'aprÚs les revenus des biens au soleil. Monsieur Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'égalité n'effacera jamais, il devint le plus imposé de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, oÃÂč, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies oÃÂč croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l'importance l'une était monsieur Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de monsieur Grandet; l'autre, monsieur des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrÚtement. Quoique le vieux Cruchot et monsieur des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à monsieur Grandet un si grand respect que les observateurs pouvaient mesurer l'étendue des capitaux de l'ancien maire d'aprÚs la portée de l'obséquieuse considération dont il était l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que monsieur Grandet n'eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnùt nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d'un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérÃÂȘt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n'échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet inspirait donc l'estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. FinanciÚrement parlant, monsieur Grandet tenait du tigre et du boa il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus, puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digÚre, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d'admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d'acier? à celui-ci maÃtre Cruchot avait procuré l'argent nécessaire à l'achat d'un domaine, mais à onze pour cent; à celui-là monsieur des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélÚvement d'intérÃÂȘts. Il s'écoulait peu de jours sans que le nom de monsieur Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l'objet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un négociant, plus d'un aubergiste disait-il aux étrangers avec un certain contentement "Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant à monsieur Grandet, il ne connaÃt pas lui-mÃÂȘme sa fortune!" En 1816 les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à prÚs de quatre millions; mais, comme, terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu'il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu'aprÚs une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de monsieur Grandet, les gens capables disaient-ils "Le pÚre Grandet?... le pÚre Grandet doit avoir cinq à six millions. - Vous ÃÂȘtes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total", répondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils étaient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tÃÂȘte d'un air d'incrédulité. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularités de sa vie donnÚrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s'étaient usés. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l'autorité de la chose jugée. Sa parole, son vÃÂȘtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, oÃÂč chacun, aprÚs l'avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaÃtre la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. "L'hiver sera rude, disait-on, le pÚre Grandet a mis ses gants fourrés il faut vendanger. - Le pÚre Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année." Monsieur Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'oeufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La Grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-mÃÂȘme tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s'était arrangé avec les maraÃchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu'il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu'il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remercÃments. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le paiement de leurs chaises à l'église; la lumiÚre, les gages de la Grande Nation, l'étamage de ses casseroles; l'acquittement des impositions, les réparations de ses bùtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cent arpents de bois récemment achetés qu'il faisait surveiller par le garde d'un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les maniÚres de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d'une maniÚre fatigante aussitÎt qu'il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohérence de ses paroles, le flux de mots oÃÂč il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d'éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D'ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce "Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela". Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'écrivait point. Lui parlait-on? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche; et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, aprÚs une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait "Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme". Sa femme, qu'il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dÃner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, mÃÂȘme le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, oÃÂč il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole; son menton était droit, ses lÚvres n'offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic, son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives; ses cheveux jaunùtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul ÃÂȘtre qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritiÚre. Attitude, maniÚres, démarche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractÚre de bronze. Toujours vÃÂȘtu de la mÃÂȘme maniÚre, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d'argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puces, boutonné carrément, un large habit marron, à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la mÃÂȘme place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de président au tribunal de premiÚre instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait à faire prévaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait déjà C. de Bonfons. Le plaideur assez mal avisé pour l'appeler monsieur Cruchot s'apercevait bientÎt à l'audience de sa sottise. Le magistrat protégeait ceux qui le nommaient monsieur le président, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le président était ùgé de trente-trois ans, possédait le domaine de Bonfons Boni Fontis, valant sept mille livres de rente; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l'abbé Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour ÃÂȘtre assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alliés à vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis à Florence les Médicis; et, comme les Médicis, les Cruchot avaient leurs Pazzi. Madame des Grassins, mÚre d'un fils de vingt-trois ans venait trÚs assidûment faire la partie de madame Grandet, espérant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eugénie. Monsieur des Grassins le banquier favori sait vigoureusement les manoeuvres de sa femme par de constants services secrÚtement rendus au vieil avare, et arrivait toujours à temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidÚles. Du cÎté des Cruchot, l'abbé, le Talleyrand de la famille, bien appuyé par son frÚre le notaire, disputait vivement le terrain à la financiÚre et tentait de réserver le riche héritage à son neveu le président. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix était la main d'Eugénie Grandet, occupait passionnément les diverses sociétés de Saumur. Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou, monsieur Adolphe des Grassins? A ce problÚme, les uns répondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni à l'un ni à l'autre. L'ancien tonnelier rongé d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, à qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux passés, présents et futurs des Grandet. D'autres répliquaient que monsieur et madame des Grassins étaient nobles, puissamment riches, qu'Adolphe était un bien gentil cavalier, et qu'à moins d'avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d'ailleurs, avait porté le bonnet rouge. Les plus sensés faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entrées à toute heure au logis, tandis que son rival n'y était reçu que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus liée avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines idées qui la feraient, tÎt au tard, réussir. Ceux-là répliquaient que l'abbé Cruchot était l'homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait égale. "Ils sont manche à manche", disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prétendaient que les Grandet étaient trop avisés pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugénie Grandet de Saumur serait mariée au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes répondaient "D'abord les deux frÚres ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie les Grandet de Saumur, et prétend s'allier à quelque famille ducale par la grùce de Napoléon". Que ne disait-on pas d'une héritiÚre dont on parlait à vingt lieues à la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers à Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportÚrent un avantage signalé sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable chùteau, ses fermes, riviÚre, étangs, forÃÂȘts, et valant trois millions fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligé de réaliser ses capitaux. MaÃtre Cruchot, le président Cruchot, l'abbé Cruchot, aidés par leurs adhérents, surent empÃÂȘcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre à diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre à monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyé vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand étonnement de Saumur, le paya, sous escompte aprÚs les formalités. Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. Monsieur Grandet alla voir son chùteau par l'occasion d'une charrette qui y retournait. AprÚs avoir jeté sur sa propriété le coup d'oeil du maÃtre, il revint à Saumur, certain d'avoir placé ses fonds à cinq, et saisi de la magnifique pensée d'arrondir le marquisat de Froidfond en y réunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trésor presque vide, il décida de couper à blanc ses bois, ses forÃÂȘts, et d'exploiter les peupliers de ses prairies. Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot la maison à monsieur Grandet, cette maison pùle, froide, silencieuse située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particuliÚre au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermiculées de l'architecture française et quelque ressemblance avec le porche d'une geÎle. Au-dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d'une plinthe saillante, sur laquelle s'élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjà . La porte, en chÃÂȘne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frÃÂȘle en apparence, était solidement maintenue par le systÚme de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bùtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s'y rattachait par un anneau, et frappait sur la tÃÂȘte grimaçante d'un maÃtre-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancÃÂȘtres nommaient jacquemart, ressemblait à un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il représentait jadis, et qu'un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaÃtre les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une voûte obscure et verdùtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s'élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la piÚce la plus considérable était une salle dont l'entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochÚre. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger; elle est le théùtre de la vie domestique, le foyer commun; là , le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette piÚce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d'arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdùtre dont les cÎtés, coupés en biseau pour en montrer l'épaisseur, reflétaient un filet de lumiÚre le long d'un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobÚches, et dont la maÃtresse-branche s'adaptait au piédestal de marbre bleuùtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les siÚges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaÃtre les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espÚces de buffets terminés par de crasseuses étagÚres. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenÃÂȘtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromÚtre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, oÃÂč les mouches avaient si licencieusement folùtré que la dorure en était un problÚme. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l'aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de la BertelliÚre, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergÚre. Aux deux fenÃÂȘtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d'église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d'élever madame Grandet à une hauteur qui lui permÃt de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'Eugénie Grandet était placé tout auprÚs. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mÚre et de la fille s'étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d'hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu'on allumùt du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l'automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d'adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraÃches des mois d'avril et d'octobre. La mÚre et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d'ouvriÚre, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mÚre, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pÚre pour avoir de la lumiÚre. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de mÃÂȘme qu'il distribuait dÚs le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journaliÚre. La Grande Nanon était peut-ÃÂȘtre la seule créature humaine capable d'accepter le despotisme de son maÃtre. Toute la ville l'enviait à monsieur et à madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maÃtre Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d'elle sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. A l'ùge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment était bien injuste sa figure eût été fort admirée sur les épaules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'à propos. Forcée de quitter une ferme incendiée oÃÂč elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, oÃÂč elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le pÚre Grandet pensait alors à se marier et, voulait déjà monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chÃÂȘne de soixante ans sur ses racines; forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l'était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'épouvantÚrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'ùge oÃÂč le coeur tressaille. Il vÃÂȘtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrÚtement de joie, et s'attacha sincÚrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita féodalement. Nanon faisait tout elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs; défendait, comme un chien fidÚle, le bien de son maÃtre; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, aprÚs vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu'elle reçut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonnùt ses vieux souliers elle pouvait les mettre, il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévÚre de la maison oÃÂč jamais personne n'était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité! jamais le maÃtre n'avait reproché à la servante, ni l'halleberge ou la pÃÂȘche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l'arbre. "Allons, régale-toi, Nanon", lui disait-il dans les années oÃÂč les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du pÚre Grandet était un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le coeur simple, la tÃÂȘte étroite de Nanon ne pouvaient contenir qu'un sentiment et une idée. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du pÚre Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant "Que voulez-vous, ma mignonne?" Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaÃtre un jour devant Dieu, plus chaste que ne l'était la Vierge Marie elle-mÃÂȘme, Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant "Cette pauvre Nanon!" Son exclamation a était toujours suivie d'un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis longtemps une chaÃne d'amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaÃnon. Cette pitié, placée au coeur de Grandet et prise tout en gré par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitié d'avare, qui réveillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi "Pauvre Nanon!" Dieu reconnaÃtra ses anges aux inflexions de leur voix et à leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages oÃÂč les domestiques étaient mieux traités, mais oÃÂč les maÃtres n'en recevaient néanmoins aucun contentement. De là cette autre phrase "Qu'est-ce que les Grandet font donc à leur Grande Nanon pour qu'elle leur soit si attachée? Elle passerait dans le feu pour eux!" Sa cuisine, dont les fenÃÂȘtres grillées donnaient sur la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d'avare oÃÂč rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dÃner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprÚs de ses maÃtres. Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d'habiter impunément cette espÚce de trou, d'oÃÂč elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant. La description des autres portions du logis se trouvera liée aux événements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle oÃÂč éclatait tout le luxe du ménage peut faire soupçonner par avance la nudité des étages supérieurs. En 1819, vers le commencement de la soirée, au milieu du mois de novembre la Grande Nanon alluma du feu pour la premiÚre fois. L'automne avait été trÚs beau. Ce jour était un jour de fÃÂȘte bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se préparaient-ils à venir armés de toutes piÚces, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amitié. Le matin, tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnées de Nanon, se rendant à l'église paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour était l'anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugénie. Aussi, calculant l'heure oÃÂč le dÃner devait finir, maÃtre Cruchot, l'abbé Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins pour fÃÂȘter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le président voulait présenter était ingénieusement enveloppée d'un ruban de satin blanc, orné de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mémorables de la naissance et de la fÃÂȘte d'Eugénie, était venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel, consistant, depuis treize années, en une curieuse piÚce d'or. Madame Grandet donnait ordinairement à sa fille une robe d'hiver ou d'été, selon la circonstance. Ces deux robes, les piÚces d'or qu'elle récoltait au premier jour de l'an et à la fÃÂȘte de son pÚre, lui composaient un petit revenu de cent écus environ, que Grandet aimait à lui voir entasser. N'était-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, élever à la brochette l'avarice de son héritiÚre, à laquelle il demandait parfois compte de son trésor, autrefois grossi par les La BertelliÚre, en lui disant "Ce sera ton douzain de mariage". Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conservé dans quelques pays situés au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l'époux doit lui donner une bourse oÃÂč se trouvent, suivant les fortunes, douze piÚces ou douze douzaines de piÚces ou douze cents piÚces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergÚres ne se marierait pas sans son douzain, ne fût-il composé que de gros sous. On parle encore à Issoudun de je ne sais quel douzain offert à une riche héritiÚre et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape Clément VII, oncle de Catherine de Médicis, lui fit présent, en la mariant à Henri II, d'une douzaine de médailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dÃner, le pÚre, tout joyeux de voir son Eugénie plus belle dans une robe neuve, s'était écrié "Puisque c'est la fÃÂȘte d'Eugénie, faisons du feu! ce sera de bon augure". - Mademoiselle se mariera dans l'année, c'est sûr, dit la Grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers. - Je ne vois point de partis pour elle, à Saumur, répondit madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son ùge, annonçait l'entiÚre servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme. Grandet contempla sa fille, et s'écria gaiement "Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, l'enfant, il faudra bientÎt s'occuper d'elle". Eugénie et sa mÚre se jetÚrent silencieusement un coup d'oeil d'intelligence. Madame Grandet était une femme sÚche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour ÃÂȘtre tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'était une excellente femme, une vraie La BertelliÚre. L'abbé Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas été trop mal, et elle le croyait. Une douceur angélique, une résignation d'insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d'ùme, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs à la fois pour ses menues dépenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apporté au pÚre Grandet plus de trois cent mille francs, s'était toujours sentie si profondément humiliée d'une dépendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son ùme lui interdisait de se révolter, qu'elle n'avait jamais demandé un sou, ni fait une observation sur les actes que maÃtre Cruchot lui présentait à signer. Cette fierté sotte et secrÚte, cette noblesse d'ùme constamment méconnue et blessée par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdùtre, qu'elle s'était accoutumée à faire durer prÚs d'une année; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps écoulé depuis le jour oÃÂč il avait donné six francs à sa femme, stipulait-il toujours des épingles pour elle en vendant ses récoltes de l'année. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acquéreur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reçu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse était commune "As-tu quelques sous à me prÃÂȘter?" et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et maÃtre, lui rendait, dans le courant de l'hiver, quelques écus sur l'argent des épingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la piÚce de cent sous allouée par mois pour des menues dépenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, aprÚs avoir boutonné son gousset, de dire à sa femme "Et toi, la mÚre, veux-tu quelque chose?" - Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela. Sublimité perdue! Grandet se croyait trÚs généreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie, ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caractÚre de la Providence? AprÚs ce dÃner, oÃÂč, pour la premiÚre fois, il fut question du mariage d'Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant. - Grande bÃÂȘte, lui dit son maÃtre, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi? - Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas. - Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dû la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugénie a failli s'y fouler le pied. - Tiens, dit Grandet à Nanon en la voyant toute pùle, puisque c'est la naissance d'Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre. - Ma foi, je l'ai bien gagné, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille; mais je me serais plutÎt cassé le coude pour la tenir en l'air. - C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis. - T'es-tu fait mal? lui dit Eugénie en la regardant avec intérÃÂȘt. - Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins. - Hé bien! puisque c'est la naissance d'Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, à l'endroit oÃÂč elle est encore solide. Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante sans autre lumiÚre que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils. - Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier. - Non! non! ça me connaÃt, répondit l'ancien tonnelier. Au moment oÃÂč Grandet raccommodait lui-mÃÂȘme son escalier vermoulu, et sifflait à tue-tÃÂȘte en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappÚrent à la porte. - C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille. - Oui, répondit le président. Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voûte, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entrée de la salle. - Ah! vous ÃÂȘtes des fÃÂȘteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs. - Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis à vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-mÃÂȘme une marche de mon escalier. - Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit. Madame et mademoiselle Grandet se levÚrent. Le président, profitant de l'obscurité, dit alors à Eugénie "Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez à naÃtre, une suite d'années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez?" Il offrit un gros bouquet de fleurs rares à Saumur; puis, serrant l'héritiÚre par les coudes, il l'embrassa des deux cÎtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour. - Ne vous gÃÂȘnez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fÃÂȘte, monsieur le président! - Mais, avec mademoiselle, répondit l'abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fÃÂȘte. L'abbé baisa la main d'Eugénie. Quant à maÃtre Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit "Comme ça nous pousse, ça! Tous les ans douze mois". En replaçant la lumiÚre devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la répétait à satiété quand elle lui semblait drÎle, dit "Puisque c'est la fÃÂȘte d'Eugénie, allumons les flambeaux!" Il Îta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobÚche à chaque piédestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d'un bout de papier, la ficha dans le trou, l'assura, l'alluma, et vint s'asseoir à cÎté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L'abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers à agrafes d'argent " Les des Grassins ne sont pas venus? " - Pas encore, dit Grandet. - Mais doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire. - Je le crois, répondit madame Grandet. - Vos vendanges sont-elles finies? demanda le président de Bonfons à Grandet. - Partout! lui dit le vieux vigneron en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d'orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir, qui allait à la cuisine, il vit alors la Grande Nanon, assise à son feu, ayant une lumiÚre et se préparant à filer là , pour ne pas se mÃÂȘler à la fÃÂȘte. - Nanon, dit-il, en s'avançant dans le couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumiÚre, et venir avec nous? Pardieu! la salle est assez grande pour nous tous. - Mais, monsieur, vous aurez du beau monde. - Ne les vaux-tu pas bien? ils sont de la cÎte d'Adam tout comme toi. Grandet revint vers le président et lui dit " Avez-vous vendu votre récolte? " - Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Belges ne l'emporteront pas sur nous. S'ils s'en vont, hé bien! ils reviendront. - Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d'un ton qui fit frémir le président. - Serait-il en marché? pensa Cruchot. En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et l'abbé. Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grùce au régime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces derniÚres roses de l'arriÚre-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s'affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton à la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-maÃtre dans la garde impériale, griÚvement blessé à Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, l'apparente franchise des militaires. - Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot. - Mademoiselle, dit-il à Eugénie aprÚs avoir salué madame Grandet, vous ÃÂȘtes toujours belle et sage, je ne sais en vérité ce que l'on peut vous souhaiter. Puis il présenta une petite caisse que son domestique portait, et qui contenait une bruyÚre du Cap, fleur nouvellement apportée en Europe et fort rare. Madame des Grassins embrassa trÚs affectueusement Eugénie, lui serra la main, et lui dit "Adolphe s'est chargé de vous présenter mon petit souvenir". Un grand jeune homme blond, pùle et frÃÂȘle, ayant d'assez bonnes façons, timide en apparence, mais qui venait de dépenser à Paris, oÃÂč il était allé faire son Droit, huit ou dix mille francs en sus de sa pension, s'avança vers Eugénie, l'embrassa sur les deux joues, et lui offrit une boÃte à ouvrage dont tous les ustensiles étaient en vermeil, véritable marchandise de pacotille, malgré l'écusson sur lequel un E. G. gothique assez bien gravé pouvait faire croire à une façon trÚs soignée. En l'ouvrant, Eugénie eut une de ces joies inespérées et complÚtes qui font rougir, tressaillir, trembler d'aise les jeunes filles. Elle tourna les yeux sur son pÚre, comme pour savoir s'il lui était permis d'accepter, et monsieur Grandet dit un "Prends, ma fille!" dont l'accent eût illustré un acteur. Les trois Cruchot restÚrent stupéfaits en voyant le regard joyeux et animé lancé sur Adolphe des Grassins par l'héritiÚre à qui de semblables richesses parurent inouïes. Monsieur des Grassins offrit à Grandet une prise de tabac, en saisit une, secoua les grains tombés sur le ruban de la Légion d'Honneur attaché à la boutonniÚre de son habit bleu, puis il regarda les Cruchot d'un air qui semblait dire "Parez-moi! cette botte-là ?" Madame des Grassins jeta les yeux sur les bocaux bleus oÃÂč étaient les bouquets des Cruchot, en cherchant leurs cadeaux avec la bonne foi jouée d'une femme moqueuse. Dans cette conjoncture délicate, l'abbé Cruchot laissa la société s'asseoir, en cercle devant le feu et alla se promener au fond de la salle avec Grandet. Quand ces deux vieillards furent dans l'embrasure de la fenÃÂȘtre la plus éloignée des des Grassins "Ces gens-là , dit le prÃÂȘtre à l'oreille de l'avare, jettent l'argent par les fenÃÂȘtres." - Qu'est-ce que cela fait, s'il rentre dans ma cave? répliqua le vigneron. - Si vous vouliez donner des ciseaux d'or à votre fille, vous en auriez bien le moyen, dit l'abbé. - Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet. - Mon neveu est une cruche, pensa l'abbé en regardant le président dont les cheveux ébouriffés ajoutaient encore à la mauvaise grùce de sa physionomie brune. Ne pouvait-il inventer une petite bÃÂȘtise qui eût du prix? - Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins. - Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables... - Puisque c'est la fÃÂȘte d'Eugénie, faites votre loto général, dit le pÚre Grandet, ces deux enfants en seront. L'ancien tonnelier, qui ne jouait jamais à aucun jeu, montra sa fille et Adolphe. - Allons, Nanon, mets les tables. - Nous allons vous aider, mademoiselle Nanon, dit gaiement madame des Grassins toute joyeuse de la joie qu'elle avait causée à Eugénie. - Je n'ai jamais de ma vie été si contente, lui dit l'héritiÚre. Je n'ai rien vu de si joli nulle part. - C'est Adolphe qui l'a rapportée de Paris et qui l'a choisie, lui dit madame des Grassins à l'oreille. - Va, va ton train, damnée intrigante! se disait le président; si tu es jamais en procÚs, toi ou ton mari, votre affaire ne sera jamais bonne. Le notaire, assis dans son coin, regardait l'abbé d'un air calme en se disant "Les des Grassins ont beau faire, ma fortune, celle de mon frÚre et celle de mon neveu montent en somme à onze cent mille francs. Les des Grassins en ont tout au plus la moitié, et ils ont une fille ils peuvent offrir ce qu'ils voudront! héritiÚre et cadeaux, tout sera pour nous un jour". A huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. La jolie madame des Grassins avait réussi à mettre son fils à cÎté d'Eugénie. Les acteurs de cette scÚne pleine d'intérÃÂȘt, quoique vulgaire en apparence, munis de cartons bariolés, chiffrés, et de jetons en verre bleu, semblaient écouter les plaisanteries du vieux notaire, qui ne tirait pas un numéro sans faire une remarque; mais tous pensaient aux millions de monsieur Grandet. Le vieux tonnelier contemplait vaniteusement les plumes roses, la toilette fraÃche de madame des Grassins, la tÃÂȘte martiale du banquier, celle d'Adolphe, le président, l'abbé, le notaire, et se disait intérieurement "Ils sont là pour mes écus. Ils viennent s'ennuyer ici pour ma fille. Hé! ma fille ne sera ni pour les uns ni pour les autres, et tous ces gens-là me servent de harpons pour pÃÂȘcher!" Cette gaieté de famille, dans ce vieux salon gris, mal éclairé par deux chandelles; ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la Grande Nanon, et qui n'étaient sincÚres que sur les lÚvres d'Eugénie ou de sa mÚre; cette petitesse jointe à de si grands intérÃÂȘts; cette jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les met et qu'ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par des preuves d'amitié dont elle était la dupe; tout contribuait à rendre cette scÚne tristement comique. N'est-ce pas d'ailleurs une scÚne de tous les temps et de tous les lieux, mais ramenée à sa plus simple expression? La figure de Grandet exploitant le faux attachement des deux familles, en tirant d'énormes profits, dominait ce drame et l'éclairait. N'était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi, l'Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie? Les doux sentiments de la vie n'occupaient là qu'une place secondaire, ils animaient trois coeurs purs, ceux de Nanon, d'Eugénie et de sa mÚre. Encore, combien d'ignorance dans leur naïveté! Eugénie et sa mÚre ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n'estimaient les choses de la vie qu'à la lueur de leurs pùles idées, et ne prisaient ni ne méprisaient l'argent, accoutumées qu'elles étaient à s'en passer. Leurs sentiments, froissés à leur insu, mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle. Affreuse condition de l'homme! il n'y a pas un de ses bonheurs qui ne vienne d'une ignorance quelconque. Au moment oÃÂč madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eût jamais été ponté dans cette salle, et que la Grande Nanon riait d'aise en voyant madame empochant cette riche somme, un coup de marteau retentit à la porte de la maison, et y fit un si grand tapage que les femmes sautÚrent sur leurs chaises. - Ce n'est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire. - Peut-on cogner comme ça, dit Nanon, Veulent-ils casser notre porte? - Quel diable est-ce? s'écria Grandet. Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnée de Grandet. - Grandet, Grandet! s'écria sa femme qui, poussée par un vague sentiment de peur, s'élança vers la porte de la salle. Tous les joueurs se regardÚrent. - Si nous y allions, dit monsieur des Grassins. Ce coup de marteau me paraÃt malveillant. A peine fut-il permis à monsieur des Grassins d'apercevoir la figure d'un jeune homme accompagné du facteur des Messageries, qui portait deux malles énormes et traÃnait des sacs de nuit, Grandet se retourna brusquement vers sa femme, et lui dit "Madame Grandet, allez à votre loto. Laissez-moi m'entendre avec monsieur". Puis il tira vivement la porte de la salle, oÃÂč les joueurs agités reprirent leurs places, mais sans continuer le jeu. - Est-ce quelqu'un de Saumur, monsieur des Grassins? lui dit sa femme. - Non, c'est un voyageur. - Il ne peut venir que de Paris. En effet, dit le notaire en tirant sa vieille montre épaisse de deux doigts et qui ressemblait à un vaisseau hollandais, il est neuffe-s-heures. Peste! la diligence du Grand Bureau n'est jamais en retard. - Et ce monsieur est-il jeune? demanda l'abbé Cruchot. - Oui, répondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos. - Nanon ne revient pas, dit Eugénie. - Ce ne peut ÃÂȘtre qu'un de vos parents, dit le président. - Faisons les mises, s'écria doucement madame Grandet. A sa voix, j'ai vu que monsieur Grandet était contrarié, peut-ÃÂȘtre ne serait-il pas content de s'apercevoir que nous parlons de ses affaires. - Mademoiselle, dit Adolphe à sa voisine, ce sera sans doute votre cousin Grandet, un bien joli jeune homme que j'ai vu au bal de monsieur de Nucingen. Adolphe ne continua pas, sa mÚre lui marcha sur le pied, puis, en lui demandant à haute voix deux sous pour sa mise "Veux-tu te taire, grand nigaud! " lui dit-elle à l'oreille. En ce moment, Grandet rentra sans la Grande Nanon, dont le pas et celui du facteur retentirent dans les escaliers; il était suivi du voyageur qui depuis quelques instants excitait tant de curiosités et préoccupait si vivement les imaginations, que son arrivée en ce logis et sa chute au milieu de ce monde peut ÃÂȘtre comparée à celle d'un colimaçon dans une ruche, ou à l'introduction d'un paon dans quelque obscure basse-cour de village. - Asseyez-vous auprÚs du feu, lui dit Grandet. Avant de s'asseoir, le jeune étranger salua trÚs gracieusement l'assemblée. Les hommes se levÚrent pour répondre par une inclination polie, et les femmes firent une révérence cérémonieuse. - Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-ÃÂȘtre de... - Voilà bien les femmes! dit le vieux vigneron en quittant la lecture d'une lettre qu'il tenait à la main, laissez donc monsieur se reposer. - Mais, mon pÚre, monsieur a peut-ÃÂȘtre besoin de quelque chose, dit Eugénie. - Il a une langue, répondit sévÚrement le vigneron. L'inconnu fut seul surpris de cette scÚne. Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. Néanmoins, quand ces deux demandes et ces deux réponses furent échangées, l'inconnu se leva, présenta le dos au feu, leva l'un de ses pieds pour chauffer la semelle de ses bottes, et dit à Eugénie " Ma cousine, je vous remercie, j'ai dÃné à Tours. Et, ajouta-t-il en regardant Grandet, je n'ai besoin de rien, je ne suis mÃÂȘme point fatigué ". - Monsieur vient de la Capitale? demanda madame des Grassins. Monsieur Charles, ainsi se nommait le fils de monsieur Grandet de Paris, en s'entendant interpeller, prit un petit lorgnon suspendu par une chaÃne à son col, l'appliqua sur son oeil droit pour examiner et ce qu'il y avait sur la table et les personnes qui y étaient assises, lorgna fort impertinemment madame des Grassins, et lui dit aprÚs avoir tout vu " Oui, madame. Vous jouez au loto, ma tante, ajouta-t-il, je vous en prie, continuez votre jeu, il est trop amusant pour le quitter... " - J'étais sûre que c'était le cousin, pensait madame des Grassins en lui jetant de petites oeillades. - Quarante-sept, cria le vieil abbé. Marquez donc, madame des Grassins, n'est-ce pas votre numéro? Monsieur des Grassins mit un jeton sur le carton de sa femme, qui, saisie par de tristes pressentiments, observa tour à tour le cousin de Paris et Eugénie, sans songer au loto. De temps en temps, la jeune héritiÚre lança de furtifs regards à son cousin, et la femme du banquier put facilement y découvrir un crescendod'étonnement ou de curiosité. Le cousin de Paris Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses maniÚres aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l'enfance pour se laisser aller à des enfantillages. Aussi, peut-ÃÂȘtre, sur cent d'entre eux, s'en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son pÚre lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frÚre de Saumur. Peut-ÃÂȘtre monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la premiÚre fois, eut la pensée d'y paraÃtre avec la supériorité d'un jeune homme à la mode, de désespérer l'arrondissement par son luxe, d'y faire époque, et d'y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d'un mot, il voulait passer à Saumur plus de temps qu'à Paris à se brosser les ongles, et y affecter l'excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grùce. Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaine de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingénieux il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, à reflets d'or, de pailletés, de chinés, de doubles, à chùle ou droits de col, à col renversé, de boutonnés jusqu'en haut, à boutons d'or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur à cette époque. Il emporta deux habits de Buisson et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d'or, présent de sa mÚre. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu'il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Ecosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut enfin une cargaison de futilités parisiennes aussi complÚte qu'il était possible de la faire, et oÃÂč, depuis la cravache qui sert à commencer un duel, jusqu'aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune homme oisif pour labourer la vie. Son pÚre lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gùter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que... etc., et qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forÃÂȘts de son oncle, y vivre enfin de la vie de chùteau; il ne savait pas le trouver à Saumur, oÃÂč il ne s'était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut l'y voir dans un grand hÎtel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps résumait les perfections spéciales d'une chose ou d'un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux chùtains; il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond, de maniÚre à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille, et laissait voir un gilet de cachemire à chùle sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaÃne d'or à l'une des boutonniÚres. Son pantalon gris se boutonnait sur les cÎtés, oÃÂč des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d'or sculpté n'altérait point la fraÃcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d'un goût excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphÚre la plus élevée pouvait seul et s'agencer ainsi sans paraÃtre ridicule, et donner une harmonie de fatuité à toutes ces niaiseries, que soutenait d'ailleurs un air brave, l'air d'un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sûr et Annette. Maintenant, si vous voulez bien comprendre la surprise respective des Saumurois et du jeune Parisien, voir parfaitement le vif éclat que l'élégance du voyageur jetait au milieu des ombres grises de la salle et des figures qui composaient le tableau de famille, essayez de vous représenter les Cruchot. Tous les trois prenaient du tabac, et ne songeaient plus depuis longtemps à éviter ni les roupies, ni les petites galettes noires qui parsemaient le jabot de leurs chemises rousses, à cols recroquevillés et à plis jaunùtres. Leurs cravates molles se roulaient en corde aussitÎt qu'ils se les étaient attachées au cou. L'énorme quantité de linge qui leur permettait de ne faire la lessive que tous les six mois, et de le garder au fond de leurs armoires, laissait le temps y imprimer ses teintes grises et vieilles. Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grùce et de sénilité. Leurs figures, aussi flétries que l'étaient leurs habits rùpés, aussi plissées que leurs pantalons, semblaient usées, racornies, et grimaçaient. La négligence générale des autres costumes, tous incomplets, sans fraÃcheur, comme le sont les toilettes de province, oÃÂč l'on arrive insensiblement à ne plus s'habiller les uns pour les autres, et à prendre garde au prix d'une paire de gants, s'accordait avec l'insouciance des Cruchot. L'horreur de la mode était le seul point sur lequel les Grassinistes et les Cruchotins s'entendissent parfaitement. Le Parisien prenait-il son lorgnon pour examiner les singuliers accessoires de la salle, les solives du plancher, le ton des boiseries ou les points que les mouches y avaient imprimés et dont le nombre aurait suffi pour ponctuer l'Encyclopédie méthodique et le Moniteur, aussitÎt les joueurs de loto levaient le nez et le considéraient avec autant de curiosité qu'ils en eussent manifesté pour une girafe. Monsieur des Grassins et son fils, auxquels la figure d'un homme à la mode n'était pas inconnue, s'associÚrent néanmoins à l'étonnement de leurs voisins, soit qu'ils éprouvassent l'indéfinissable influence d'un sentiment général, soit qu'ils l'approuvassent en disant à leurs compatriotes par des oeillades pleines d'ironie " Voilà comme ils sont à Paris ". Tous pouvaient d'ailleurs observer Charles à loisir, sans craindre de déplaire au maÃtre du logis. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu'il tenait, et il avait pris pour la lire l'unique flambeau de la table, sans se soucier de ses hÎtes ni de leur plaisir. Eugénie, à qui le type d'une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entiÚrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle respirait avec délices les parfums exhalés par cette chevelure si brillante, si gracieusement bouclée. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. Elle enviait les petites mains de Charles, son teint, la fraÃcheur et la délicatesse de ses traits. Enfin, si toutefois cette image peut résumer les impressions que le jeune élégant produisit sur une ignorante fille, sans cesse occupée à rapetasser des bas, à ravauder la garde-robe de son pÚre, et dont la vie s'était écoulée sous ces crasseux lambris sans voir dans cette rue silencieuse plus d'un passant par heure, la vue de son cousin fit sourdre en son coeur les émotions de fine volupté que causent à un jeune homme les fantastiques figures de femmes dessinées par Westall dans les Keepsake anglais, et gravées par les Finden d'un burin si habile, qu'on a peur, en soufflant sur le vélin, de faire envoler ces apparitions célestes. Charles tira de sa poche un mouchoir brodé par la grande dame qui voyageait en Ecosse. En voyant ce joli ouvrage fait avec amour pendant les heures perdues pour l'amour, Eugénie regarda son cousin pour savoir s'il allait bien réellement s'en servir. Les maniÚres de Charles, ses gestes, la façon dont il prenait son lorgnon, son impertinence affectée, son mépris pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héritiÚre et qu'il trouvait évidemment ou sans valeur ou ridicule; enfin, tout ce qui choquait les Cruchot et les des Grassins lui plaisait si fort, qu'avant de s'endormir elle dut rÃÂȘver longtemps à ce phénix des cousins. Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientÎt le loto fut arrÃÂȘté. La Grande Nanon entra et dit tout haut " Madame, va falloir me donner des draps pour faire le lit à ce monsieur ". Madame Grandet suivit Nanon. Madame des Grassins dit alors à voix basse " Gardons nos sous et laissons le loto ". Chacun reprit ses deux sous dans la vieille soucoupe écornée oÃÂč il les avait mis; puis l'assemblée se remua en masse et fit un quart de conversion vers le feu. - Vous avez donc fini? dit Grandet sans quitter sa lettre. - Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place prÚs de Charles. Eugénie, mue par une de ces pensées qui naissent au coeur des jeunes filles quand un sentiment s'y loge pour la premiÚre fois, quitta la salle pour aller aider sa mÚre et Nanon. Si elle avait été questionnée par un confesseur habile, elle lui eût sans doute avoué qu'elle ne songeait ni à sa mÚre ni à Nanon, mais qu'elle était travaillée par un poignant désir d'inspecter la chambre de son cousin pour s'y occuper de son cousin, pour y placer quoi que ce fût, pour obvier à un oubli, pour y tout prévoir, afin de la rendre, autant que possible, élégante et propre. Eugénie se croyait déjà seule capable de comprendre les goûts et les idées de son cousin. En effet, elle arriva fort heureusement pour prouver à sa mÚre et à Nanon, qui revenaient pensant avoir tout fait, que tout était à faire. Elle donna l'idée à la Grande Nanon de bassiner les draps avec la braise du feu; elle couvrit elle-mÃÂȘme la vieille table d'un naperon, et recommanda bien à Nanon de changer le naperon tous les matins. Elle convainquit sa mÚre de la nécessité d'allumer un bon feu dans la cheminée, et détermina Nanon à monter, sans en rien dire à son pÚre, un gros tas de bois dans le corridor. Elle courut chercher dans une des encoignures de la salle un plateau de vieux laque qui venait de la succession de feu le vieux monsieur de La BertelliÚre, y prit également un verre de cristal à six pans, une petite cuiller dédorée, un flacon antique oÃÂč étaient gravés des amours, et mit triomphalement le tout sur un coin de la cheminée. Il lui avait plus surgi d'idées en un quart d'heure qu'elle n'en avait eu depuis qu'elle était au monde. - Maman, dit-elle, jamais mon cousin ne supportera l'odeur d'une chandelle. Si nous achetions de la bougie?... Elle alla, légÚre comme un oiseau, tirer de sa bourse l'écu de cent sous qu'elle avait reçu pour ses dépenses du mois. - Tiens, Nanon, dit-elle, va vite. - Mais, que dira ton pÚre? Cette objection terrible fut proposée par madame Grandet en voyant sa fille armée d'un sucrier de vieux SÚvres rapporté du chùteau de Froidfond par Grandet. - Et oÃÂč prendras-tu donc du sucre? es-tu folle? - Maman, Nanon achÚtera aussi bien du sucre que de la bougie. - Mais ton pÚre? - Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d'eau sucrée? D'ailleurs, il n'y fera pas attention. - Ton pÚre voit tout, dit madame Grandet en hochant la tÃÂȘte. Nanon hésitait, elle connaissait son maÃtre. - Mais va donc, Nanon, puisque c'est ma fÃÂȘte! Nanon laissa échapper un gros rire en entendant la premiÚre plaisanterie que sa jeune maÃtresse eût jamais faite, et lui obéit. Pendant qu'Eugénie et sa mÚre s'efforçaient d'embellir la chambre destinée par monsieur Grandet à son neveu, Charles se trouvait l'objet des attentions de madame des Grassins, qui lui faisait des agaceries. - Vous ÃÂȘtes bien courageux, monsieur, lui dit-elle, de quitter les plaisirs de la capitale pendant l'hiver pour venir habiter Saumur. Mais si nous ne vous faisons pas trop peur, vous verrez que l'on peut encore s'y amuser. Elle lui lança une véritable oeillade de province, oÃÂč, par habitude, les femmes mettent tant de réserve et de prudence dans leurs yeux qu'elles leur communiquent la friande concupiscence particuliÚre à ceux des ecclésiastiques, pour qui tout plaisir semble ou un vol ou une faute. Charles se trouvait si dépaysé dans cette salle, si loin du vaste chùteau et de la fastueuse existence qu'il supposait à son oncle, qu'en regardant attentivement madame des Grassins, il aperçut enfin une image à demi effacée des figures parisiennes. Il répondit avec grùce à l'espÚce d'invitation qui lui était adressée, et il s'engagea naturellement une conversation dans laquelle madame des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences Il existait chez elle et chez Charles un mÃÂȘme besoin de confiance. Aussi, aprÚs quelques moments de causerie coquette et de plaisanteries sérieuses, l'adroite provinciale put-elle lui dire sans se croire entendue des autres personnes qui parlaient de la vente des vins, dont s'occupait en ce moment tout le Saumurois " Monsieur, si vous voulez nous faire l'honneur de venir nous voir, vous ferez trÚs certainement autant de plaisir à mon mari qu'à moi. Notre salon est le seul dans Saumur oÃÂč vous trouverez réunis le haut commerce et la noblesse nous appartenons aux deux sociétés, qui ne veulent se rencontrer que là parce qu'on s'y amuse. Mon mari, je le dis avec orgueil, est également considéré par les uns et par les autres. Ainsi, nous tùcherons de faire diversion à l'ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu! Votre oncle est un grigou qui ne pense qu'à ses provins, votre tante est une dévote qui ne sait pas coudre deux idées, et votre cousine est une petite sotte, sans éducation, commune, sans dot, et qui passe sa vie à raccommoder des torchons" - Elle est trÚs bien, cette femme, se dit en lui-mÃÂȘme Charles Grandet en répondant aux minauderies de madame des Grassins. - Il me semble, ma femme, que tu veux accaparer monsieur, dit en riant le gros et grand banquier. A cette observation, le notaire et le président dirent des mots plus ou moins malicieux; mais l'abbé les regarda d'un air fin et résuma leurs pensées en prenant une pincée de tabac, et offrant sa tabatiÚre à la ronde "Qui mieux que madame, dit-il, pourrait faire à monsieur les honneurs de Saumur?" - Ha! çà , comment l'entendez-vous, monsieur l'abbé? demanda monsieur des Grassins. - Je l'entends, monsieur, dans le sens le plus favorable pour vous, pour madame, pour la ville de Saumur et pour monsieur, ajouta le rusé vieillard en se tournant vers Charles. Sans paraÃtre y prÃÂȘter la moindre attention, l'abbé Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de madame des Grassins. - Monsieur, dit enfin Adolphe à Charles d'un air qu'il aurait voulu rendre dégagé, je ne sais si vous avez conservé quelque souvenir de moi; j'ai eu le plaisir d'ÃÂȘtre votre vis-à -vis à un bal donné par monsieur le baron de Nucingen et... - Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit Charles, surpris de se voir l'objet des attentions de tout le monde. - Monsieur est votre fils? demanda-t-il à madame des Grassins. L'abbé regarda malicieusement la mÚre.' - Oui, monsieur, dit-elle. - Vous étiez donc bien jeune à Paris? reprit Charles en s'adressant à Adolphe. - Que voulez-vous, monsieur, dit l'abbé, nous les envoyons à Babylone aussitÎt qu'ils sont sevrés. Madame des Grassins interrogea l'abbé par un regard d'une étonnante profondeur. - Il faut venir en province, dit-il en continuant, pour trouver des femmes de trente et quelques années aussi fraÃches que l'est madame, aprÚs avoir eu des fils bientÎt Licenciés en Droit. Il me semble ÃÂȘtre encore au jour oÃÂč les jeunes gens et les dames montaient sur des chaises pour vous voir danser au bal, madame, ajouta l'abbé en se tournant vers son adversaire femelle. Pour moi, vos succÚs sont d'hier... - Oh ! le vieux scélérat! se dit en elle-mÃÂȘme madame des Grassins, me devinerait-il donc? - Il paraÃt que j'aurai beaucoup de succÚs à Saumur, se disait Charles en déboutonnant sa redingote, se mettant la main dans son gilet, et jetant son regard à travers les espaces pour imiter la pose donnée à lord Byron par Chantrey L'inattention du pÚre Grandet, ou, pour mieux dire, la préoccupation dans laquelle le plongeait la lecture de sa lettre, n'échappÚrent ni au notaire ni au président, qui tùchaient d'en conjecturer le contenu par les imperceptibles mouvements de la figure du bonhomme, alors fortement éclairée par la chandelle. Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. D'ailleurs, chacun pourra se peindre la contenance affectée par cet homme en lisant la fatale lettre que voici "Mon frÚre, voici bientÎt vingt-trois ans que nous ne nous sommes vus. Mon mariage a été l'objet de notre derniÚre entrevue, aprÚs laquelle nous nous sommes quittés joyeux l'un et l'autre. Certes je ne pouvais guÚre prévoir que tu serais un jour le seul soutien de la famille, à la prospérité de laquelle tu applaudissais alors. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n'existerai plus. Dans la position oÃÂč j'étais, je n'ai pas voulu survivre à la honte d'une faillite. Je me suis tenu sur le bord du gouffre jusqu'au dernier moment, espérant surnager toujours. Il faut y tomber. Les banqueroutes réunies de mon agent de change et de Roguin mon notaire, m'emportent mes derniÚres ressources et ne me laissent rien. J'ai la douleur de devoir prÚs de quatre millions sans pouvoir offrir plus de vingt-cinq pour cent d'actif. Mes vins emmagasinés éprouvent en ce moment la baisse ruineuse que causent l'abondance et la qualité de vos récoltes. Dans trois jours, Paris dira "Monsieur Grandet était un fripon!" je me coucherai, moi probe, dans un linceul d'infamie. Je ravis à mon fils et son nom que j'entache et la fortune de sa mÚre. Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j'idolùtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Il ignorait, par bonheur, que les derniers flots de ma vie s'épanchaient dans cet adieu. Ne me maudira-t-il pas un jour? Mon frÚre, mon frÚre, la malédiction de nos enfants est épouvantable; ils peuvent appeler de la nÎtre, mais la leur est irrévocable. Grandet, tu es mon aÃné, tu me dois ta protection fais que Charles ne jette aucune parole amÚre sur ma tombe! Mon frÚre, si je t'écrivais avec mon sang et mes larmes, il n'y aurait pas autant de douleurs que j'en mets dans cette lettre; car je pleurerais, je saignerais, je serais mort, je ne souffrirais plus; mais je souffre et vois la mort d'un Å“il sec. Te voilà donc le pÚre de Charles! il n'a point de parents du cÎté maternel, tu sais pourquoi. Pourquoi n'ai-je pas obéi aux préjugés sociaux? Pourquoi ai-je cédé à l'amour? Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d'un grand seigneur? Charles n'a plus de famille. O mon malheureux fils! mon fils! Ecoute, Grandet, je ne suis pas venu t'implorer pour moi; d'ailleurs tes biens ne sont peut-ÃÂȘtre pas assez considérables pour supporter une hypothÚque de trois millions; mais pour mon fils! Sache-le bien, mon frÚre, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. Grandet, je te confie Charles en mourant. Enfin je regarde mes pistolets sans douleur en pensant que tu lui serviras de pÚre. Il m'aimait bien, Charles; j'étais si bon pour lui, je ne le contrariais jamais il ne me maudira pas. D'ailleurs, tu verras; il est doux, il tient de sa mÚre, il ne te donnera jamais de chagrin. Pauvre enfant! accoutumé aux jouissances du luxe, il ne connaÃt aucune des privations auxquelles nous a condamnés l'un et l'autre notre premiÚre misÚre... Et le voilà ruiné, seul. Oui, tous ses amis le fuiront, et c'est moi qui serai la cause de ses humiliations. Ah! je voudrais avoir le bras assez fort pour l'envoyer d'un seul coup dans les cieux prÚs de sa mÚre. Folie! je reviens à mon malheur, à celui de Charles. Je te l'ai donc envoyé pour que tu lui apprennes convenablement et ma mort et son sort à venir. Sois un pÚre pour lui, mais un bon pÚre. Ne l'arrache pas tout à coup à sa vie oisive, tu le tuerais. Je lui demande à genoux de renoncer aux créances qu'en qualité d'héritier de sa mÚre il pourrait exercer contre moi. Mais c'est une priÚre superflue; il a de l'honneur, et sentira bien qu'il ne doit pas se joindre à mes créanciers. Fais-le renoncer à ma succession en temps utile. RévÚle-lui les dures conditions de la vie que je lui fais; et, s'il me conserve sa tendresse, dis-lui bien en mon nom que tout n'est pas perdu pour lui. Oui, le travail, qui nous a sauvés tous deux, peut lui rendre la fortune que je lui emporte; et, s'il veut écouter la voix de son pÚre, qui pour lui voudrait sortir un moment du tombeau, qu'il parte, qu'il aille aux Indes! Mon frÚre, Charles est un jeune homme probe et courageux tu lui feras une pacotille, il mourrait plutÎt que de ne pas te rendre les premiers fonds que tu lui prÃÂȘteras; car tu lui en prÃÂȘteras, Grandet! sinon tu te créerais des remords. Ah! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je demanderais éternellement vengeance à Dieu de ta dureté. Si j'avais pu sauver quelques valeurs, j'avais bien le droit de lui remettre une somme sur le bien de sa mÚre; mais les paiements de ma fin du mois avaient absorbé toutes mes ressources. Je n'aurais pas voulu mourir dans le doute sur le sort de mon enfant; j'aurais voulu sentir de saintes promesses dans la chaleur de ta main, qui m'eût réchauffé; mais le temps me manque. Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. Je tùche de prouver par la bonne foi qui préside à mes affaires qu'il n'y a dans mes désastres ni faute ni improbité. N'est-ce pas m'occuper de Charles? Adieu, mon frÚre. Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle que je te confie, et que tu acceptes, je n'en doute pas. Il y aura sans cesse une voix qui priera pour toi dans le monde oÃÂč nous devons aller tous un jour, et oÃÂč je suis déjà . "Victor-Ange-Guillaume Grandet." - Vous causez donc? dit le pÚre Grandet en pliant avec exactitude la lettre dans les mÃÂȘmes plis et la mettant dans la poche de son gilet. Il regarda son neveu d'un air humble et craintif sous lequel il cacha ses émotions et ses calculs. - Vous ÃÂȘtes-vous réchauffé? - TrÚs bien, mon cher oncle? - Hé bien! oÃÂč sont donc nos femmes dit l'oncle oubliant déjà que son neveu couchait chez lui. En ce moment Eugénie et madame Grandet rentrÚrent. - Tout est-il arrangé là -haut? leur demanda le bonhomme en retrouvant son calme. - Oui, mon pÚre. - Hé bien! mon neveu, si vous ÃÂȘtes fatigué, Nanon va vous conduire à votre chambre. Dame, ce ne sera pas un appartement de mirliflor! mais vous excuserez de pauvres vignerons qui n'ont jamais le sou. Les impÎts nous avalent tout. - Nous ne voulons pas ÃÂȘtre indiscrets, Grandet, dit le banquier. Vous pouvez avoir à jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. A demain. A ces mots, l'assemblée se leva, et chacun fit la révérence suivant son caractÚre. Le vieux notaire alla chercher sous la porte sa lanterne et vint l'allumer en offrant aux des Grassins de les reconduire. Madame des Grassins n'avait pas prévu l'incident qui devait faire finir prématurément la soirée, et son domestique n'était pas arrivé. - Voulez-vous me faire l'honneur d'accepter mon bras, madame? dit l'abbé Cruchot à madame des Grassins. - Merci, monsieur l'abbé. J'ai mon fils, répondit-elle sÚchement. - Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l'abbé. - Donne donc le bras à monsieur Cruchot, lui dit son mari. L'abbé emmena la jolie dame assez lestement pour se trouver à quelques pas en avant de la caravane. - Il est trÚs bien, ce jeune homme, madame, lui dit-il en lui serrant le bras. Adieu, paniers, vendanges sont faites! Il vous faut dire adieu à mademoiselle Grandet, Eugénie sera pour le Parisien. A moins que ce cousin ne soit amouraché d'une Parisienne, votre fils Adolphe va rencontrer en lui le rival le plus... - Laissez donc, monsieur l'abbé. Ce jeune homme ne tardera pas à s'apercevoir qu'Eugénie est une niaise, une fille sans fraÃcheur. L'avez-vous examinée? elle était, ce soir, jaune comme un coing. - Vous l'avez peut-ÃÂȘtre déjà fait remarquer au cousin. - Et je ne m'en suis pas gÃÂȘnée... - Mettez-vous toujours auprÚs d'Eugénie, madame, et vous n'aurez pas grand'chose à dire à ce jeune homme contre sa cousine, il fera de lui-mÃÂȘme une comparaison qui... - D'abord, il m'a promis de venir dÃner aprÚs-demain chez moi. - Ah! si vous vouliez, madame... dit l'abbé. - Et que voulez-vous que je veuille, monsieur l'abbé? Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils? Je ne suis pas arrivée à l'ùge de trente-neuf ans, avec une réputation sans tache, Dieu merci , pour la compromettre, mÃÂȘme quand il s'agirait de l'empire du Grand-Mogol. Nous sommes à un ùge, l'un et l'autre, auquel on sait ce que parler veut dire. Pour un ecclésiastique, vous avez en vérité des idées bien incongrues. Fi! cela est digne de Faublas. - Vous avez donc lu Faublas? - Non, monsieur l'abbé, je voulais dire Les Liaisons Dangereuses. -Ah! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l'abbé. Mais vous me faites aussi pervers que l'est un jeune homme d'aujourd'hui. Je voulais simplement vous... - Osez me dire que vous ne songiez pas à me conseiller de vilaines choses. Cela n'est-il pas clair? Si ce jeune homme, qui est trÚs bien, j'en conviens, me faisait la cour, il ne penserait pas à sa cousine. A Paris, je le sais, quelques bonnes mÚres se dévouent ainsi pour le bonheur et la fortune de leurs enfants; mais nous sommes en province, monsieur l'abbé. - Oui, madame. Et, reprit-elle, je ne voudrais pas, ni Adolphe lui-mÃÂȘme ne voudrait pas de cent millions achetés à ce prix... - Madame, je n'ai point parlé de cent millions. La tentation eût été peut-ÃÂȘtre au-dessus de nos forces à l'un et à l'autre. Seulement, je crois qu'une honnÃÂȘte femme peut se permettre, en tout bien tout honneur, de petites coquetteries sans conséquence, qui font partie de ses devoirs en société, et qui... - Vous croyez? - Ne devons-nous pas, madame, tùcher de nous ÃÂȘtre agréables les uns aux autres...Permettez que je me mouche. - Je vous assure, madame, reprit-il, qu'il vous lorgnait d'un air un peu plus flatteur que celui qu'il avait en me regardant; mais je lui pardonne d'honorer préférablement à la vieillesse la beauté... - Il est clair, disait le président de sa grosse voix, que monsieur Grandet de Paris envoie son fils à Saumur dans des intentions extrÃÂȘmement matrimoniales... - Mais, alors, le cousin ne serait pas tombé comme une bombe, répondait le notaire. - Cela ne dirait rien, dit monsieur des Grassins, le bonhomme est cachotier. -Des Grassins, mon ami, je l'ai invité à . dÃner, ce jeune homme. Il faudra que tu ailles prier monsieur et madame de LarsonniÚre, et les du Hautoy, avec la belle demoiselle du Hautoy, bien entendu; pourvu qu'elle se mette bien ce jour-là ! Par jalousie, sa mÚre la fagote si mal! J'espÚre, messieurs, que vous nous ferez l'honneur de venir, ajouta-t-elle en arrÃÂȘtant le cortÚge pour se retourner vers les deux Cruchot. - Vous voilà chez vous, madame, dit le notaire. AprÚs avoir salué les trois des Grassin , les trois Cruchot s'en retournÚrent chez eux, en se servant de ce génie d'analyse que possÚdent les provinciaux pour étudier sous toutes ses faces le grand événement de cette soirée, qui changeait les positions respectives des Cruchotins et des Grassinistes. L'admirable bon sens qui dirigeait les actions de ces grands calculateurs leur fit sentir aux uns et aux autres la nécessité d'une alliance momentanée contre l'ennemi commun. Ne devaient-ils pas mutuellement empÃÂȘcher Eugénie d'aimer son cousin, et Charles de penser à sa cousine? Le Parisien pourrait-il résister aux insinuations perfides, aux calomnies doucereuses, aux médisances pleines d'éloges, aux dénégations naïves qui allaient constamment tourner autour de lui pour le tromper? Lorsque les quatre parents se trouvÚrent seuls dans la salle, monsieur Grandet dit à son neveu "Il faut se coucher. Il est trop tard pour causer des affaires qui vous amÚnent ici, nous prendrons demain un moment convenable. Ici, nous déjeunons à huit heures. A midi, nous mangeons un fruit, un rien de pain sur le pouce, et nous buvons un verre de vin blanc; puis nous dÃnons, comme les Parisiens, à cinq heures. Voilà l'ordre. Si vous voulez voir la ville ou les environs, vous serez libre comme l'air. Vous m'excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. Vous les entendrez peut-ÃÂȘtre tous ici vous disant que je suis riche monsieur Grandet par-ci, monsieur Grandet par-là ! Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point à mon crédit. Mais je n'ai pas le sou, et je travaille à mon ùge comme un jeune compagnon, qui n'a pour tout bien qu'une mauvaise plaine et deux bons bras. Vous verrez peut-ÃÂȘtre bientÎt par vous-mÃÂȘme ce que coûte un écu quand il faut le suer. Allons, Nanon, les chandelles?" - J'espÚre, mon neveu, que vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin, dit madame Grandet; mais s'il vous manquait quelque chose, vous pourrez appeler Nanon. - Ma chÚre tante, ce serait difficile, j'ai, je crois, emporté toutes mes affaires! Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu'à ma jeune cousine. Charles prit des mains de Nanon une bougie allumée, une bougie d'Anjou, bien jaune de ton, vieillie en boutique et si pareille à de la chandelle, que monsieur Grandet, incapable d'en soupçonner l'existence au logis, ne s'aperçut pas de cette magnificence. - Je vais vous montrer le chemin, dit le bonhomme. Au lieu de sortir par la porte de la salle qui donnait sous la voûte, Grandet fit la cérémonie de passer par le couloir qui séparait la salle de la cuisine. Une porte battante garnie d'un grand carreau de verre ovale fermait ce couloir du cÎté de l'escalier afin de tempérer le froid qui s'y engouffrait. Mais en hiver la bise n'en sifflait pas moins par là trÚs rudement, et, malgré les bourrelets mis aux portes de la salle, à peine la chaleur s'y maintenait-elle à un degré convenable. Nanon alla verrouiller la grande porte, ferma la salle, et détacha dans l'écurie un chien-loup dont la voix était cassée comme s'il avait une laryngite. Cet animal d'une notable férocité ne connaissait que Nanon. Ces deux créatures champÃÂȘtres s'entendaient. Quand Charles vit les murs jaunùtres et enfumés de la cage oÃÂč l'escalier à rampe vermoulue tremblait sous le pas pesant de son oncle, son dégrisement alla se croyait dans un juchoir à poules. Sa tante et sa cousine, vers lesquelles il se retourna pour interroger leurs figures, étaient si bien façonnées à cet escalier, que, ne devinant pas la cause de son étonnement, elles le prirent pour une expression amicale, et y répondirent par un sourire agréable qui le désespé Que diable mon pÚre m'envoie-t-il faire ici? se disait-il. Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l'était à chaque bout la longue entrée de la serrure. Celle de ces portes qui se trouvait en haut de l'escalier et qui donnait entrée dans la piÚce située au-dessus de la cuisine, était évidemment murée. On n'y pénétrait en effet que par la chambre de Grandet, à qui cette piÚce servait de cabinet. L'unique croisée d'oÃÂč elle tirait son jour était défendue sur la cour par d'énormes barreaux en fer grillagés. Personne, pas mÃÂȘme madame Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimisteà son fourneau. Là , sans doute, quelque cachette avait été trÚs habilement pratiquée, là s'emmagasinaient les titres de propriété, là pendaient les balances à peser les louis, là se faisaient nuitamment et en secret les quittances, les reçus, les calculs; de maniÚre que les gens d'affaires, voyant toujours Grandet prÃÂȘt à tout, pouvaient imaginer qu'il avait à ses ordres une fée ou un démon. Là , sans doute, quand Nanon ronflait à ébranler les planchers, quand le chien-loup veillait et bùillait dans la cour, quand madame et mademoiselle Grandet étaient bien endormies, venait le vieux tonnelier choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or. Les murs étaient épais, les contrevents discrets. Lui seul avait la clef de ce laboratoire, oÃÂč, dit-on, il consultait des plans sur lesquels ses arbres à fruits étaient désignés et oÃÂč il chiffrait ses produits à un provin, à une bourrée prÚs. L'entrée de la chambre d'Eugénie faisait face à cette porte murée. Puis, au bout du palier, était l'appartement des deux époux qui occupaient tout le devant de la maison. Madame Grandet avait une chambre contiguà à celle d'Eugénie, chez qui l'on entrait par une porte vitrée. La chambre du maÃtre était séparée de celle de sa femme par une cloison, et du mystérieux cabinet par un gros mur. Le pÚre Grandet avait logé son neveu au second étage, dans la haute mansarde située au-dessus de sa chambre, de maniÚre à pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Quand Eugénie et sa mÚre arrivÚrent au milieu du palier, elles se donnÚrent le baiser du soir; puis, aprÚs avoir dit à Charles quelques mots d'adieu, froids sur les lÚvres, mais certes chaleureux au cÅ“ur de la fille, elles rentrÚrent dans leurs chambres. - Vous voilà chez vous, mon neveu, dit le pÚre Grandet à Charles en lui ouvrant sa porte. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Dormez bien. Bonsoir. Ha! ha! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. En ce moment la Grande Nanon apparut, armée d'une bassinoire. - En voilà bien d'une autre!, dit monsieur Grandet. Prenez-vous mon neveu pour une femme en couches? Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon. - Mais, monsieur, les draps sont humides, et ce monsieur est vraiment mignon comme une femme. - Allons, va, puisque tu l'as dans la tÃÂȘte, dit Grandet en la poussant par les épaules, mais prends garde de mettre le feu. Puis l'avare descendit en grommelant de vagues paroles. Charles demeura pantois au milieu de ses malles. AprÚs avoir jeté les yeux sur les murs d'une chambre en mansarde tendue de ce papier jaune à bouquets de fleurs qui tapisse les guinguettes, sur une cheminée en pierre de liais cannelée dont le seul aspect donnait froid, sur des chaises de bois jaune garnies en canne vernissée et qui semblaient avoir plus de quatre angles, sur une table de nuit ouverte dans laquelle aurait pu tenir un petit sergent de voltigeurs, sur le maigre tapis de lisiÚre placé au bas d'un lit à ciel dont les pentes en drap tremblaient comme si elles allaient tomber, achevées par les vers, il regarda sérieusement la Grande Nanon et lui dit "Ah çà ! ma chÚre enfant, suis-je bien chez monsieur Grandet, l'ancien maire de Saumur, frÚre de monsieur Grandet de Paris?" .- Oui, monsieur, chez un benaimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. Faut-il que je vous aide à défaire vos malles? - Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier! N'avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale? - Oh! oh! oh! oh! dit Nanon, quoi que c'est que ça, les marins de la garde? C'est-y salé? Ça va-t-il sur l'eau? - Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef. Nanon fut tout émerveillée de voir une robe de chambre en soie verte à fleurs d'or et à dessins antiques. - Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle. - Oui. - Sainte Vierge! le beau devant d'autel que ça ferait pour la paroisse. Mais, mon cher mignon monsieur, donnez donc ça à l'église, vous sauverez votre ùme, tandis que ça vous la fera perdre. Oh! que vous ÃÂȘtes donc gentil comme ça. Je vais appeler mademoiselle pour qu'elle vous regarde. - Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire! Laissez-moi coucher, j'arrangerai mes affaires demain; et si ma robe vous plaÃt tant, vous sauverez votre ùme. Je suis trop bon chrétien pour vous la refuser en m'en allant, et vous pourrez en faire ce que vous voudrez. Nanon resta plantée sur ses pieds, contemplant Charles, sans pouvoir ajouter foi à ses paroles. - Me donner ce bel atour! dit-elle en s'en allant. Il rÃÂȘve déjà , ce monsieur. Bonsoir. - Bonsoir, Nanon. - Qu'est-ce que je suis venu faire ici? se dit Charles en s'endormant. Mon pÚre n'est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. Psch! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque. - Sainte Vierge! qu'il est gentil, mon cousin, se dit Eugénie en interrompant ses priÚres qui ce soir-là ne furent pas finies. Madame Grandet n'eut aucune pensée en se couchant. Elle entendait, par la porte de communication qui se trouvait au milieu de la cloison, l'avare se promenant de long en long dans sa chambre. Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractÚre de son seigneur. De mÃÂȘme que la mouette prévoit l'orage, elle avait, à d'imperceptibles signes, pressenti la tempÃÂȘte intérieure qui agitait Grandet, et, pour employer l'expression dont elle se servait, elle faisait alors la morte. Grandet regardait la porte intérieurement doublée en tÎle qu'il avait fait mettre à son cabinet, et se disait "Quelle idée bizarre a eue mon frÚre de me léguer son enfant? Jolie succession! Je n'ai pas vingt écus à donner. Mais qu'est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait mon baromÚtre comme s'il avait voulu en faire du feu?" En songeant aux conséquences de ce testament de douleur, Grandet était peut-ÃÂȘtre plus agité que ne l'était son frÚre au moment oÃÂč il le traça. - J'aurais cette robe d'or?... disait Nanon qui s'endormit habillée de son devant d'autel, rÃÂȘvant de fleurs, de tabis, de damas, pour la premiÚre fois de sa vie, comme Eugénie rÃÂȘva d'amour. Amours de province Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, il vient une heure délicieuse oÃÂč le soleil leur épanche ses rayons dans l'ùme, oÃÂč la fleur leur exprime des pensées, oÃÂč les palpitations du coeur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir; jour d'innocente mélancolie et de suaves joyeusetés! Quand les enfants commencent à voir, ils sourient; quand une fille entrevoit le sentiment de la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumiÚre est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumiÚre du coeur? Le moment de voir clair aux choses d'ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa priÚre, et commença l'oeuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d'abord ses cheveux chùtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tÃÂȘte avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux s'échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l'eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d'oeillets. Enfin souhaitant, pour la premiÚre fois de sa vie, de paraÃtre à son avantage, elle connut le bonheur d'avoir une robe fraÃche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l'horloge de la paroisse, et s'étonna de ne compter que sept heures. Le désir d'avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l'avait fait lever trop tÎt. Ignorant l'art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d'en étudier l'effet, Eugénie se croisa bonnement. les bras, s'assit à sa fenÃÂȘtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue mélancolique, bornée, mais qui n'était pas dépourvue des mystérieuses beautés particuliÚres aux endroits solitaires ou à la nature inculte. AuprÚs de la cuisine se trouvait un puits entouré d'une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu'embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là , le tortueux sarment gagnait le mur, s'y attachait, courait le long de la maison et finissait sur un bûcher oÃÂč le bois était rangé avec autant d'exactitude que peuvent l'ÃÂȘtre les livres d'un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirùtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte , ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d'un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d'une assise de pierres toutes rongées s'élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré des plantes grimpantes. De chaque cÎté de la porte à claire-voie s'avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallÚles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d'une bordure en buis, composaient ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. A un bout, des framboisiers; à l'autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l'aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son ùme, et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l'ÃÂȘtre moral, comme un nuage envelopperait l'ÃÂȘtre physique. Ses réflexions s'accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son coeur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d'oÃÂč tombaient des Cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d'espérance illuminÚrent l'avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pùles, ses clochettes bleues et ses herbes fanées, auxquelles se mÃÂȘla un souvenir gracieux comme ceux de l'enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrÚtes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là , pendant toute la journée, sans s'apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d'ùme. Elle se leva brusquement, se mit devant son miroir, et s'y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son oeuvre pour se critiquer, et se dire des injures à lui-mÃÂȘme. - Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d'Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premiÚres vertus de l'amour. Eugénie appartenait bien à ce type d'enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires; mais, si elle ressemblait à la Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies; par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tÃÂȘte énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout entiÚre, imprimait une lumiÚre jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mÚre y traçait passagÚrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s'harmoniait avec une bouche d'un rouge de minium, dont les lÚvres à mille raies étaient pleines d'amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rÃÂȘver; il manquait sans doute un peu de la grùce due à la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait ÃÂȘtre un charme. Eugénie, grande et forte, n'avait donc rien du joli qui plaÃt aux masses; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaÃtre, et dont s'éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par RaphaÃl, ces lignes vierges souvent dues aux hasards de la conception, mais qu'une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir; ce peintre, amoureux d'un si rare modÚle, eût trouvé tout à coup dans le visage d'Eugénie la noblesse innée qui s'ignore; il eût vu sous un front calme un monde d'amour; et, dans la coupe des yeux, dans l'habitude des paupiÚres, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tÃÂȘte que l'expression du plaisir n'avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l'ùme, communiquait le charme de la conscience qui s'y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie oÃÂč fleurissent les illusions enfantines, oÃÂč se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu'était l'amour "Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi". Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l'escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la Il ne se lÚve pas, pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaÃnant le chien et parlant à ses bÃÂȘtes dans l'écurie. AussitÎt Eugénie descendit et courut à Nanon qui trayait la vache. - Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crÚme pour le café de mon cousin. - Mais, mademoiselle, il aurait fallu s'y prendre hier, dit Nanon qui partit d'un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crÚme. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l'avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d'or. Je l'ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé. - Nanon, fais-nous donc de la galette. - Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre? dit Nanon, laquelle en sa qualité de premier ministre de Grandet prenait parfois une importance énorme aux yeux d'Eugénie et de sa mÚre. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fÃÂȘter votre cousin? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre pÚre, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions... Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler l'escalier sous le pas de son pÚre. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particuliÚre de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-ÃÂȘtre, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. En s'apercevant enfin du froid dénûment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l'élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui quoi? elle n'en savait rien. Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions, ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait éveillé chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se déployer d'autant plus vivement, qu'ayant atteint sa vingt-troisiÚme année, elle se trouvait dans la plénitude de son intelligence et de ses désirs. Pour la premiÚre fois, elle eut dans le coeur de la terreur à l'aspect de son pÚre, vit en lui le maÃtre de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit à marcher à pas précipités en s'étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d'y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu'elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s'élevait entre la Grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée. - Reste-t-il du pain d'hier? dit-il à Nanon. - Pas une miette, monsieur. Grandet prit un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent à boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit "Nous sommes cinq aujourd'hui, monsieur". - C'est vrai,- répondit Grandet, mais ton pain pÚse six livres, il en restera. D'ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain. - Ca mangera donc de la frippe, dit Nanon En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l'accompagnement du pain, depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu'aux confitures d'alleberge, la plus distinguée des frippes; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution. - Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles à marier. Enfin, aprÚs avoir parcimonieusement ordonné le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant néanmoins les armoires de sa Dépense, lorsque Nanon l'arrÃÂȘta pour lui dire Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants. - Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu? - Je ne pensais pas plus à votre neveu qu'à votre chien, pas plus que vous n'y pensez vous-mÃÂȘme. Ne voilà -t-il pas que vous ne m'avez aveint que six morceaux de sucre, m'en faut huit. - Ha! çà , Nanon, je ne t'ai jamais vue comme ça. Qu'est-ce qui te passe donc par la tÃÂȘte? Es-tu la maÃtresse ici? Tu n'auras que six morceaux de sucre. - Eh bien! votre neveu, avec quoi donc qu'il sucrera son café? - Avec deux morceaux, je m'en passerai, moi. - Vous vous passerez de sucre, à votre ùge! J'aimerais mieux vous en acheter de ma poche. - MÃÂȘle-toi de ce qui te regarde. Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours, aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L'obligation de le ménager, prise sous l'Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes. Toutes les femmes, mÃÂȘme la plus niaise, savent ruser pour arriver à leurs fins, Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette. - Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette? - Non, non, répondit Eugénie, - Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la melte oÃÂč était la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu'il avait déjà coupé. - Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l'implacable Nanon. - Eh bien! tu en prendras à ta suffisance, répondit-il mélancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dÃner; par ainsi, tu n'allumeras pas deux feux. - Quien! s'écria Nanon, vous n'avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fidÚle ministre un coup d'oeil presque paternel. - Mademoiselle, cria la cuisiniÚre, nous aurons une galette. Le pÚre Grandet revint chargé de ses fruits, et en rangea une premiÚre assiettée sur la table de la cuisine. - Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu'a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ça se nettoie donc? Faut-il y mettre de votre cirage à l'Å“uf? -Nanon, je crois que l'oeuf gùterait ce cuir-là . D'ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la maniÚre de cirer le maroquin, oui, c'est du maroquin, il achÚtera lui-mÃÂȘme à Saumur et t'apportera de quoi illustrer ses bottes. J'ai entendu dire qu'on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant. - C'est donc bon à manger, dit la servante en portant les bottes à son nez. Tiens, tiens, elles sentent l'eau de Cologne de madame. Ah! c'est-il drÎle. - DrÎle! dit le maÃtre, tu trouves drÎle de mettre à des bottes plus d'argent que n'en vaut celui qui les porte. - Monsieur, dit-elle au second voyage de son maÃtre qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine à cause de votre...? - Oui. - Faudra que j'aille à la boucherie. - Pas du tout; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t'en laisseront pas chÎmer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre. - C'est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts? - Tu es bÃÂȘte, Nanon! ils mangent, comme tout le monde, ce qu'ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas de morts? Qu'est-ce donc que les successions? Le pÚre Grandet, n'ayant plus d'ordre à donner, tira sa montre; et, voyant qu'il pouvait encore disposer d'une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit "Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies? j'ai quelque chose à y faire". Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose; puis, le pÚre et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu'à la place. - OÃÂč dévalez-vous donc si matin? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. - Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans ÃÂȘtre la dupe de la promenade matinale de son ami. Quand le pÚre Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu'il y avait toujours quelque chose à gagner avec lui. Donc il l'accompagna. - Venez, Crochet? dit Grandet au notaire. Vous ÃÂȘtes de mes amis, je vais vous démontrer comme quoi c'est une bÃÂȘtise de planter des peupliers dans de bonnes terres... - Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire, dit maÃtre Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur?... Couper vos arbres au moment oÃÂč l'on manquait de bois blanc à Nantes, et les vendre trente francs! Eugénie écoutait sans savoir qu'elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrÃÂȘt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu'il possédait au bord de la Loire, et oÃÂč trente ouvriers s'occupaient à déblayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers. - MaÃtre Cruchot, voyez ce qu'un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il à un ouvrier, me... me... mesure avec ta toise dans tou... tou... tous les sens? - Quatre fois huit pieds, répondit l'ouvrier aprÚs avoir fini. - Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. J'avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai? Or... trois ce... ce... ce... cent fois trente-d... eux pie... pieds me man... man... man... mangeaient cinq... inq cents de foin; ajoutez deux fois autant sur les cÎtés, quinze cents; les rangées du milieu autant. Alors, mé... mé... mettons mille bottes de foin. - Eh bien! dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-là valent environ six cents francs. - Di... di...dites dou... ou ... onze cents à cause des trois à quatre-cents francs de regain. Eh bien! ca... ca... ca... calculez ce que que que dou... ouze cents francs par an pen... pen... pendant quarante ans do... donnent a... a... avec les in... in... intérÃÂȘts com,... com... composés que que que vouous saaavez. - Va pour soixante millefrancs, dit le notaire. - Je le veux bien! ça ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh bien! reprit le vigneron sans bégayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante millefrancs. Il y a perte. J'ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, excepté du cÎté de la Loire, oÃÂč tu planteras les peupliers que j'ai achetés. En les mettant dans la riviÚre, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant à la loupe de son nez un léger mouvement qui valait le plus ironique des sourires. - Cela est clair les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot stupéfait par les calculs de Grandet. - O-u-i, monsieur , répondit ironiquement le tonnelier. Eugénie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans écouter les calculs de son PÚre, prÃÂȘta bientÎt l'oreille aux discours de Cruchot en l'entendant dire à son client "Hé bien! vous avez fait venir un gendre de Paris, il n'est question que de votre neveu dans tout Saumur. je vais bientÎt avoir un contrat à dresser, pÚre Grandet". - Vous... ou... vous ÃÂȘtes so... so... orti de bo.. bonne heure poooour me dire ça, reprit Grandet en accompagnant cette réflexion d'un mouvement de sa loupe. Hé bien! mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa... savoir. J'aimerais mieux, voyez-vooous, je... jeter ma fi... fi... fille dans la Loire que de la dooonner à son cououousin vous pou... pou... ouvez aaannoncer ça. Mais non, laissez jaaser le mon... onde. Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commençaient à poindre dans son coeur fleurirent soudain, se réalisÚrent et formÚrent un faisceau de fleurs qu'elle vit coupées et gisant à terre. Depuis la veille, elle s'attachait à Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les ùmes; désormais la souffrance allait donc les corroborer. N'est-il pas dans la noble destinée de la femme d'ÃÂȘtre plus touchée des pompes de la misÚre que des splendeurs de la fortune? Comment le sentiment paternel avait-il pu s'éteindre au fond du coeur de son pÚre? de quel crime Charles était-il donc coupable? Questions mystérieuses! Déjà son amour naissant, mystÚre si profond, s'enveloppait de mystÚres. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant à la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d'un aspect triste, elle y respira la mélancolie que les temps et les choses y avaient imprimée. Aucun des enseignements de l'amour ne lui manquait. A quelques pas du logis, elle devança son pÚre et l'attendit à la porte aprÚs y avoir frappé. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit "OÃÂč en sont les fonds?" - Vous ne voulez pas m'écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent à gagner en deux ans, outre les intérÃÂȘts à un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes. - Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton. - Mon Dieu! dit le notaire. - Eh bien! quoi? s'écria Grandet au moment oÃÂč Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant - Lisez cet article. Monsieur Grandet, l'un des négociants les plus estimés de Paris, s'est brûlé la cervelle hier, aprÚs avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s'était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. Les faillites de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l'ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu'il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc. - Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire. Ce mot glaça maÃtre Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-ÃÂȘtre imploré vainement les millions du Grandet de Saumur. - Et son fils, si joyeux hier... - Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le mÃÂȘme calme. - Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot, qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons. En entrant, Grandet trouva le déjeuner prÃÂȘt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l'embrasser avec cette vive effusion de coeur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siÚge à patins, et se tricotait des manches pour l'hiver. - Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l'enfant dort comme un chérubin. Qu'il est gentil les yeux fermés! je suis entrée, je l'ai appelé. Ah bien oui! personne. - Laisse-le dormir, dit Grandet, il s'éveillera toujours assez tÎt aujourd'hui pour apprendre de mauvaises nouvelles. - Qu'y a-t-il donc? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s'amusait à couper lui-mÃÂȘme à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n'avait pas osé faire cette question, regarda son mari. - Son pÚre s'est brûlé la cervelle. - Mon oncle?... dit Eugénie. - Le pauvre jeune homme! s'écria madame Grandet. - Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possÚde pas un sou. - Hé ben! il dort comme s'il était le roi de la terre, dit Nanon d'un accent doux. Eugénie cessa de manger. Son coeur se serra, comme il se serre quand, pour la premiÚre fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu'elle aime, s'épanche dans le corps entier d'une femme. La pauvre fille pleura. - Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son pÚre en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu'il jetait sans doute à ses tas d'or. - Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort? - Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue. Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas. - Jusqu'à mon retour vous ne lui parlerez de rien, j'espÚre, m'ame Grandet, dit le vieillard en continuant. Je suis obligé d'aller faire aligner le fossé de mes prés sur la route. Je serai revenu à midi pour le second déjeuner, et je causerai avec mon neveu de ses affaires. Quant à toi, mademoiselle Eugénie, si c'est pour ce mirliflor que tu pleures, assez comme cela, mon enfant. Il partira, d'arre d'arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus... Le pÚre prit ses gants au bord de son chapeau, les mit avec son calme habituel, les assujettit en s'emmortaisant les doigts les uns dans les autres, et sortit. - Ah! maman, j'étouffe, s'écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mÚre. je n'ai jamais souffert ainsi. Madame Grandet, voyant sa fille pùlir, ouvrit la croisée et lui fit respirer le grand air. - Je suis mieux, dit Eugénie aprÚs un moment. Cette émotion nerveuse chez une nature jusqu'alors en apparence calme et froide réagit sur madame Grandet, qui regarda sa fille avec cette intuition sympathique dont sont douées les mÚres pour l'objet de leur tendresse, et devina tout. Mais à la vérité, la vie des célÚbres soeurs hongroises, attachées l'une à l'autre par une erreur de la nature, n'avait pas été plus intime que ne l'était celle d'Eugénie et de sa mÚre, toujours ensemble dans cette embrasure de croisée, ensemble à l'église, et dormant ensemble dans le mÃÂȘme air. - Ma pauvre enfant! dit madame Grandet en prenant la tÃÂȘte d'Eugénie pour l'appuyer contre son sein. A ces mots, la jeune fille releva la tÃÂȘte, interrogea sa mÚre par un regard, en scruta les secrÚtes pensées, et lui dit "Pourquoi l'envoyer aux Indes? S'il est malheureux, ne doit-il pas rester ici, n'est-il pas notre plus proche parent?" - Oui, mon enfant, ce serait bien naturel; mais ton pÚre a ses raisons, nous devons les respecter. La mÚre et la fille s'assirent en silence, l'une sur sa chaise à patins, l'autre sur son petit fauteuil; et, toutes deux, elles reprirent leur ouvrage. Oppressée de reconnaissance pour l'admirable entente de coeur que lui avait témoignée sa mÚre, Eugénie lui baisa la main en disant "Combien tu es bonne, ma chÚre maman!" Ces paroles firent rayonner le vieux visage maternel, flétri par de longues douleurs. - Le trouves-tu bien ? demanda Eugénie. Madame Grandet ne répondit que par un sourire; puis, aprÚs un moment de silence, elle dit à voix basse "L'aimerais-tu donc déjà ? ce serait mal". - Mal, reprit Eugénie, pourquoi? Il te plaÃt, il plaÃt à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas? Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. Elle jeta son ouvrage, la mÚre en fit autant en lui disant "Tu es folle!" Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Eugénie appela Nanon. - Quoi que vous voulez encore, mademoiselle? - Nanon, tu auras bien de la crÚme pour midi. - A! pour midi, oui, répondit la vieille servante. - Hé bien! donne-lui du café bien fort, j'ai entendu dire à monsieur des Grassins que le café se faisait bien fort à Paris. Mets-en beaucoup. - Et oÃÂč voulez-vous que j'en prenne? - AchÚtes-en. - Et si monsieur me rencontre? - Il est à ses prés - Je cours. Mais monsieur Fessard m'a déjà demandé si les trois Mages étaient chez nous, en me donnant de la bougie. Toute la ville va savoir nos déportements. - Si ton pÚre s'aperçoit de quelque chose, dit madame Grandet, il est capable de nous battre. - Eh bien! il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux. Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse, Nanon mit sa coiffe et sortit. Eugénie donna du linge, elle alla chercher quelques-unes des grappes de raisin qu'elle s'était amusée à étendre sur des cordes dans le grenier; elle marcha légÚrement le long du corridor pour ne point éveiller son cousin, et ne put s'empÃÂȘcher d'écouter à sa porte la respiration qui s'échappait en temps égaux de ses lÚvres. - Le malheur veille pendant qu'il dort , se dit-elle. Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l'aurait pu dresser un vieux chef d'office, et l'apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptées par son pÚre, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son pÚre; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux oeufs frais. En voyant les oeufs, Eugénie eut l'envie de lui sauter au cou. - Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandés, et il me les a donnés pour m'ÃÂȘtre agréable, le mignon. AprÚs deux heures de soins, pendant lesquelles Eugénie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le café, pour aller écouter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle réussit à préparer un déjeuner trÚs simple, peu coûteux, mais qui dérogeait terriblement aux habitudes invétérées de la maison. Le déjeuner de midi s'y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table placée auprÚs du feu, l'un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelé dans une soucoupe, Eugénie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son pÚre, s'il venait à entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait déjeuner avant le retour du bonhomme. - Sois tranquille, Eugénie, si ton pÚre vient, je prendrai tout sur moi, dit madame Grandet. Eugénie ne put retenir une larme. - Oh! ma bonne mÚre, s'écria-t-elle, je ne t'ai pas assez aimée. Charles, aprÚs avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descendit enfin. Heureusement, il n'était encore que onze heures. Le Parisien! il avait mis autant de coquetterie à sa toilette que s'il se fût trouvé au chùteau de la noble dame qui voyageait en Ecosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien à la jeunesse, et qui causa une joie triste à Eugénie. Il avait pris en plaisanterie le désastre de ses chùteaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement. - Avez-vous bien passé la nuit, ma chÚre tante? et vous, ma cousine? - Bien, monsieur, mais vous? dit madame Grandet. - Moi, parfaitement. - Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie; mettez-vous à table. - Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment oÃÂč je me lÚve. Cependant, j'ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. D'ailleurs... Il tira la plus délicieuse montre plate que Bréguet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j'ai été matinal. - Matinal?... dit madame Grandet. - Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh bien! je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau. - Sainte Vierge! cria Nanon en entendant ces paroles. - Un perdreau, se disait Eugénie, qui aurait voulu payer un perdreau de tout son pécule. - Venez vous asseoir, lui dit sa tante. Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eugénie et sa mÚre prirent des chaises et se mirent prÚs de lui devant le feu. - Vous vivez toujours ici? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu'elle ne l'était aux lumiÚres. - Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l'abbaye de Noyers. - Vous ne vous promenez jamais? - Quelquefois le dimanche aprÚs vÃÂȘpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche. - Avez-vous un théùtre? - Aller au spectacle, s'écria madame Grandet, voir des comédiens! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c'est un péché mortel? - Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les oeufs, nous vous donnerons les poulets à la coque. - Oh! des oeufs frais, dit Charles, qui, semblable aux gens habitués au luxe, ne pensait déjà plus à son perdreau. Mais c'est délicieux, si vous aviez du beurre? Hein, ma chÚre enfant. - Ah! du beurre! Vous n'aurez donc pas de galette, dit la servante. - Mais donne du beurre, Nanon? s'écria Eugénie. La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend à voir jouer un mélodrame oÃÂč, triomphe l'innocence. Il est vrai que Charles, élevé par une mÚre gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d'une petite-maÃtresse. La compatissance et la tendresse d'une jeune fille possÚdent une influence vraiment magnétique. Aussi Charles, en se voyant l'objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire à l'influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l'inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s'aperçut, en contemplant Eugénie, de l'exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux, oÃÂč scintillaient de jeunes pensées d'amour, et oÃÂč le désir ignorait la volupté. - Ma foi, ma chÚre cousine, si vous étiez en grande loge et en grande toilette à l'Opéra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des péchés d'envie aux hommes et de jalousie aux femmes. Ce compliment étreignit le coeur d'Eugénie, et le fit palpiter de joie, quoiqu'elle n'y comprÃt rien . - Oh! mon cousin, vous voulez vous moquer d'une pauvre petite provinciale. - Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j'abhorre la raillerie, elle flétrit le coeur, froisse tous les sentiments... Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. Non, je n'ai probablement pas assez d'esprit pour me moquer des autres, et ce défaut me fait beaucoup de tort. A Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant "Il a bon coeur". Cette phrase veut dire "Le pauvre garçon est bÃÂȘte comme un rhinocéros". Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espÚce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respect. - Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon coeur. - Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander à la voir? Charles tendit la main en défaisant son anneau; et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin. - Voyez, ma mÚre, le beau travail. - Oh! il y a gros d'or, dit Nanon en apportant le café. - Qu'est-ce que c'est que cela? demanda Charles en riant. Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé à l'intérieur, bordé d'une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant à la surface du liquide bouillonnant. - C'est du café boullu, dit Nanon. - Ah! ma chÚre tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous ÃÂȘtes bien arriérés! Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetiÚre à la Chaptal. Il tenta d'expliquer c le systÚme de la cafetiÚre à la Chaptal. - Ah! bien, s'il y a tant d'affaires que ça, dit Nanon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de café comme ça. Ah! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l'herbe pour notre vache pendant que je ferais le café? - C'est moi qui le ferai, dit Eugénie. - Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille. A ce mot, qui rappelait le chagrin prÚs de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplÚrent d'un air de commisération qui le frappa. - Qu'avez-vous donc, ma cousine? - Chut! dit madame Grandet à Eugénie, qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton pÚre s'est chargé de parler à monsieur... - Dites Charles, dit le jeune Grandet. - Ah! vous vous nommez Charles? C'est un beau nom, s'écria Eugénie. Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Là , Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu. - Voilà papa, dit Eugénie. Elle Îta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l'assiette aux oeufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. Ce fut une peur panique de laquelle Charles s'étonna, sans pouvoir se l'expliquer. - Eh bien! qu'avez-vous donc? leur demanda-t-il. - Mais voilà mon pÚre, dit Eugénie. - Eh bien?... Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout. - Ah! ah! vous avez fait fÃÂȘte à votre neveu, c'est bien, trÚs bien, c'est fort bien! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers. - FÃÂȘte?... se dit Charles; incapable de soupçonner le régime et les moeurs de cette maison. - Donne-moi mon verre, Nanon? dit le bonhomme. Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l'étendit soigneusement et se mit à manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le pÚre Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pùlit, et fit trois pas; il se pencha vers l'oreille de la pauvre vieille, et lui dit "OÃÂč donc avez-vous pris tout ce sucre?" - Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n'y en avait pas. Il est impossible de se figurer l'intérÃÂȘt profond que cette scÚne muette offrait à ces trois femmes Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s'y passeraient. Charles, ayant goûté son café, le trouva trop amer, et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré. - Que voulez-vous, mon neveu? lui dit le bonhomme. - Le sucre. - Mettez du lait, répondit le maÃtre de la maison, votre café s'adoucira. Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son pÚre d'un air calme. Certes, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie; ne montre pas plus de courage que n'en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table. L'amant récompensera sa Parisienne qui lui fera voir orgueilleusement un beau bras meurtri dont chaque veine flétrie sera baignée de larmes, de baisers, et guérie par le plaisir; tandis que Charles ne devait jamais ÃÂȘtre dans le secret des profondes agitations qui brisaient le coeur de sa cousine, alors foudroyée par le regard du vieux tonnelier. - Tu ne manges pas, ma femme? La pauvre ilote s'avança, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugénie offrit audacieusement à son pÚre du raisin, en lui disant "Goûte donc à ma conserve, papa! Mon cousin, vous en mangerez, n'est-ce pas? Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous " . - Oh! si on ne les arrÃÂȘte, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j'ai à vous dire des choses qui ne sont pas sucrées. Eugénie et sa mÚre lancÚrent un regard sur Charles, à l'expression duquel le jeune homme ne put se tromper. - Qu'est-ce que ces mots signifient, mon oncle?Depuis la mort de ma pauvre mÚre... à ces deux mots, sa voix mollit il n'y a pas de malheur possible pour moi... - Mon neveu, qui peut connaÃtre les afflictions par lesquelles Dieu veut nous éprouver? lui dit sa tante. -Ta! ta! ta! ta! dit Grandet, voilà les bÃÂȘtises qui commencent . Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espÚces d'épaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voilà des mains faites pour ramasser des écus! Vous avez été élevé à mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles oÃÂč nous serrons les billets de commerce. Mauvais! mauvais! - Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux ÃÂȘtre pendu si je comprends un seul mot. - Venez, dit Grandet. L'avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte. - Mon cousin, ayez du courage! L'accent de la jeune fille avait glacé Charles, qui suivit son terrible parent en proie à de mortelles inquiétudes. Eugénie, sa mÚre et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité à épier les deux acteurs de la scÚne qui allait se passer dans le petit jardin humide, oÃÂč l'oncle marcha d'abord silencieusement avec le neveu. Grandet n'était pas embarrassé pour apprendre à Charles la mort de son pÚre, mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l'expression de cette cruelle vérité. "Vous avez perdu votre pÚre!" ce n'était rien à dire. Les pÚres meurent avant les enfants. Mais "Vous ÃÂȘtes sans aucune espÚce de fortune!" tous les malheurs de la terre étaient réunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire, pour la troisiÚme fois, le tour de l'allée du milieu, dont le sable craquait sous les pieds. Dans les grandes circonstances de la vie, notre ùme s'attache fortement aux lieux oÃÂč les plaisirs et les chagrins fondent sur nous. Aussi Charles examinait-il avec une attention particuliÚre les buis de ce petit jardin, les feuilles pùles qui tombaient, les dégradations des murs, les bizarreries des arbres fruitiers, détails pittoresques qui devaient rester gravés dans son souvenir, éternellement mÃÂȘlés à cette heure suprÃÂȘme, par une mnémotechnie particuliÚre aux passions. - Il fait bien chaud, bien beau, dit Grandet en aspirant une forte partie d'air. - Oui, mon oncle, mais pourquoi... - Eh bien! mon garçon, reprit l'oncle, j'ai de mauvaises nouvelles à t'apprendre. Ton pÚre est bien mal... - Pourquoi suis-je ici? dit Charles. Nanon! cria-t-il, des chevaux de poste. Je trouverai bien une voiture dans le pays, ajouta-t-il en se tournant vers son oncle qui demeurait immobile. - Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet en regardant Charles qui resta muet et dont les yeux devinrent fixes. - Oui, mon pauvre garçon, tu devines. Il est mort. Mais ce n'est rien, il y a quelque chose de plus grave. Il s'est brûlé la cervelle... - Mon pÚre? - Oui. Mais ce n'est rien. Les journaux glosent de cela comme s'ils en avaient le droit. Tiens, lis. Grandet, qui avait emprunté le journal de Cruchot, mit le fatal article sous les yeux de Charles. En ce moment le pauvre jeune homme, encore enfant, encore dans l'ùge oÃÂč les sentiments se produisent avec naïveté, fondit en larmes. - Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m'effrayaient. Il pleure, le voilà sauvé. Ce n'est encore rien mon pauvre neveu, reprit Grandet à haute voix sans savoir si Charles l'écoutait, ce n'est rien, tu te consoleras; mais... - Jamais! jamais! mon pÚre! mon pÚre! - Il t'a ruiné, tu es sans argent. - Qu'est-ce que cela me fait! OÃÂč est mon pÚre, mon pÚre? Les pleurs et les sanglots retentissaient entre ces murailles d'une horrible façon, et se répercutaient dans les échos. Les trois femmes, saisies de pitié, pleuraient les larmes sont aussi contagieuses que peut l'ÃÂȘtre le rire. Charles, sans écouter son oncle, se sauva dans la cour, trouva l'escalier, monta dans sa chambre, et se jeta en travers sur son lit en se mettant la face dans les draps pour pleurer à son aise loin de ses parents. - Il faut laisser passer la premiÚre averse, dit Grandet en rentrant dans la salle oÃÂč Eugénie et sa mÚre avaient brusquement repris leurs places, et travaillaient d'une main tremblante aprÚs s'ÃÂȘtre essuyé les yeux. Mais ce jeune homme n'est bon à rien, il s'occupe plus des morts que de l'argent. Eugénie frissonna en entendant son pÚre s'exprimant ainsi sur la plus sainte des douleurs. DÚs ce moment, elle commença à juger son pÚre. Quoique assourdis, les sanglots de Charles retentissaient dans cette sonore maison; et sa plainte profonde, qui semblait sortir de dessous terre, ne cessa que vers le soir, aprÚs s'ÃÂȘtre graduellement affaiblie. - Pauvre jeune homme! dit madame Grandet. Fatale exclamation! Le pÚre Grandet regarda sa femme, Eugénie et le sucrier; il se souvint du déjeuner extraordinaire apprÃÂȘté pour le parent malheureux, et se posa au milieu de la salle. - Ah! çà , j'espÚre, dit-il avec son calme habituel, que vous n'allez pas continuer vos prodigalités, madame Grandet. Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drÎle. - Ma mÚre n'y est pour rien, dit Eugénie. C'est moi qui... - Est-ce parce que tu es majeure, reprit Grandet en interrompant sa fille, que tu voudrais me contrarier? Songe, Eugénie... - Mon pÚre, le fils de votre frÚre ne devrait pas manquer chez vous de... - Ta, ta, ta, ta, dit le tonnelier sur quatre tons chromatiques, le fils de mon frÚre par-ci, mon neveu par-là . Charles ne nous est de rien, il n'a ni sou ni maille; son pÚre a fait faillite; et, quand ce mirliflor aura pleuré son soûl, il décampera d'ici; je ne veux pas qu'il révolutionne ma maison. - Qu'est-ce que c'est, mon pÚre, que de faire faillite? demanda Eugénie. - Faire faillite, reprit le pÚre, c'est commettre l'action la plus déshonorante entre toutes celles qui peuvent déshonorer l'homme. - Ce doit ÃÂȘtre un bien grand péché, dit madame Grandet, et notre frÚre serait damné. - Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. Faire faillite, Eugénie, reprit-il, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d'honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grand chemin est préférable au banqueroutier celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tÃÂȘte; mais l'autre... Enfin Charles est déshonoré. Ces mots retentirent dans le coeur de la pauvre fille et y pesÚrent de tout leur poids. Probe autant qu'une fleur née au fond d'une forÃÂȘt est délicate, elle ne connaissait ni les maximes du monde, ni ses raisonnements captieux, ni ses sophismes elle accepta donc l'atroce explication que son pÚre lui donnait à dessein de la faillite, sans lui faire connaÃtre la distinction qui existe entre une faillite involontaire et une faillite calculée. - Eh bien! mon pÚre, vous n'avez donc pu empÃÂȘcher ce malheur? - Mon frÚre ne m'a pas consulté; d'ailleurs, il doit quatre millions. - Qu'est-ce que c'est donc qu'un million, mon pÚre? demanda-t-elle avec la naïveté d'un enfant qui croit pouvoir trouver promptement ce qu'il désire. -Deux millions? dit Grandet, mais c'est deux millions de piÚces de vingt sous, et il faut cinq piÚces de vingt sous pour faire cinq francs. - Mon Dieu, mon Dieu! s'écria Eugénie, comment mon oncle avait-il eu à lui quatre millions? Y a-t-il quelque autre personne en France qui puisse avoir autant de millions? Le pÚre Grandet se caressait le menton, souriait, et sa loupe semblait se dilater. - Mais que va devenir mon cousin Charles? - Il va partir pour les Grandes-Indes, oÃÂč, selon le voeu de son pÚre, il tùchera de faire fortune. - Mais a-t-il de l'argent pour aller là ? - Je lui paierai son voyage... jusqu'à ... oui, jusqu'à Nantes. Eugénie sauta d'un bond au cou de son pÚre. - Ah! mon pÚre, vous ÃÂȘtes bon, vous! Elle l'embrassait de maniÚre à rendre presque honteux Grandet, que sa conscience harcelait un peu. - Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million? lui demanda-t-elle. - Dame! dit le tonnelier, tu sais ce que c'est qu'un napoléon. Eh bien! il en faut cinquante mille pour faire un million. - Maman, nous dirons des neuvaines pour lui. - J'y pensais, répondit la mÚre. - C'est cela toujours dépenser de l'argent, s'écria le pÚre. Ah! çà , croyez-vous donc qu'il y ait des mille et des cent ici? En ce moment une plainte sourde, plus lugubre que toutes les autres, retentit dans les greniers et glaça de terreur Eugénie et sa mÚre. - Nanon, va voir là -haut s'il ne se tue pas, dit Grandet. Ha! çà , reprit-il en se tournant vers sa femme et sa fille, que son mot avait rendues pùles, pas de bÃÂȘtises, vous deux. Je vous laisse. Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s'en vont aujourd'hui. Puis j'irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ça. Il partit. Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mÚre respirÚrent à leur aise. Avant cette matinée, jamais la fille n'avait senti de contrainte en présence de son pÚre; mais, depuis quelques heures, elle changeait à tous moments et de sentiments et d'idées. - Maman, combien de louis a-t-on d'une piÚce de vin? -Ton pÚre vend les siennes entre cent et cent cinquante francs, quelquefois deux cents, à ce que j'ai entendu dire. - Quand il récolte quatorze cents piÚces de vin... - Ma foi, mon enfant, je ne sais pas ce que cela fait; ton pÚre ne me dit jamais ses affaires. - Mais alors papa doit ÃÂȘtre riche. - Peut-ÃÂȘtre. Mais monsieur Cruchot m'a dit qu'il avait acheté Froidfond il y a deux ans. Ça l'aura gÃÂȘné. Eugénie, ne comprenant plus rien à la fortune de son pÚre, en resta là de ses calculs. - Il ne m'a tant seulement point vue, le mignon! dit Nanon en revenant. Il est étendu comme un veau sur son lit, et pleure comme une Madeleine, que c'est une vraie bénédiction ! Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme? - Allons donc le consoler bien vite, maman; et, si l'on frappe, nous descendrons. Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. Eugénie était sublime, elle était femme. Toutes deux, le coeur palpitant, montÚrent à la chambre de Charles. La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n'entendait rien. Plongé dans les larmes, il poussait des plaintes inarticulées. - Comme il aime son pÚre! dit Eugénie à voix basse. Il était impossible de méconnaÃtre dans l'accent de ces paroles les espérances d'un coeur à son insu passionné. Aussi madame Grandet jeta-t-elle à sa fille un regard empreint de maternité, puis tout bas à l'oreille " Prends garde, tu l'aimerais ", dit-elle. - L'aimer! reprit Eugénie. Ah! si tu savais ce que mon pÚre a dit! Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine. - J'ai perdu mon pÚre, mon pauvre pÚre! S'il m'avait confié le secret de son malheur, nous aurions travaillé tous deux à le réparer. Mon Dieu! mon bon pÚre! je comptais si bien le revoir que je l'ai, je crois, froidement embrassé. Les sanglots lui coupÚrent la parole. - Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. Résignez-vous à la volonté de Dieu. - Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage! Votre perte est irréparable ainsi songez maintenant à sauver votre honneur... Avec cet instinct, cette finesse de la femme qui a de l'esprit en toute chose, mÃÂȘme quand elle console, Eugénie voulait tromper la douleur de son cousin en l'occupant de lui-mÃÂȘme. - Mon honneur?... cria le jeune homme en chassant ses cheveux par un mouvement brusque, et il s'assit sur son lit en se croisant les bras. - Ah! c'est vrai. Mon pÚre, disait mon oncle, a fait faillite. Il poussa un cri déchirant et se cacha le visage dans ses mains. - Laissez-moi, ma cousine, laissez-moi! Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez à mon pÚre, il a dû bien souffrir. Il y avait quelque chose d'horriblement attachant à voir l'expression de cette douleur jeune, vraie, sans calcul, sans arriÚre-pensée. C'était une pudique douleur que les coeurs simples d'Eugénie et de sa mÚre comprirent quand Charles fit un geste pour leur demander de l'abandonner à lui-mÃÂȘme. Elles descendirent, reprirent en silence leurs places prÚs de la croisée, et travaillÚrent pendant une heure environ sans se dire un mot. Eugénie avait aperçu, par le regard furtif qu'elle jeta sur le ménage du jeune homme, ce regard des jeunes filles qui voient tout en un clin d'oeil, les jolies bagatelles de sa toilette, ses ciseaux, ses rasoirs enrichis d'or. Cette échappée d'un luxe vu à travers la douleur lui rendit Charles encore plus intéressant, par contraste peut-ÃÂȘtre. Jamais un événement si grave, jamais un spectacle si dramatique n'avait frappé l'imagination de ces deux créatures incessamment plongées dans le calme et la solitude. - Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle. - Ton pÚre décidera de cela, répondit madame Grandet. Elles restÚrent de nouveau silencieuses. Eugénie tirait ses points avec une régularité de mouvement qui eût dévoilé à un observateur les fécondes pensées de sa méditation. Le premier désir de cette adorable fille était de partager le deuil de son cousin. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au coeur de madame Grandet. - Qu'a donc ton pÚre?- dit-elle à sa fille. Le vigneron entra joyeux. AprÚs avoir Îté ses gants, il se frotta les mains à s'en emporter la peau, si l'épiderme n'en eût pas été tanné comme du cuir de Russie, sauf l'odeur des mélÚzes et de l'encens. Il se promenait, il regardait le temps. Enfin son secret lui échappa. - Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu! Les Hollandais et les Belges partaient ce matin, je me suis promené sur la place, devant leur auberge, en ayant l'air de bÃÂȘtiser. Chose, que tu connais, est venu à moi. Les propriétaires de tous les bons vignobles gardent leur récolte et veulent attendre, je ne les en ai pas empÃÂȘchés. Notre Belge était désespéré. J'ai vu cela. Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la piÚce, moitié comptant. Je suis payé en or. Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront. Ces derniers mots furent prononcés d'un ton calme, mais si profondément ironique, que les gens de Saumur, groupés en ce moment sur la place, et ameutés par la nouvelle de la vente que venait de faire Grandet, en auraient frémi s'ils les eussent entendus. Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent. - Vous avez mille piÚces cette année, mon pÚre? dit Eugénie. - Oui, fifille. Ce mot était l'expression superlative de la joie du vieux tonnelier. - Cela fait deux cent mille piÚces de vingt sous. - Oui, mademoiselle Grandet. - Eh bien! mon pÚre, vous pouvez facilement secourir Charles. L'étonnement, la colÚre, la stupéfaction de Balthazar en apercevant le Mane-Tekel-PharÚs ne sauraient se comparer au froid courroux de Grandet qui, ne pensant plus à son neveu, le retrouvait logé au coeur et dans les calculs de sa fille. - Ah! çà , depuis que ce mirliflor a mis le pied dans ma maison, tout y va de travers. Vous vous donnez des airs d'acheter des dragées, de faire des noces et des festins. Je ne veux pas de ces choses-là . Je sais, à mon ùge, comment je dois me conduire, peut-ÃÂȘtre! D'ailleurs je n'ai de leçons à prendre ni de ma fille ni de personne. Je ferai pour mon neveu ce qu'il sera convenable de faire, vous n'avez pas à y fourrer le nez. Quant à toi, Eugénie, ajouta-t-il en se tournant vers elle, ne m'en parle plus, sinon je t'envoie à l'abbaye de Noyers avec Nanon voir si j'y suis; et pas plus tard que demain, si tu bronches. OÃÂč est-il donc, ce garçon, est-il descendu? - Non, mon ami, répondit madame Grandet. - Eh bien! que fait-il donc? - Il pleure son pÚre, répondit Eugénie. Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. Il était un peu pÚre, lui. AprÚs avoir fait un ou deux tours dans la salle, il monta promptement à son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. Ses deux mille arpents de forÃÂȘts coupés à blanc lui avaient donné six cent mille francs; en joignant à cette somme l'argent de ses peupliers, ses revenus de l'année derniÚre et de l'année courante, outre les deux cent mille francs du marché qu'il venait de conclure, il pouvait faire une masse de neuf cent mille francs. Les vingt pour cent à gagner en peu de temps sur les rentes, qui étaient à 70 francs, le tentaient. Il chiffra sa spéculation sur le journal oÃÂč la mort de son frÚre était annoncée, en entendant, sans les écouter, les gémissements de son neveu. Nanon vint cogner au mur pour inviter son maÃtre à descendre le dÃner était servi. Sous la voûte et à la derniÚre marche de l'escalier, Grandet disait en lui-mÃÂȘme "Puisque je toucherai mes intérÃÂȘts à huit, je ferai cette affaire. En deux ans, j'aurai quinze cent mille francs que je retirerai de Paris en bon or". - Eh bien! oÃÂč donc est mon neveu? - Il dit qu'il ne veut pas manger, répondit Nanon. Ca n'est pas sain. - Autant d'économisé, lui répliqua son maÃtre. - Dame, voui, dit-elle. - Bah! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois. Le dÃner fut étrangement silencieux. - Mon bon ami, dit madame Grandet lorsque la nappe fut Îtée, il faut que nous prenions le deuil. - En vérité, madame Grandet, vous ne savez quoi vous inventer pour dépenser de l'argent. Le deuil est dans le coeur et non dans les habits. - Mais le deuil d'un frÚre est indispensable, et l'Eglise nous ordonne de... - Achetez votre deuil sur vos six louis. Vous me donnerez un crÃÂȘpe, cela me suffira. Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Pour la premiÚre fois dans sa vie, ses généreux penchants endormis, comprimés, mais subitement éveillés, étaient à tout moment froissés. Cette soirée fut semblable en apparence à mille soirées de leur existence monotone, mais ce fut certes la plus horrible. Eugénie travailla sans lever la tÃÂȘte, et ne se servit point du nécessaire que Charles avait dédaigné la veille. Madame Grandet tricota ses manches. Grandet tourna ses pouces pendant quatre heures, abÃmé dans des calculs dont les résultats devaient, le lendemain, étonner Saumur. Personne ne vint ce jour-là visiter la famille. En ce moment, la ville entiÚre retentissait du tour de force de Grandet, de la faillite de son frÚre et de l'arrivée de son neveu. Pour obéir au besoin de bavarder sur leurs intérÃÂȘts communs, tous les propriétaires de vignobles des hautes et moyennes sociétés de Saumur étaient chez monsieur des Grassins, oÃÂč se fulminÚrent de terribles imprécations contre l'ancien maire. Nanon filait, et le bruit de son rouet fut la seule voix qui se fÃt entendre sous les planchers grisùtres de la salle. - Nous n'usons point nos langues, dit-elle en montrant ses dents blanches et grosses comme des amandes pelées. - Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. Il se voyait en perspective huit millions dans trois ans, il voguait sur cette longue nappe d'or. - Couchons-nous. J'irai dire bonsoir à mon neveu pour tout le monde, et voir s'il veut prendre quelque chose. Madame Grandet resta sur le palier du premier étage pour entendre la conversation qui allait avoir lieu entre Charles et le bonhomme. Eugénie, plus hardie que sa mÚre, monta deux marches. - Hé bien! mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c'est naturel. Un pÚre est un pÚre. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m'occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Allons, du courage. Voulez-vous boire un petit verre de vin? Le vin ne coûte rien à Saumur, on y offre du vin comme dans les Indes une tasse de thé. - Mais, dit Grandet en continuant, vous ÃÂȘtes sans lumiÚre. Mauvais, mauvais! faut voir clair à ce que l'on fait. Grandet marcha vers la cheminée. - Tiens! s'écria-t-il, voilà de la bougie. OÃÂč diable a-t-on pÃÂȘché de la bougie? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des oeufs à ce garçon-là . En entendant ces mots, la mÚre et la fille rentrÚrent dans leurs chambres et se fourrÚrent dans leurs lits avec la célérité de souris effrayées qui rentrent dans leurs trous. - Madame Grandet, vous avez donc un trésor? dit l'homme en entrant dans la chambre de sa femme. - Mon ami, je fais mes priÚres, attendez, répondit d'une voix altérée la pauvre mÚre. - Que le diable emporte ton bon Dieu! répliqua Grandet en grommelant. Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l'époque actuelle, oÃÂč, plus qu'en aucun autre temps, l'argent domine les lois, la politique et les moeurs. Institutions, livres, hommes et doctrines, tout conspire à miner la croyance d'une vie future sur laquelle l'édifice social est appuyé depuis dix-huit cents ans. Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. L'avenir, qui nous attendait par delà le requiem, a été transposé dans le présent. Arriver per fas et nefas au paradis terrestre du luxe et des jouissances vaniteuses, pétrifier son coeur et se macérer le corps en vue de possessions passagÚres , comme on souffrait jadis le martyre de la vie en vue de biens éternels, est la pensée générale! pensée d'ailleurs écrite partout, jusque dans les lois, qui demandent au législateur "Que payes-tu?" au lieu de lui dire "Que penses-tu?" Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays? - Madame Grandet, as-tu fini? dit le vieux tonnelier. - Mon ami, je prie pour toi. - TrÚs bien! bonsoir. Demain matin, nous causerons. La pauvre femme s'endormit comme l'écolier qui, n'ayant pas appris ses leçons, craint de trouver à son réveil le visage irrité du maÃtre. Au moment oÃÂč, par frayeur, elle se roulait dans ses draps pour ne rien entendre, Eugénie se coula prÚs d'elle, en chemise, pieds nus, et vint la baiser au front. - Oh! bonne mÚre, dit-elle, demain je lui dirai que c'est moi. - Non, il t'enverrait à Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas. - Entends-tu, maman? - Quoi? - Hé bien! il pleure toujours. Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide. Ainsi se passa la journée solennelle qui devait peser sur toute la vie de la riche et pauvre héritiÚre dont le sommeil ne fut plus aussi complet ni aussi pur qu'il l'avait été jusqu'alors. Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littérairement parlant, invraisemblables, quoique vraies. Mais ne serait-ce pas qu'on omet presque toujours de répandre sur nos déterminations spontanées une sorte de lumiÚre psychologique, en n'expliquant pas les raisons mystérieusement conçues qui les ont nécessitées? Peut-ÃÂȘtre la profonde passion d'Eugénie devrait-elle ÃÂȘtre analysée dans ses fibrilles les plus délicates; car elle devint, diraient quelques railleurs, une maladie, et influença toute son existence. Beaucoup de gens aiment mieux nier les dénouements, que de mesurer la force des liens, des noeuds, des attaches qui soudent secrÚtement un fait à un autre dans l'ordre moral. Ici donc le passé d'Eugénie servira, pour les observateurs de la nature humaine, de garantie à la naïveté de son irréflexion et à la soudaineté des effusions de son ùme. Plus sa vie avait été tranquille, plus vivement la pitié féminine, le plus ingénieux des sentiments, se déploya dans son ùme. Aussi, troublée par les événements de la journée, s'éveilla-t-elle, à plusieurs reprises, pour écouter son cousin, croyant en avoir entendu les soupirs qui depuis la veille lui retentissaient au coeur tantÎt elle le voyait expirant de chagrin, tantÎt elle le rÃÂȘvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. AussitÎt elle se vÃÂȘtit, et accourut au petit jour, d'un pied léger, auprÚs de son cousin qui avait laissé sa porte ouverte. La bougie avait brûlé dans la bobÚche du flambeau. Charles, vaincu par la nature, dormait habillé, assis dans un fauteuil, la tÃÂȘte renversée sur le lit; il rÃÂȘvait comme rÃÂȘvent les gens qui ont l'estomac vide. Eugénie put pleurer à son aise; elle put admirer ce jeune et beau visage, marbré par la douleur, ces yeux gonflés par les larmes, et qui tout endormis semblaient encore verser des pleurs. Charles devina sympathiquement la présence d'Eugénie, il ouvrit les yeux, et la vit attendrie. - Pardon, ma cousine, dit-il, ne sachant évidemment ni l'heure qu'il était, ni le lieu oÃÂč il se trouvait. - Il y a des coeurs qui vous entendent ici, mon cousin, et nous avons cru que vous aviez besoin de quelque chose. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi. - Cela est vrai. - Hé bien! adieu. Elle se sauva, honteuse et heureuse d'ÃÂȘtre venue. L'innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. Eugénie qui, prÚs de son cousin, n'avait pas tremblé, put à peine se tenir sur ses jambes quand elle fut dans sa chambre. Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. "Quelle idée va-t-il prendre de moi? Il croira que je l'aime." C'était précisément ce qu'elle désirait le plus de lui voir croire. L'amour franc a sa prescience et sait que l'amour excite l'amour. Quel événement pour cette jeune fille solitaire, d'ÃÂȘtre ainsi entrée furtivement chez un jeune homme!N'y a-t-il pas des pensées, des actions qui, en amour, équivalent, pour certaines ùmes, à de saintes fiançailles! Une heure aprÚs, elle entra chez sa mÚre, et l'habilla suivant son habitude. Puis elles vinrent s'asseoir à leurs places devant la fenÃÂȘtre, et attendirent Grandet avec cette anxiété qui glace le coeur ou l'échauffe, le serre ou le dilate suivant les caractÚres, alors que l'on redoute une scÚne, une punition; sentiment d'ailleurs si naturel, que les animaux domestiques l'éprouvent au point de crier pour le faible mal d'une correction, eux qui se taisent quand ils se blessent par inadvertance. Le bonhomme descendit, mais il parla d'un air distrait à sa femme, embrassa Eugénie, et se mit à table sans paraÃtre penser à ses menaces de la veille. - Que devient mon neveu? l'enfant n'est pas gÃÂȘnant. - Monsieur, il dort, répondit Nanon. - Tant mieux, il n'a pas besoin de bougie, dit Grandet d'un ton goguenard. Cette clémence insolite, cette amÚre gaieté frappÚrent madame Grandet, qui regarda son mari fort attentivement. Le bonhomme... Ici peut-ÃÂȘtre est-il convenable de faire observer qu'en Touraine, en Anjou, en Poitou, dans la Bretagne, le mot bonhomme, déjà souvent employé pour désigner Grandet, est décerné aux hommes les plus cruels comme aux plus bonasses, aussitÎt qu'ils sont arrivés à un certain ùge. Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. Le bonhomme, donc, prit son chapeau, ses gants, et dit "je vais muser sur la place pour rencontrer nos Cruchot". - Eugénie, ton pÚre a décidément quelque chose. En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse et leur assuraient cette constante réussite de laquelle s'émerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l'avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s'appuie que sur deux sentiments l'amour-propre et l'intérÃÂȘt; mais l'intérÃÂȘt étant en quelque sorte l'amour-propre solide et bien entendu, l'attestation continue d'une supériorité réelle, l'amour-propre et l'intérÃÂȘt sont deux parties d'un mÃÂȘme tout, l'égoïsme. De là vient peut-ÃÂȘtre la prodigieuse curiosité qu'excitent les avares habilement mis en scÚne. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s'attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous. OÃÂč est l'homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent? Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l'expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner légalement leurs écus. Imposer autrui, n'est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpétuellement le droit de mépriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dévorer? Oh! qui a bien compris l'agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblÚme de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées? Cet agneau, l'avare le laisse s'engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pùture des avares se compose d'argent et de dédain. Pendant la nuit, les idées du bonhomme avaient pris un autre cours de là , sa clémence. Il avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens, pour les tordre, les rouler, les pétrir, les faire aller, venir, suer, espérer, pùlir; pour s'amuser d'eux, lui, ancien tonnelier, au fond de sa salle grise, en montant l'escalier vermoulude sa maison de Saumur. Son neveu l'avaitoccupé. Il voulait sauver l'honneur de son frÚre mort, sans qu'il en coûtùt un sou ni à son neveu nià lui. Ses fonds allaient ÃÂȘtre placés pour trois ans, il n'avait plus qu'à gérer ses biens; il fallait donc un aliment à son activité malicieuse, etil l'avait trouvé dans la faillite de son frÚre. Ne se sentant rien entre les pattes à pressurer, il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles, et se montrer excellent frÚreà bon marché. L'honneur, de la famille entrait pour si peu de chose dans son projet, que sa bonne volonté doit ÃÂȘtre comparée au besoin qu'éprouvent les joueurs de voir bien jouer une partie dans laquelle ils n'ont pas d'enjeu. Et les Cruchot lui étaient nécessaires, et il ne voulait pas les aller chercher, et il avait décidé de les faire arriver chez lui, et d'y commencer cesoir mÃÂȘme la comédie dont le plan venait d'ÃÂȘtre conçu, afin d'ÃÂȘtre le lendemain, sans qu'il lui en coûtùt un denier, l'objet de l'admiration de sa ville. Promesses d'avare, serments d'amour En l'absence de son pÚre, Eugénie eut le bonheur de pouvoir s'occuper ouvertement de son bien-aimé cousin, d'épancher sur lui sans crainte les trésors de sa pitié, l'une des sublimes supériorités de la femme, la seule qu'elle veuille faire sentir, la seule qu'elle pardonne à l'homme de lui laisser prendre sur lui. Trois ou quatre fois, Eugénie alla écouter la respiration de son cousin; savoir s'il dormait, s'il se réveillait; puis, quand il se leva, la crÚme, le café, les oeufs, les fruits, les assiettes, le verre, tout ce qui faisait partie du déjeuner, fut pour elle l'objet de quelque soin. Elle grimpa lestement dans le vieil escalier pour écouter le bruit que faisait son cousin. S'habillait-il? pleurait-il encore? Elle vint jusqu'à la porte. - Mon cousin? - Ma cousine. - Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre? - OÃÂč vous voudrez. - Comment vous trouvez-vous? - Ma chÚre cousine, j'ai honte d'avoir faim. Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman. - Eh bien! nous vous apporterons à déjeuner dans votre chambre, afin de ne pas contrarier mon pÚre. Elle descendit dans la cuisine avec la légÚreté d'un oiseau. - Nanon, va donc faire sa chambre. Cet escalier si souvent monté, descendu, oÃÂč retentissait le moindre bruit, semblait à Eugénie avoir perdu son caractÚre de vétusté; elle le voyait lumineux, il parlait, il était jeune comme elle, jeune comme son amour auquel il servait. Enfin sa mÚre, sa bonne et indulgente mÚre, voulut bien se prÃÂȘter aux fantaisies de son amour, et lorsque la chambre de Charles fut faite, elles allÚrent toutes deux tenir compagnie au malheureux la charité chrétienne n'ordonnait-elle pas de le consoler? Ces deux femmes puisÚrent dans la religion bon nombre de petits sophismes pour se justifier leurs déportements. Charles Grandet se vit donc l'objet des soins les plus affectueux et les plus tendres. Son coeur endolori sentit vivement la douceur de cette amitié veloutée, de cette exquise sympathie, que ces deux ùmes toujours contraintes surent déployer en se trouvant libres un moment dans la région des souffrances, leur sphÚre naturelle. Autorisée par la parenté, Eugénie se mit à ranger le linge, les objets de toilette que son cousin avait apportés, et put s'émerveiller à son aise de chaque luxueuse babiole, des colifichets d'argent, d'or travaillé qui lui tombaient sous la main, et qu'elle tenait longtemps sous prétexte de les examiner. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l'intérÃÂȘt généreux que lui portaient sa tante et sa cousine, il connaissait assez la société de Paris pour savoir que dans sa position il n'y eût trouvé que des coeurs indifférents ou froids, Eugénie lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté spéciale, et il admira dÚs lors l'innocence de ces moeurs dont il se moquait la veille. Aussi, quand Eugénie prit des mains de Nanon le bol de faïence plein de café à la crÚme pour le servir à son cousin avec toute l'ingénuité du sentiment, en lui jetant un bon regard, les yeux du Parisien se mouillÚrent-ils de larmes, il lui prit la main et la baisa. - Hé bien! qu'avez-vous encore? demanda-t-elle. - Oh! c'est des larmes de reconnaissance, répondit-il. Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux. - Nanon, tenez, emportez, dit-elle. Quand elle regarda son cousin, elle était bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le coeur; mais leurs yeux exprimÚrent un mÃÂȘme sentiment, comme leurs ùmes se fondirent dans une mÃÂȘme pensée l'avenir était à eux. Cette douce émotion fut d'autant plus délicieuse pour Charles au milieu de son immense chagrin, qu'elle était moins attendue. Un coup de marteau rappela les deux femmes à leurs places. Par bonheur, elles purent redescendre assez rapidement l'escalier pour se trouver à l'ouvrage quand Grandet entra; s'il les eût rencontrées sous la voûte, il n'en aurait pas fallu davantage pour exciter ses soupçons. AprÚs le déjeuner, que le bonhomme fit sur le pouce, le garde, auquel l'indemnité promise n'avait pas encore été donnée, arriva de Froidfond, d'oÃÂč il apportait un liÚvre, des perdreaux tués dans le parc, des anguilles et deux brochets dus par les meuniers. - Eh! eh! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carÃÂȘme. Est-ce bon à manger, ça? - Oui, mon cher généreux monsieur, c'est tué depuis deux jours. - Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. Prends-moi cela, ce sera pour le dÃner; je régale deux Cruchot. Nanon ouvrit des yeux bÃÂȘtes et regarda tout le monde. - Eh bien! dit-elle, oÃÂč que je trouverai du lard et des épices? - Ma femme, dit Grandet, donne six francs à Nanon, et fais-moi souvenir d'aller à la cave chercher du bon vin. - Eh bien donc, monsieur Grandet, reprit le garde qui avait préparé sa harangue afin de faire décider la question de ses appointements, monsieur Grandet... - Ta, ta, ta, ta, dit Grandet, je sais ce que tu veux dire, tu es un bon diable, nous verrons cela demain, je suis trop pressé aujourd'hui. - Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet. Il décampa. La pauvre femme fut trop heureuse d'acheter la paix pour onze francs. Elle savait que Grandet se taisait pendant quinze jours, aprÚs avoir ainsi repris, piÚce à piÚce, l'argent qu'il lui avait donné. - Tiens, Cornoiller, dit-elle en lui glissant dix francs dans la main, quelque jour nous reconnaÃtrons tes services. Cornoiller n'eut rien à dire. Il partit. - Madame, dit Nanon, qui avait mis sa coiffe noire et pris son panier, je n'ai besoin que de trois francs, gardez le reste. Allez, ça ira tout de mÃÂȘme. - Fais un bon dÃner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie. - Décidément il se passe ici quelque chose d'extraordinaire, dit madame Grandet. Voici la troisiÚme fois que, depuis notre mariage, ton pÚre donne à dÃner. Vers quatre heures, au moment oÃÂč Eugénie et sa mÚre avaient fini de mettre un couvert pour six personnes, et oÃÂč le maÃtre du logis avait monté quelques bouteilles de ces vins exquis que conservent les provinciaux avec amour, Charles vint dans la salle. Le jeune homme était pùle. Ses gestes, sa contenance, ses regards et le son de sa voix eurent une tristesse pleine de grùce. Il ne jouait pas la douleur, il souffrait véritablement, et le voile étendu sur ses traits par la peine lui donnait cet air intéressant qui plaÃt tant aux femmes. Eugénie l'en aima bien davantage. Peut-ÃÂȘtre aussi le malheur l'avait-il rapproché d'elle. Charles n'était plus ce riche et beau jeune homme placé dans une sphÚre inabordable pour elle; mais un parent plongé dans une effroyable misÚre. La misÚre enfante l'égalité. La femme a cela de commun avec l'ange que les ÃÂȘtres souffrants lui appartiennent. Charles et Eugénie s'entendirent et se parlÚrent des yeux seulement; car le pauvre dandy déchu, l'orphelin se mit dans un coin, s'y tint muet, calme et fier; mais, de moment en moment, le regard doux et caressant de sa cousine venait luire sur lui, le contraignait à quitter ses tristes pensées, à s'élancer avec elle dans les champs de l'Espérance et de l'Avenir oÃÂč elle aimait à s'engager avec lui. En ce moment, la ville de Saumur était plus émue du dÃner offert par Grandet aux Cruchot qu'elle ne l'avait été la veille par la vente de sa récolte qui constituait un crime de haute trahison envers le vignoble. Si le politique vigneron eût donné son dÃner dans la mÃÂȘme pensée qui coûta la queue au chien d'Alcibiade, il aurait été peut-ÃÂȘtre un grand homme; mais trop supérieur à une ville de laquelle il se jouait sans cesse, il ne faisait aucun cas de Saumur. Les des Grassins apprirent bientÎt la mort violente et la faillite probable du pÚre de Charles, ils résolurent d'aller dÚs le soir mÃÂȘme chez leur client, afin de prendre part à son malheur et lui donner des signes d'amitié, tout en s'informant des motifs qui pouvaient l'avoir déterminé à inviter, en semblable occurrence, les Cruchot à dÃner. A cinq heures précises, le président C. de Bonfons et son oncle le notaire arrivÚrent endimanchés jusqu'aux dents. Les convives se mirent à table et commencÚrent par manger notablement bien. Grandet était grave, Charles silencieux, Eugénie muette, madame Grandet ne parla pas plus que de coutume, en sorte que ce dÃner fut un véritable repas de condoléance. Quand on se leva de table, Charles dit à sa tante et à son oncle "Permettez-moi de me retirer. Je suis obligé de m'occuper d'une longue et triste correspondance". - Faites, mon neveu. Lorsque, aprÚs son départ, le bonhomme put présumer que Charles ne pouvait rien entendre, et devait ÃÂȘtre plongé dans ses écritures, il regarda sournoisement sa femme. - Madame Grandet, ce que nous avons à dire serait du latin pour vous; il est sept heures et demie, vous devriez aller vous serrer dans votre portefeuille. Bonne nuit, ma fille. Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. Là commença la scÚne oÃÂč le pÚre Grandet, plus qu'en aucun autre moment de sa vie, employa l'adresse qu'il avait acquise dans le commerce des hommes, et qui lui valait souvent, de la part de ceux dont il mordait un peu trop rudement la peau, le surnom de vieux chien. Si le maire de Saumur eût porté son ambition plus haut, si d'heureuses circonstances, en le faisant arriver vers les sphÚres supérieures de la société, l'eussent envoyé dans les congrÚs oÃÂč se traitaient les affaires des nations, et qu'il s'y fût servi du génie dont l'avait doté son intérÃÂȘt personnel, nul doute qu'il n'y eût été glorieusement utile à la France. Néanmoins, peut-ÃÂȘtre aussi serait-il également probable que, sorti de Saumur, le bonhomme n'aurait fait qu'une pauvre figure. Peut-ÃÂȘtre en est-il des esprits comme de certains animaux, qui n'engendrent plus transplantés hors des climats oÃÂč ils naissent. - Mon... on... on... on ... sieur le pré... pré... pré... président, vouoouous di ... di... di... disiiieeez que la faaaaiiillite... Le bredouillement affecté depuis si longtemps par le bonhomme et qui passait pour naturel, aussi bien que la surdité dont il se plaignait par les temps de pluie, devint, en cette conjoncture, si fatigant pour les deux Cruchot, qu'en écoutant le vigneron ils grimaçaient à leur insu, en faisant des efforts comme s'ils voulaient achever les mots dans lesquels il s'empÃÂȘtrait à plaisir. Ici, peut-ÃÂȘtre, devient-il nécessaire de donner l'histoire du bégayement et de la surdité de Grandet. Personne, dans l'Anjou, n'entendait mieux et ne pouvait prononcer plus nettement le français angevin que le rusé vigneron. Jadis, malgré toute sa finesse, il avait été dupé par un Israélite qui, dans la discussion, appliquait sa main à son oreille en guise de cornet, sous prétexte de mieux entendre, et baragouinait si bien en cherchant ses mots, que Grandet, victime de son humanité, se crut obligé de suggérer à ce malin Juif les mots et les idées que paraissait chercher le juif, d'achever lui-mÃÂȘme les raisonnements dudit Juif, de parler comme devait parler le damné Juif, d'ÃÂȘtre enfin le Juif et non Grandet. Le tonnelier sortit de ce combat bizarre, ayant conclu le seul marché dont il ait eu à se plaindre pendant le cours de sa vie commerciale. Mais s'il y perdit pécuniairement parlant, il y gagna moralement une bonne leçon, et, plus tard, il en recueillit les fruits. Aussi le bonhomme finit-il par bénir le juif qui lui avait appris l'art d'impatienter son adversaire commercial; et, en l'occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Or, aucune affaire n'exigea, plus que celle dont il s'agissait, l'emploi de la surdité, du bredouillement, et des ambages incompréhensibles dans lesquels Grandet enveloppait ses idées. D'abord, il ne voulait pas endosser la responsabilité de ses idées; puis, il voulait rester maÃtre de sa parole, et laisser en doute ses véritables intentions. - Monsieur de Bon... Bon... Bonfons... Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. Le président put se croire choisi pour gendre par l'artificieux bonhomme. - Vooouous di... di... di... disiez donc que les faiiiillites peu... peu... peu... peuvent, dandans ce...ertains cas, ÃÂȘtre empÃÂȘ... pÃÂȘ... pÃÂȘ... chées pa... par... - Par les tribunaux de commerce eux-mÃÂȘmes. Cela se voit tous les jours, dit monsieur C. de Bonfons, enfourchant l'idée du pÚre Grandet ou croyant la deviner et voulant affectueusement la lui expliquer. Ecoutez? - J'écoucoute, répondit humblement le bonhomme en prenant la malicieuse contenance d'un enfant qui rit intérieurement de son professeur tout en paraissant lui prÃÂȘter la plus grande attention. - Quand un homme considérable et considéré, comme l'était, par exemple, défunt monsieur votre frÚre à Paris... - Mon... on frÚre, oui. - Est menacé d'une déconfiture. - Çaaaa s'aappelle dé... dé... déconfiture? - Oui. Que sa faillite devient imminente, le tribunal de commerce, dont il est justiciable suivez bien, a la faculté, par un jugement, de nommer, à sa maison de commerce, des liquidateurs. Liquider n'est pas faire faillite, comprenez-vous? En faisant faillite, un homme est déshonoré; mais en liquidant, il reste honnÃÂȘte homme. - C'est bien di... di... di... différent, si çaùùù ne coû... ou... ou... ou... oûte pas... pas... pas plus cher, dit Grandet. - Mais une liquidation peut encore se faire, mÃÂȘme sans le secours du tribunal de commerce. Car, dit le président en humant sa prise de tabac, comment se déclare une faillite? - Oui, je n'y ai jamais pen... pen... pen... pensé, répondit Grandet. - PremiÚrement, reprit le magistrat, par le dépÎt du bilan au greffe du tribunal, que fait le négociant lui-mÃÂȘme ou son fondé de pouvoirs, dûment enregistré. DeuxiÚmement, à la requÃÂȘte des créanciers. Or, si le négociant ne dépose pas de bilan, si aucun créancier ne requiert du tribunal un jugement qui déclare le susdit négociant en faillite, qu'arriverait-il? - Oui... i... i..., voy... voy... ons. - Alors la famille du décédé, ses représentants, son hoirie; ou le négociant, s'il n'est pas mort; ou ses amis, s'il est caché, liquident. Peut-ÃÂȘtre voulez-vous liquider les affaires de votre frÚre? demanda le président. - Ah! Grandet, s'écria le notaire, ce serait bien. Il y a de l'honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c'est votre nom, vous seriez un homme... - Sublime, dit le président en interrompant son oncle. - Ceertainement, répliqua le vieux vigneron, mon, mon fffr, fre, frÚre se no, no, no noommait Grandet tou... out comme moi. Cé, cé, c'es, c'est sûr et certain. Je, je, je ne, ne dis pa, pas non. Et, et, et, cette li, li, li liquidation pou, pou, pourrait dans tooous llles cas, ÃÂȘtre sooous tous llles ra, ra, rapports trÚs avanvantatageuse aux in, in, in, intérÃÂȘts de mon ne, ne, neveu, que j'ai, j'ai, j'aime. Mais faut voir. Je ne co, co, co, connais pas llles malinsde Paris. Je... suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous! Mes prooovins! mes fooossés, et en, enfin, j'ai mes aaaffaires. Je n'ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu'est-ce qu'un billet? J'en, j'en, j'en ai beau, beaucoup reçu, je n'en ai jamais si, si, signé. Ça, aaa se ssse touche, çà s'essscooompte. Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. J'ai en, en, en, entendu di, di, dire qu'onooon pou, ou, ouvait rachechecheter les bi, bi, bi... - Oui, dit le président. L'on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Comprenez-vous? Grandet se fit un cornet de sa main, l'appliqua sur son oreille, et le président lui répéta sa phrase. - Mais, répondit le vigneron, il y a ddddonc à boire et à manger dan, dans tout cela. Je, je, je ne sais rien, à mon ùùùge, de toooutes ce, ce, ces choooses-là . Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve veiller au grain. Le grain s'aama, masse, et c'e, c'e, c'est aaavec le grain qu'on pai, paie. Aavant tout, faut ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. J'ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. Je ne puis pas a, a, abandonner ma, ma, ma maison pooour des em, em, embrrrrououillllami gentesde, de, de tooous les di, diaùblles, oÃÂč je ne cooompre, prends rien. Voous dites que, que je devrais, pour li, li, li, liquider, pour arrÃÂȘter la déclaration de faillite, ÃÂȘtre à Paris. On ne peut pas se trooou, ouver à la fois en, en, en deux endroits, à moins d'ÃÂȘtre pe, pe, pe, petit oiseau ... Et... - Et je vous entends, s'écria le notaire. Eh bien! mon vieil ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dévouement pour vous. - Allons donc, pensait en lui-mÃÂȘme le vigneron, décidez-vous donc! - Et si quelqu'un partait pour Paris, y cherchait le plus fort créancier de votre frÚre Guillaume, lui disait... - Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. Quoi? Quelque, que cho, chooo, chose co, co, comme ça "Monsieur Grandet de Saumur pa, pa, par ci, monsieur Grandet, det, det de Saumur par là . Il aime son frÚre, il aime son ne, ne, neveu. Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de trÚs bonnes intentions. Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. Ne déclarez pas la fa, fa, fù, fù, faillite, aaassemblez-vous, no, no, nommez des li, li, liquidateurs. Aaalors Grandet ve, éé, erra. Voous au, au, aurez ez bien davantage en liquidant qu'en lai, lai, laissant les gens de justice y mettre le né, né, nez..." Hein! pas vrai? - Juste! dit le président. - Parce que, voyez-vous, monsieur de Bon, Bon, Bon, fons, faut voir avant de se dé, décider. Qui ne, ne, ne peut, ne, ne peut. En toute af, af, affaire ooonéné reuse, poour ne pas se ru, ru, rui, ruiner, il faut connaÃtre les ressources et les charges, Hein! pas vrai? - Certainement, dit le président. Je suis d'avis, moi, qu'en quelques mois de temps, l'on pourra racheter les créances pour une somme de, et payer intégralement par arrangement. Ha! ha! l'on mÚne les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard. Quand il n'y a pas eu de déclaration de faillite et que vous tenez les titres de créances, vous devenez blanc comme neige. - Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne comprends pas la né, né, neige. - Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors. - J'é, j'é, j'écoute. - Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l'usure. Ce publiciste a prouvé que le préjugé qui frappait de réprobation les usuriers était une sottise. - Ouais! fit le bonhomme. - Attendu qu'en principe, selon Bentham, l'argent est une marchandise, et que ce qui représente l'argent devient également marchandise, reprit le président; attendu qu'il est notoire que, soumise aux variations habituelles qui régissent les choses commerciales, la marchandise-billet, portant telle ou telle signature, comme tel ou tel article, abonde ou manque sur la place, qu'elle est chÚre ou tombe à rien, le tribunal ordonne... tiens! que je suis bÃÂȘte, pardon, je suis d'avis que vous pourrez racheter votre frÚre pour vingt-cinq du cent. - Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben... - Bentham, un Anglais. - Ce Jérémie-là nous fera éviter bien des lamentations dans les affaires, dit le notaire en riant. - Ces Anglais ont qué, qué, quelque fois du bon, on sens, dit Grandet. Ainsi, se, se, se, selon Ben, Ben, Ben, Bentham, si les effets de mon frÚre... va, va, va, va, valent... ne valent pas. Si. Je, je, je dis bien, n'est-ce pas? Cela me paraÃt clair... Les créanciers seraient... Non, ne seraient pas. Je m'een, entends. - Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. En Droit, si vous possédez les titres de toutes les créances dues par la maison Grandet, votre frÚre ou ses hoirs ne doivent rien à personne. Bien. - Bien, répéta le bonhomme. - En équité, si les effets de votre frÚre se négocient négocient, entendez-vous bien ce terme? sur la place à tant pour cent de perte; si l'un de vos amis a passé par là ; s'il les a rachetés, les créanciers n'ayant été contraints par aucune violence à les donner, la succession de feu Grandet de Paris se trouve loyalement quitte. - C'est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. Cela pooooosé... Mais, néanmoins, vous compre, ne, ne, ne, nez, que c'est di, di, di, difficile. Je, je, je n'ai pas d'aaargent, ni, ni, ni le temps, ni le temps, ni... - Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. Hé bien! je vous offre d'aller à Paris vous me tiendriez compte du voyage, c'est une misÚre. J'y vois les créanciers, je leur parle, j'atermoie, et tout s'arrange avec un supplément de payement que vous ajoutez aux valeurs de la liquidation, afin de rentrer dans les titres de créances. - Mais nooouous verrons cela, je ne, ne, ne peux pas, je, je, je ne veux pas m'en, en, en, engager sans, sans que... Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. Vooous comprenez? - Cela est juste. - J'ai la tÃÂȘte ca, ca, cassée de ce que, que vooous, vous m'a, a, a, avez dé, dé, décliqué là . Voilà , la, la, la premiÚre fois de ma vie que je, je suis fooorcé de son, songer à de... - Oui, vous n'ÃÂȘtes pas jurisconsulte. - Je, je suis un pau, pau, pauvre vigneron, et ne sais rien de ce que vou, vous venez de dire; il fau fau, faut que j'é, j'é, j'étudie çççù. - Hé bien! reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion. - Mon neveu?... fit le notaire d'un ton de reproche en l'interrompant. - Hé bien, mon oncle, répondit le président. - Laisse donc monsieur Grandet t'expliquer ses intentions. Il s'agit en ce moment d'un mandat important. Notre cher ami doit le définir congrûm... Un coup de marteau qui annonça l'arrivée de la famille des Grassins, leur entrée et leurs salutations empÃÂȘchÚrent Cruchot d'achever sa phrase. Le notaire fut content de cette interruption; déjà Grandet le regardait de travers, et sa loupe indiquait un orage intérieur. Mais d'abord le prudent notaire ne trouvait pas convenable à un président de tribunal de premiÚre instance d'aller à Paris pour y faire capituler des créanciers et y prÃÂȘter les mains à un tripotage qui, froissait les lois de la stricte probité; puis, n'ayant pas encore entendu le pÚre Grandet exprimant la moindre velléité de payer quoi que ce fût, il tremblait instinctivement de voir son neveu engagé dans cette affaire. Il profita donc du moment oÃÂč les des Grassins entraient pour prendre le président par le bras et l'attirer dans l'embrasure de la fenÃÂȘtre. - Tu t'es bien suffisamment montré, mon neveu; mais assez de dévouement comme ça. L'envie d'avoir la fille t'aveugle. Diable! il n'y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manoeuvre. Est-ce bien ton rÎle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille... Il n'acheva pas; il entendait monsieur des Grassins disant au vieux tonnelier en lui tendant la main "Grandet, nous avons appris l'affreux malheur arrivé dans votre famille, le désastre de la maison Guillaume Grandet et la mort de votre frÚre; nous venons vous exprimer toute la part que nous prenons à ce triste événement". - Il n'y a d'autre malheur, dit le notaire en interrompant le banquier, que la mort de monsieur Grandet junior. Encore ne se serait-il pas tué s'il avait eu l'idée d'appeler son frÚre à son secours. Notre vieil ami, qui a de l'honneur jusqu'au bout des ongles, compte liquider les dettes de la maison Grandet de Paris. Mon neveu le président, pour lui éviter les tracas d'une affaire toute judiciaire, lui offre de partir sur-le-champ pour Paris, afin de transiger avec les créanciers et les satisfaire convenablement. Ces paroles, confirmées par l'attitude du vigneron, qui se caressait le menton, surprirent étrangement les trois des Grassins, qui pendant le chemin avaient médit tout à loisir de l'avarice de Grandet en l'accusant presque d'un fratricide. - Ah! je le savais bien, s'écria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins? Grandet a de l'honneur jusqu'au bout des cheveux, et ne souffrira pas que son nom reçoive la plus légÚre atteinte! L'argent sans l'honneur est une maladie. Il y a de l'honneur dans nos provinces! Cela est bien, trÚs bien, Grandet. Je suis un vieux militaire, je ne sais pas déguiser ma pensée; je la dis rudement cela est, mille tonnerres! sublime. - Aaalors llle su... su... sub... sublime est bi... bi... bien cher, répondit le bonhomme pendant que le banquier lui secouait chaleureusement la main. - Mais ceci, mon brave Grandet, n'en déplaise à monsieur le président, reprit des Grassins, est une affaire purement commerciale, et veut un négociant consommé. Ne faut-il pas se connaÃtre aux comptes de retour, débours, calculs d'intérÃÂȘts? Je dois aller à Paris pour mes affaires, et je pourrais alors me charger de... - Nous verrions donc à tù... tù... tùcher de nous aaaarranger tou... tous deux dans les po ... po... po... possibilités relatives et sans m'en... m'en... m'engager à quelque chose que je... je... je... ne vooou... oudrais pas faire, dit Grandet en bégayant. Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage. Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots. - Eh! dit madame des Grassins, mais c'est un plaisir que d'ÃÂȘtre à Paris. Je payerais volontiers pour y aller, moi. Et elle fit un signe à son mari comme pour l'encourager à souffler cette commission à leurs adversaires coûte que coûte; puis elle regarda fort ironiquement les deux Cruchot, qui prirent une mine piteuse. Grandet saisit alors le banquier par un des boutons de son habit et l'attira dans un coin. - J'aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. Je veux me mettre dans la rente; j'ai quelques milliers de francs de rente à faire acheter, et je ne veux placer qu'à quatre-vingts francs. Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. Vous vous connaissez à ça, pas vrai? - Pardieu! Eh bien! j'aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous? - Pas grand'chose pour commencer. Motus! Je veux jouer ce jeu-là sans qu'on en sache rien. Vous me concluriez un marché pour la fin du mois; mais n'en dites rien aux Cruchot, ça les taquinerait. Puisque vous allez à Paris, nous y verrons en mÃÂȘme temps, pour mon pauvre neveu, de quelle couleur sont les atouts. - Voilà qui est entendu. Je partirai demain en poste, dit à haute voix des Grassins, et je viendrai prendre vos derniÚres instructions à ... à quelle heure? - A cinq heures, avant le dÃner, dit le vigneron en se frottant les mains. Les deux partis restÚrent encore quelques instants en présence. Des Grassins dit aprÚs une pause en frappant sur l'épaule de Grandet "Il fait bon avoir de bons parents comme ça..." - Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa... parent. J'aimais mon frÚre, et je le prouverai bien si si ça ne ne coûte pas... - Nous allons vous quitter, Grandet, lui dit le banquier en l'interrompant heureusement avant qu'il achevùt sa phrase. Si j'avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires. - Bien, bien. Moi-mÃÂȘme, raa... apport à ce que vou-vous savez, je je vais me rereretirer dans ma cham... ambre des dédélibérations, comme dit le président Cruchot. - Peste! je ne suis plus monsieur de Bonfons, pensa tristement le magistrat dont la figure prit l'expression de celle d'un juge ennuyé par une plaidoirie. Les chefs des deux familles rivales s'en allÚrent ensemble. Ni les uns ni les autres ne songeaient plus à la trahison dont s'était rendu coupable Grandet le matin envers le pays vignoble, et se sondÚrent mutuellement, mais en vain, pour connaÃtre ce qu'ils pensaient sur les intentions réelles du bonhomme en cette nouvelle affaire. - Venez-vous chez madame d'Orsonval avec nous? dit des Grassins au notaire. - Nous irons plus tard, répondit le président. Si mon oncle le permet, j'ai promis à mademoiselle de Gribeaucourt de lui dire un petit bonsoir, et nous nous y rendrons d'abord. - Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. Et, quand les des Grassins furent à quelques pas des deux Cruchot, Adolphe dit à son pÚre "Ils fument joliment, hein?" - Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mÚre, ilspeuvent encore nous entendre. D'ailleurs, ce que tu dis n'est pas de bon goût et sent l'Ecole de Droit. - Eh bien! mon oncle, s'écria le magistrat quand il vit les des Grassins éloignés, j'ai commencé par ÃÂȘtre le président de Bonfons, et j'ai fini par ÃÂȘtre tout simplement un Cruchot. - J'ai bien vu que ça te contrariait; mais le vent était aux des Grassins. Es-tu bÃÂȘte, avec tout ton esprit?...Laisse-les s'embarquer sur un nous verronsdu pÚre Grandet, et tiens-toi tranquille, mon petit Eugénie n'en sera pas moins ta femme. En quelques instants la nouvelle de la magnanime résolution de Grandet se répandit dans trois maisons à la fois, et il ne fut plus question dans toute la ville que de ce dévouement fraternel. Chacun pardonnait à Grandet sa vente faite au mépris de la foi jurée entre les propriétaires, en admirant son honneur, en vantant une générosité dont on ne le croyait pas capable. Il est dans le caractÚre français de s'enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bùtons flottants de l'actualité. Les ÃÂȘtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire? Quand le pÚre Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon. - Ne lùche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. A onze heures, Cornoiller doit se trouver à ma porte avec le berlingot de Froidfond. Ecoute-le venir afin de l'empÃÂȘcher de cogner, et dis-lui d'entrer tout bellement. Les lois de police défendent le tapage nocturne. D'ailleurs le quartier n'a pas besoin de savoir que je vais me mettre en route. Ayant dit, Grandet remonta dans son laboratoire, oÃÂč Nanon l'entendit remuant, fouillant, allant, venant, mais avec précaution. Il ne voulait évidemment réveiller ni sa femme, ni sa fille, et surtout ne point exciter l'attention de son neveu, qu'il avait commencé par maudire en apercevant de la lumiÚre dans sa chambre. Au milieu de la nuit, Eugénie, préoccupée de son cousin, crut avoir entendu la plainte d'un mourant, et pour elle ce mourant était Charles elle l'avait quitté si pùle, si désespéré! peut-ÃÂȘtre s'était-il tué. Soudain elle s'enveloppa d'une coiffe, espÚce de pelisse à capuchon, et voulut sortir. D'abord une vive lumiÚre qui passait par les fentes de sa porte lui donna peur du feu; puis elle se rassura bientÎt en entendant les pas pesants de Nanon et sa voix mÃÂȘlée au hennissement de plusieurs chevaux. - Mon pÚre enlÚverait-il mon cousin?, se dit-elle en entr'ouvrant sa porte avec assez de précaution pour l'empÃÂȘcher de crier, mais de maniÚre à voir ce qui se passait dans le corridor. Tout à coup son oeil rencontra celui de son pÚre, dont le regard, quelque vague et insouciant qu'il fût, la glaça de terreur. Le bonhomme et Nanon étaient accouplés par un gros gourdin dont chaque bout reposait sur leur épaule droite et soutenait un cùble auquel était attaché un barillet semblable à ceux que le pÚre Grandet s'amusait à faire dans son fournil à ses moments perdus. - Sainte Vierge! monsieur, ça pÚse-t-il dit à voix basse la Nanon. - Quel malheur que ce ne soit que des gros sous! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier. Cette scÚne était éclairée par une seule chandelle placée entre deux barreaux de la rampe. - Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets? - Non, monsieur. Pardé! quoi qu'il y a donc à craindre pour vos gros sous?... - Oh! rien, dit le pÚre Grandet. - D'ailleurs nous irons vite, reprit le garde, vos fermiers ont choisi pour vous leurs meilleurs chevaux. - Bien, bien. Tu ne leur as pas dit oÃÂč j'allais? - Je ne le savais point. - Bien. La voiture est solide? - Ça, notre maÃtre? Ha ben, ça porterait trois mille. Qu'est-ce que ça pÚse donc vos méchants barils? - Tiens, dit Nanon! je le savons bien! Y a ben prÚs de dix-huit cents. - Veux-tu te taire. Nanon! Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. Je serai revenu pour dÃner. Va bon train, Cornoiller, faut ÃÂȘtre à Angers avant neuf heures. La voiture partit. Nanon verrouilla la grande porte, lùcha le chien, se coucha l'épaule meurtrie, et personne dans le quartier ne soupçonna ni le départ de Grandet ni l'objet de son voyage. La discrétion du bonhomme était complÚte. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d'or. AprÚs avoir appris dans la matinée par les causeries du port que l'or avait doublé de prix par suite de nombreux armements entrepris à Nantes, et que des spéculateurs étaient arrivés à Angers pour en acheter, le vieux vigneron, par un simple emprunt de chevaux fait à ses fermiers, se mit en mesure d'aller y vendre le sien et d'en rapporter en valeurs du receveur-général sur le trésor la somme nécessaire à l'achat de ses rentes aprÚs l'avoir grossie de l'agio. - Mon pÚre s'en va, dit Eugénie qui du haut de l'escalier avait tout entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déjà plus dans Saumur endormi. En ce moment, Eugénie entendit en son coeur, avant de l'écouter par l'oreille, une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin. Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d'un sabre, passait par la fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. - Il souffre, dit-elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. La porte était entr'ouverte, elle la poussa. Charles dormait la tÃÂȘte penchée en dehors du vieux fauteuil, sa main avait laissé tomber la plume et touchait presque à terre. La respiration saccadée que nécessitait la posture du jeune homme effraya soudain Eugénie, qui entra promptement. - Il doit ÃÂȘtre bien fatigué, se dit-elle en regardant une dizaine de lettres cachetées, elle en lut les adresses A messieurs Farry, Breilman et Cie, carrossiers. - A monsieur Buisson, tailleur, etc. - Il a sans doute arrangé toutes ses affaires pour pouvoir bientÎt quitter la France, pensa-t-elle. Ses yeux tombÚrent sur deux lettres ouvertes. Ces mots qui en commençaient une "Ma chÚre Annette..." lui causÚrent un éblouissement. Son coeur palpita, ses pieds se clouÚrent sur le carreau. Sa chÚre Annette, il aime, il est aimé! Plus d'espoir! Que lui dit-il? Ces idées lui traversÚrent la tÃÂȘte et le coeur. Elle lisait ces mots partout, mÃÂȘme sur les carreaux en traits de flammes. - Déjà renoncer à lui! Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m'en aller. Si je la lisais, cependant? Elle regarda Charles, lui prit doucement la tÃÂȘte, la posa sur le dos du fauteuil, et il se laissa faire comme un enfant qui, mÃÂȘme en dormant, connaÃt encore sa mÚre et reçoit, sans s'éveiller, ses soins et ses baisers. Comme une mÚre, Eugénie releva la main pendante, et, comme une mÚre, elle baisa doucement les cheveux. "ChÚre Annette!" Un démon lui criait ces deux mots aux oreilles. - Je sais que je fais peut-ÃÂȘtre mal, mais je lirai la lettre, dit-elle. Eugénie détourna la tÃÂȘte, car sa noble probité gronda. Pour la premiÚre fois de sa vie, le bien et le mal étaient en présence dans son coeur. Jusque-là elle n'avait eu à rougir d'aucune action. La passion, la curiosité l'emportÚrent. A chaque phrase, son coeur se gonfla davantage et l'ardeur piquante qui anima sa vie pendant cette lecture lui rendit encore plus friands les plaisirs du premier amour. "Ma chÚre Annette, rien ne devait nous séparer, si ce n'est le malheur qui m'accable et qu'aucune prudence humaine n'aurait su prévoir. Mon pÚre s'est tué, sa fortune et la mienne sont entiÚrement perdues. Je suis orphelin à un ùge oÃÂč, par la nature de mon éducation, je puis passer pour un enfant; et je dois néanmoins me relever homme de l'abÃme oÃÂč je suis tombé. Je viens d'employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. Si je veux quitter la France en honnÃÂȘte homme, et ce n'est pas un doute, je n'ai pas cent francs à moi pour aller tenter le sort aux Indes ou en Amérique. Oui, ma pauvre Anna, j'irai chercher la fortune sous les climats les plus meurtriers. Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m'a-t-on dit. Quant à rester à Paris, je ne saurais. Ni mon ùme ni mon visage ne sont faits à supporter les affronts, la froideur, le dédain qui attendent l'homme ruiné, le fils du failli! Bon Dieu! devoir deux millions?... J'y serais tué en duel dans la premiÚre semaine. Aussi n'y retournerai-je point. Ton amour, le plus tendre et le plus dévoué qui jamais ait ennobli le coeur d'un homme, ne saurait m'y attirer. Hélas! ma bien-aimée, je n'ai point assez d'argent pour aller là oÃÂč tu es, donner, recevoir un dernier baiser, un baiser oÃÂč je puiserais la force nécessaire à mon entreprise." - Pauvre Charles, j'ai bien fait de lire! J'ai de l'or, je le lui donnerai, dit Eugénie. Elle reprit sa lecture aprÚs avoir essuyé ses pleurs. "Je n'avais point encore songé aux malheurs de la misÚre. Si j'ai les cent louis indispensables au passage, je n'aurai pas un sou pour me faire une pacotille. Mais non, je n'aurai ni cent louis ni un louis, je ne connaÃtrai ce qui me restera d'argent qu'aprÚs le rÚglement de mes dettes à Paris. Si je n'ai rien, j'irai tranquillement à Nantes, je m'y embarquerai simple matelot, et je commencerai là -bas comme ont commencé les hommes d'énergie qui, jeunes, n'avaient pas un sou, et sont revenus, riches, des Indes. Depuis ce matin, j'ai froidement envisagé mon avenir. Il est plus horrible pour moi que pour tout autre, moi, choyé par une mÚre qui m'adorait, chéri par le meilleur des pÚres, et qui, à mon début dans le monde, ai rencontré l'amour d'une Anna! Je n'ai connu que les fleurs de la vie ce bonheur ne pouvait pas durer . J'ai néanmoins, ma chÚre Annette, plus de courage qu'il n'était permis à un insouciant jeune homme d'en avoir, surtout à un jeune homme habitué aux cajoleries de la plus délicieuse femme de Paris, bercé dans les joies de la famille, à qui tout souriait au logis, et dont les désirs étaient des lois pour un pÚre... Oh! mon pÚre, Annette, il est mort... Eh bien, j'ai réfléchi à ma position, j'ai réfléchi à la tienne aussi. J'ai bien vieilli en vingt-quatre heures. ChÚre Anna, si, pour me garder prÚs de toi, dans Paris, tu sacrifiais toutes les jouissances de ton luxe, ta toilette, ta loge à l'Opéra, nous n'arriverions pas encore au chiffre des dépenses nécessaires à ma vie dissipée; puis je ne saurais accepter tant de sacrifices. Nous nous quittons donc aujourd'hui pour toujours." - Il la quitte, Sainte Vierge! Oh! bonheur!... Eugénie sauta de joie. Charles fit un mouvement, elle en eut froid de terreur; mais, heureusement pour elle, il ne s'éveilla pas. Elle reprit "Quand reviendrai-je? je ne sais. Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. Mettons-nous à dix ans d'ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-ÃÂȘtre davantage. Nous avons vu des exemples de ces jugements mondains et de ces ingratitudes de jeunes filles; sachons en profiter. Garde au fond de ton ùme comme je le garderai moi-mÃÂȘme le souvenir de ces quatre années de bonheur, et sois fidÚle, si tu peux, à ton pauvre ami. Je ne saurais toutefois l'exiger, parce que, vois-tu, ma chÚre Annette, je dois me conformer à ma position, voir bourgeoisement la vie, et la chiffrer au plus vrai. Donc je dois penser au mariage, qui devient une des nécessités de ma nouvelle existence; et je t'avouerai que j'ai trouvé ici, à Saumur, chez mon oncle, une cousine dont les maniÚres, la figure, l'esprit et le coeur te plairaient, et qui, en outre, me paraÃt avoir..." - Il devait ÃÂȘtre bien fatigué, pour avoir cessé de lui écrire, se dit Eugénie en voyant la lettre arrÃÂȘtée au milieu de cette phrase. Elle le justifiait! N'était-il pas impossible alors que cette innocente fille s'aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre? Aux jeunes filles religieusement élevées, ignorantes et pures, tout est amour dÚs qu'elles mettent les pieds dans les régions enchantées de l'amour. Elles y marchent entourées de la céleste lumiÚre que leur ùme projette, et qui rejaillit en rayons sur leur amant; elles le colorent des feux de leur propre sentiment et lui prÃÂȘtent leurs belles pensées. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien, ou de sa confiance dans le vrai. Pour Eugénie, ces mots "Ma chÚre Annette, ma bien-aimée", lui résonnaient au coeur comme le plus joli langage de l'amour, et lui caressaient l'ùme comme, dans son enfance, les notes divines du Venite adoremus , redites par l'orgue, lui caressÚrent l'oreille. D'ailleurs, les larmes qui baignaient encore les yeux de Charles lui accusaient toutes les noblesses de coeur par lesquelles une jeune fille doit ÃÂȘtre séduite. Pouvait-elle savoir que si Charles aimait tant son pÚre et le pleurait si véritablement, cette tendresse venait moins de la bonté de son coeur que des bontés paternelles? Monsieur et madame Guillaume Grandet, en satisfaisant toujours les fantaisies de leur fils, en lui donnant tous les plaisirs de la fortune, l'avaient empÃÂȘché de faire les horribles calculs dont sont plus ou moins coupables, à Paris, la plupart des enfants quand, en présence des jouissances parisiennes, ils forment des désirs et conçoivent des plans qu'ils voient avec chagrin incessamment ajournés et retardés par la vie de leurs parents. La prodigalité du pÚre alla donc jusqu'à semer dans le coeur de son fils un amour filial vrai, sans arriÚre-pensée. Néanmoins, Charles était un enfant de Paris, habitué par les moeurs de Paris, par Annette elle-mÃÂȘme, à tout calculer, déjà vieillard sous le masque du jeune homme. Il avait reçu l'épouvantable éducation de ce monde oÃÂč, dans une soirée, il se commet en pensées, en paroles, plus de crimes que la Justice n'en punit aux Cours d'assises, oÃÂč les bons mots assassinent les plus grandes idées, oÃÂč l'on ne passe pour fort qu'autant que l'on voit juste; et là , voir juste, c'est ne croire à rien, ni aux sentiments, ni aux hommes, ni mÃÂȘme aux événements on y fait de faux événements. Là , pour voir juste, il faut peser, chaque matin, la bourse d'un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de tout ce qui arrive; provisoirement, ne rien admirer, ni les oeuvres d'art, ni les nobles actions, et donner pour mobile à toute chose l'intérÃÂȘt personnel. AprÚs mille folies, la grande dame, la belle Annette, forçait Charles à penser gravement; elle lui parlait de sa position future, en lui passant dans les cheveux une main parfumée; en lui refaisant une boucle, elle lui faisait calculer la vie elle le féminisait et le matérialisait. Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût. - Vous ÃÂȘtes niais, Charles, lui disait-elle. J'aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. Vous avez été trÚs mal pour monsieur des Lupeaulx. Je sais bien que c'est un homme peu honorable; mais attendez qu'il soit sans pouvoir, alors vous le mépriserez à votre aise. Savez-vous ce que madame Campan nous disait? Mes enfants, tant qu'un homme est au MinistÚre, adorez-le; tombe-t-il, aidez à le traÃner à la voirie. Puissant, il est une espÚce de dieu; détruit, il est au-dessous de Marat dans son égout, parce qu'il vit et que Marat était mort. La vie est une suite de combinaisons, et il faut les étudier, les suivre, pour arriver à se maintenir toujours en bonne position. Charles était un homme trop à la mode, il avait été trop constamment heureux par ses parents, trop adulé par le monde pour avoir de grands sentiments. Le grain d'or que sa mÚre lui avait jeté au coeur s'était étendu dans la filiÚre parisienne, il l'avait employé en superficie et devait l'user par le frottement. Mais Charles n'avait encore que vingt et un ans. A cet ùge, la fraÃcheur de la vie semble inséparable de la candeur de l'ùme. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. Aussi le juge le plus dur, l'avoué le plus incrédule, l'usurier le moins facile hésitent-ils toujours à croire à la vieillesse du coeur, à la corruption des calculs, quand les yeux nagent encore dans un fluide pur, et qu'il n'y a point de rides sur le front. Charles n'avait jamais eu l'occasion d'appliquer les maximes de la morale parisienne, et jusqu'à ce jour il était beau d'inexpérience. Mais, à son insu, l'égoïsme lui avait été inoculé. Les germes de l'économie politique à l'usage du Parisien, latents en son coeur, ne devaient pas tarder à y fleurir, aussitÎt que de spectateur oisif il deviendrait acteur dans le drame de la vie réelle. Presque toutes les jeunes filles s'abandonnent aux douces promesses de ces dehors; mais Eugénie eût-elle été prudente et observatrice autant que le sont certaines filles en province, aurait-elle pu se défier de son cousin, quand, chez lui, les maniÚres, les paroles et les actions s'accordaient encore avec les inspirations du coeur? Un hasard, fatal pour elle, lui fit essuyer les derniÚres effusions de sensibilité vraie qui fût en ce jeune coeur, et entendre, pour ainsi dire, les derniers soupirs de la conscience. Elle laissa donc cette lettre pour elle pleine d'amour, et se mit complaisamment à contempler son cousin endormi les fraÃches illusions de la vie jouaient encore pour elle sur ce visage, elle se jura d'abord à elle-mÃÂȘme de l'aimer toujours. Puis elle jeta les yeux sur l'autre lettre sans attacher beaucoup d'importance à cette indiscrétion; et, si elle commença de la lire, ce fut pour acquérir de nouvelles preuves des nobles qualités que, semblable à toutes les femmes, elle prÃÂȘtait celui qu'elle choisissait. "Mon cher Alphonse , au moment oÃÂč tu liras cette lettre je n'aurai plus d'amis; mais je t'avoue qu'en doutant de ces gens du monde habitués à prodiguer ce mot , je n'ai pas douté de ton amitié. Je te charge donc d'arranger mes affaires, et compte sur toi, pour tirer un bon parti de tout ce que je possÚde. Tu dois maintenant connaÃtre ma position. Je n'ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Je viens d'écrire à toutes les personnes auxquelles je crois devoir quelque argent, et tu en trouveras ci-joint la liste aussi exacte qu'il m'est possible de la donner de mé bibliothÚque, mes meubles, mes voitures, mes chevaux, etc., suffiront, je crois, à payer mes dettes. Je ne veux me réserver que les babioles sans valeur qui seront susceptibles de me faire un commencement de pacotille. Mon cher Alphonse, je t'enverrai d'ici, pour cette vente, une procuration réguliÚre, en cas de contestations. Tu m'adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. Personne ne voudrait donner le prix de cette admirable bÃÂȘte, j'aime mieux te l'offrir, comme la bague d'usage que lÚgue un mourant à son exécuteur testamentaire. On m'a fait une trÚs comfortablevoiture de voyage chez les Farry, Breilman et Cie, mais ils ne l'ont pas livrée, obtiens d'eux qu'ils la gardent sans me demander d'indemnité; s'ils se refusaient à cet arrangement, évite tout ce qui pourrait entacher ma loyauté, dans les circonstances oÃÂč je me trouve. Je dois six louis à l'insulaire, perdus au jeu, ne manque pas de les lui..." - Cher cousin, dit Eugénie en laissant la lettre, et se sauvant à petits pas chez elle avec une des bougies allumées. Là ce ne fut pas sans une vive émotion de plaisir qu'elle ouvrit le tiroir d'un vieux meuble en chÃÂȘne, l'un des plus beaux ouvrages de l'époque nommée la Renaissance, et sur lequel se voyait encore, à demi effacée, la fameuse Salamandre royale. Elle y prit une grosse bourse en velours rouge à glands d'or, et bordée de cannetille usée, provenant de la succession de sa grand'mÚre. Puis elle pesa fort orgueilleusement cette bourse, et se plut à vérifier le compte oublié de son petit pécule. Elle sépara d'abord vingt portugaises encore neuves, frappées sous le rÚgne de Jean V, en 1725, valant réellement au change cinq lisbonines ou chacune cent soixante-huit francs soixante-quatre centimes, lui disait son pÚre, mais dont la valeur conventionnelle était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté desdites piÚces qui reluisaient comme des soleils. Item, cinq génovines ou piÚces de cent livres de GÃÂȘnes, autre monnaie rare et valant quatre-vingt-sept francs au change, mais cent francs pour les amateurs d'or. Elles lui venaient du vieux monsieur La BertelliÚre. Item, trois quadruples d'or espagnols de Philippe V, frappés en 1729, donnés par madame Gentillet, qui, en les lui offrant, lui disait toujours la mÃÂȘme phrase "Ce cher serin-là , ce petit jaunet, vaut quatre-vingt-dix-huit livres! Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor". Item, ce que son pÚre estimait le plus l'or de ces piÚces était à vingt-trois carats et une fraction, cent ducats de Hollande, fabriqués en l'an 1756, et valant prÚs de treize francs. Item, une grande curiosité!... des espÚces de médailles précieuses aux avares, trois roupies au signe de la Balance, et cinq roupies au signe de la Vierge toutes d'or pur à vingt-quatre carats, la magnifique monnaie du Grand-Mogol, et dont chacune valait trente-sept francs quarante centimes au poids; mais au moins cinquante francs pour les connaisseurs qui aiment à manier l'or. Item, le napoléon de quarante francs reçu l'avant-veille, et qu'elle avait négligemment mis dans sa bourse rouge. Ce trésor contenait des piÚces neuves et vierges, de véritables morceaux d'art desquels le pÚre Grandet s'informait parfois, et qu'il voulait revoir, afin de détailler à sa fille les vertus intrinsÚques, comme la beauté du cordon, la clarté du plat, la richesse des lettres dont les vives arÃÂȘtes n'étaient pas encore rayées. Mais elle ne pensait ni à ces raretés, ni à la manie de son pÚre, ni au danger qu'il y avait pour elle de se démunir d'un trésor si cher à son pÚre; non, elle songeait à son cousin, et parvint enfin à comprendre, aprÚs quelques fautes de calcul, qu'elle possédait environ cinq mille huit cents francs en valeurs réelles, qui, conventionnellement, pouvaient se vendre prÚs de deux mille écus. A la vue de ses richesses, elle se mit à applaudir en battant des mains, comme un enfant forcé de perdre son trop-plein de joie dans les naïfs mouvements du corps. Ainsi le pÚre et la fille avaient compté chacun leur fortune lui, pour aller vendre son or; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d'affection. Elle remit les piÚces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. La misÚre secrÚte de son cousin lui faisait oublier la nuit, les convenances; puis, elle était forte de sa conscience, de son dévouement, de son bonheur. Au moment oÃÂč elle se montra sur le seuil de la porte, en tenant d'une main la bougie, de l'autre sa bourse, Charles se réveilla, vit sa cousine et resta béant de surprise. Eugénie s'avança, posa le flambeau sur la table et dit d'une voix émue "Mon cousin, j'ai à vous demander pardon d'une faute grave que j'ai commise envers vous; mais Dieu me le pardonnera, ce péché, si vous voulez l'effacer". - Qu'est-ce donc? dit Charles en se frottant les yeux. - J'ai lu ces deux lettres. Charles rougit. - Comment cela s'est-il fait? reprit-elle, pourquoi suis-je montée? En vérité, maintenant je ne le sais plus. Mais je suis tentée de ne pas trop me repentir d'avoir lu ces lettres, puisqu'elles m'ont fait connaÃtre votre coeur, votre ùme et... - Et quoi? demanda Charles. - Et vos projets, la nécessité oÃÂč vous ÃÂȘtes d'avoir une somme... - Ma chÚre cousine... - Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n'éveillons personne. Voici, dit-elle en ouvrant la bourse, les économies d'une pauvre fille qui n'a besoin de rien. Charles, acceptez-les. Ce matin, j'ignorais ce qu'était l'argent, vous me l'avez appris, ce n'est qu'un moyen, voilà tout. Un cousin est presque un frÚre, vous pouvez bien emprunter la bourse de votre soeur. Eugénie, autant femme que jeune fille n'avait pas prévu des refus, et son cousin restait muet. - Eh bien! vous refuseriez? demanda Eugénie dont les palpitations retentirent au milieu du profond silence. L'hésitation de son cousin l'humilia; mais la nécessité dans laquelle il se trouvait se représenta plus vivement à son esprit, et elle plia le genou. - Je ne me relÚverai pas que vous n'ayez pris cet or! dit-elle. Mon cousin, de grùce, une réponse?... que je sache si vous m'honorez, si vous ÃÂȘtes généreux, si... En entendant le cri d'un noble désespoir, Charles laissa tomber des larmes sur les mains de sa cousine, qu'il saisit afin de l'empÃÂȘcher de s'agenouiller. En recevant ces larmes chaudes, Eugénie sauta sur la bourse, la lui versa sur la table. - Eh bien! oui, n'est-ce pas? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. Cet or vous portera bonheur; un jour vous me le rendrez; d'ailleurs, nous nous associerons; enfin je passerai par toutes les conditions que vous m'imposerez. Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don. Charles put enfin exprimer ses sentiments. - Oui, Eugénie, j'aurais l'ùme bien petite, si je n'acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance. - Que voulez-vous? dit-elle effrayée. - Ecoutez, ma chÚre cousine, j'ai là ... Il s'interrompit pour montrer sur la commode une caisse carrée enveloppée d'un surtout de cuir. - Là , voyez-vous, une chose qui m'est aussi précieuse que la vie. Cette boÃte est un présent de ma mÚre. Depuis ce matin je pensais que, si elle pouvait sortir de sa tombe, elle vendrait elle-mÃÂȘme l'or que sa tendresse lui a fait prodiguer dans ce nécessaire; mais, accomplie par moi, cette action me paraÃtrait un sacrilÚge. Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. - Non, reprit-il aprÚs une légÚre pause, pendant laquelle tous deux ils se jetÚrent un regard humide, non, je ne veux ni le détruire, ni le risquer dans mes voyages. ChÚre Eugénie, vous en serez dépositaire. Jamais ami n'aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. Soyez-en juge. Il alla prendre la boÃte, la sortit du fourreau, l'ouvrit et montra tristement à sa cousine émerveillée un nécessaire oÃÂč le travail donnait à l'or un prix bien supérieur à celui de son poids. -. Ce que vous admirez n'est rien, dit-il en poussant un ressort qui fit partir un double fond. Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entiÚre. Il tira deux portraits, deux chefs-d'oeuvre de madame de Mirbel, richement entourés de perles. - Oh!. la belle personne, n'est-ce pas cette dame à qui vous écriv... - Non, dit-il, en souriant. Cette femme est ma mÚre, et voici mon pÚre, qui sont votre tante et votre oncle. Eugénie, je devrais vous supplier à genoux de me garder ce trésor. Si je périssais en perdant votre petite fortune, cet or vous dédommagerait; et, à vous seule, je puis laisser les deux portraits, vous ÃÂȘtes digne de les conserver; mais détruisez-les, afin qu'aprÚs vous ils n'aillent pas en d'autres mains... Eugénie se taisait. - Eh bien! oui, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec grùce. En entendant les mots qu'elle venait de dire à son cousin, elle lui jeta son premier regard de femme aimante, un de ces regards oÃÂč il y a presque autant de coquetterie que de profondeur; il lui prit la main et la baisa. - Ange de pureté! entre nous, n'est-ce pas?... l'argent ne sera jamais rien. Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais. - Vous ressemblez à votre mÚre. Avait-elle la voix aussi douce que la vÎtre? - Oh! bien plus douce... - Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupiÚres. Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous ÃÂȘtes fatigué. A demain. Elle dégagea doucement sa main d'entre celles de son cousin, qui la reconduisit en l'éclairant. Quand ils furent tous deux sur le seuil de la porte - Ah! pourquoi suis-je ruiné? dit-il. - Bah! mon pÚre est riche, je le crois, répondit-elle. - Pauvre enfant, reprit Charles en avançant un pied dans la chambre et s'appuyant le dos au mur, il n'aurait pas laissé mourir le mien, il ne vous laisserait pas dans ce dénûment, enfin, il vivrait autrement. - Mais il a Froidfond. - Et que vaut Froidfond? - Je ne sais pas; mais il a Noyers. - Quelque mauvaise ferme! - Il a des vignes et des prés... - Des misÚres, dit Charles d'un air dédaigneux. Si votre pÚre avait seulement vingt-quatre mille livres de rente, habiteriez-vous cette chambre froide et nue? ajouta-t-il en avançant le pied gauche. - Là seront donc mes trésors, dit-il en montrant le vieux bahut pour voiler sa pensée. - Allez dormir, dit-elle en l'empÃÂȘchant d'entrer dans une chambre en désordre. Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. Tous deux ils s'endormirent dans le mÃÂȘme rÃÂȘve, et Charles commença dÚs lors à jeter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, madame Grandet trouva sa fille se promenant, avant le déjeuner, en compagnie de Charles. Le jeune homme était encore triste comme devait l'ÃÂȘtre un malheureux descendu, pour ainsi dire, au fond de ses chagrins, et qui, en mesurant la profondeur de l'abÃme oÃÂč il était tombé, avait senti tout le poids de sa vie future. - Mon pÚre ne reviendra que pour le dÃner, dit Eugénie en voyant l'inquiétude peinte sur le visage de sa mÚre. Il était facile de voir dans les maniÚres, sur la figure d'Eugénie et dans la singuliÚre douceur que contracta sa voix, une conformité de pensée entre elle et son cousin. Leurs ùmes s'étaient ardemment épousées avant peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme d'avoir bien éprouvé la force des sentiments par lesquels ils s'unissaient l'un à l'autre. Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. Chacune des trois femmes eut à s'occuper. Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier, des closiers, des fermiers, les uns pour conclure des marchés relatifs à des réparations, les autres pour payer des fermages ou recevoir de l'argent. Madame Grandet et Eugénie furent donc obligées d'aller et de venir, de répondre aux interminables discours des ouvriers et des gens de la campagne. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Elle attendait toujours les ordres de son maÃtre pour savoir ce qui devait ÃÂȘtre gardé pour la maison ou vendu au marché. L'habitude du bonhomme était, comme celle d'un grand nombre de gentilshommes campagnards, de boire son mauvais vin et de manger ses fruits gùtés. Vers cinq heures du soir, Grandet revint d'Angers, ayant eu quatorze mille francs de son or, et tenant dans son portefeuille des bons royaux qui lui portaient intérÃÂȘt jusqu'au jour oÃÂč il aurait à payer ses rentes. Il avait laissé Cornoiller à Angers, pour y soigner les chevaux à demi fourbus, et les ramener lentement aprÚs les avoir bien fait reposer. - Je reviens d'Angers, ma femme, dit-il. J'ai faim. Nanon lui cria de la cuisine - Est-ce que vous n'avez rien mangé depuis hier? - Rien, répondit le bonhomme. Nanon apporta la soupe. Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment oÃÂč la famille était à table. Le pÚre Grandet n'avait seulement pas vu son neveu. - Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. Nous causerons. Savez-vous ce que vaut l'or à Angers, oÃÂč l'on en est venu chercher pour Nantes? Je vais en envoyer. - N'en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Nous sommes trop bons amis pour que je ne vous évite pas une perte de temps. - Mais l'or y vaut treize francs cinquante centimes. - Dites donc valait. - D'oÃÂč diable en serait-il venu? - Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse. Le banquier tressaillit de surprise. Puis une conversation s'établit entre eux d'oreille à oreille, pendant laquelle des Grassins et Grandet regardÚrent Charles à plusieurs reprises. Au moment oÃÂč sans doute l'ancien tonnelier dit au banquier de lui acheter cent mille livres de rente, des Grassins laissa derechef échapper un geste d'étonnement. - Monsieur Grandet, dit-il à Charles, je pars pour Paris; et, si vous aviez des commissions à me donner... - Aucune, monsieur. Je vous remercie, répondit Charles. - Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet. - Y aurait-il donc quelque espoir? demanda Charles. - Mais, s'écria le tonnelier avec un orgueil bien joué, n'ÃÂȘtes-vous pas mon neveu? votre honneur est le nÎtre. Ne vous nommez-vous pas Grandet? Charles se leva, saisit le pÚre Grandet, l'embrassa, pùlit et sortit. Eugénie contemplait son pÚre avec admiration. - Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! Les deux diplomates se donnÚrent une poignée de main, l'ancien tonnelier reconduisit le banquier jusqu'à la porte; puis, aprÚs l'avoir fermée, il revint et dit à Nanon en se plongeant dans son fauteuil " Donne-moi du cassis? " Mais trop ému pour rester en place, il se leva, regarda le portrait de monsieur de La BertelliÚre et se mit à chanter, en faisant ce que Nanon appelait des pas de danse Dans les gardes françaises J'avais un bon papa. Nanon, madame Grandet, Eugénie s'examinÚrent mutuellement et en silence. La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. La soirée fut bientÎt finie. D'abord le pÚre Grandet voulut se coucher de bonne heure; et, lorsqu'il se couchait, chez lui tout devait dormir, de mÃÂȘme que, quand Auguste buvait, la Pologne était ivre. Puis Nanon, Charles et Eugénie n'étaient pas moins las que le maÃtre. Quant à madame Grandet, elle dormait, mangeait, buvait, marchait suivant les désirs de son mari. Néanmoins, pendant les deux heures accordées à la digestion, le tonnelier, plus facétieux qu'il ne l'avait jamais été, dit beaucoup de ses apophthegmes particuliers, dont un seul donnera la mesure de son esprit. Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre. - On n'a pas plus tÎt mis les lÚvres à un verre qu'il est déjà vide! Voilà notre histoire. On ne peut pas ÃÂȘtre et avoir été. Les écus ne peuvent pas rouler et restera dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle. Il fut jovial et clément. Lorsque Nanon vint avec son rouet " Tu dois ÃÂȘtre lasse, lui dit-il. Laisse ton chanvre. " - Ah! ben!... quien, je m'ennuierais, répondit la servante. - Pauvre Nanon! Veux-tu du cassis? -Ah! pour du cassis, je ne dis pas non; madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu'ils vendent est de la drogue. - Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme. Le lendemain, la famille, réunie à huit heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la premiÚre scÚne d'une intimité bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet, Eugénie et Charles; Nanon elle-mÃÂȘme sympathisait avec eux sans le savoir. Tous quatre commencÚrent à faire une mÃÂȘme famille. Quant au vieux vigneron, son avarice satisfaite, et la certitude de voir bientÎt partir le mirliflor sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes, le rendirent presque indifférent à sa présence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi qu'il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l'oeil de madame Grandet, en laquelle il avait d'ailleurs une entiÚre confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. L'alignement de ses prés et des fossés jouxtant la route, ses plantations de peupliers en Loire et les travaux d'hiver dans ses clos et à Froidfond l'occupÚrent exclusivement. DÚs lors commença pour Eugénie le primevÚre de l'amour. Depuis la scÚne de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor au cousin, son coeur avait suivi le trésor. Complices tous deux du mÃÂȘme secret, ils se regardaient en s'exprimant une mutuelle intelligence, qui approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus intimes, en les mettant, pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie ordinaire. La parenté n'autorisait-elle pas une certaine douceur dans l'accent, une tendresse dans les regards aussi Eugénie se plut-elle à endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d'un naissant amour. N'y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de l'amour et ceux de la vie? Ne berce-t-on pas l'enfant par de doux chants et de gentils regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l'avenir? Pour lui l'espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaie de se bùtir un mobile palais, pour des bouquets aussitÎt oubliés que coupés? N'est-il pas avide de saisir le temps, d'avancer dans la vie? L'amour est notre seconde transformation. L'enfance et l'amour furent mÃÂȘme chose entre Eugénie et Charles ce fut la passion premiÚre avec tous ses enfantillages, d'autant plus caressants pour leurs coeurs qu'ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant à sa naissance sous les crÃÂȘpes du deuil, cet amour n'en était d'ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruines. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'à l'heure oÃÂč le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l'est sous les arcades d'une église, Charles comprit la sainteté de l'amour; car sa grande dame, sa chÚre Annette, ne lui en avait fait connaÃtre que les troubles orageux. Il quittait en ce moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l'amour pur et vrai. Il aimait cette maison dont les moeurs ne lui semblÚrent plus si ridicules. Il descendait dÚs le matin, afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avant que Grandet ne vÃnt donner les provisions; et, quand les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret mÃÂȘme pour la mÚre d'Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait à l'amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Puis, quand, aprÚs le déjeuner, le pÚre Grandet était parti pour aller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mÚre et la fille, éprouvant des délices inconnue à leur prÃÂȘter les mains pour dévider du fil, à les voir travaillant, à les entendre jaser. La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla les beautés de ces ùmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces moeurs impossibles en France, et n'avait admis leur existence qu'en Allemagne, encore n'était-ce que fabuleusement et dans les romans d'Auguste Lafontaine. BientÎt pour lui Eugénie fut l'idéal de la Marguerite de Goethe, moins la faute. Enfin de jour en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s'abandonna délicieusement au courant de l'amour; elle saisissait sa félicité comme un nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et il se reposer. sur la rive. Les chagrins d'une prochaine absence n'attristaient-ils pas déjà les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées? Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours aprÚs le départ de des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de PremiÚre Instance avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y signer une renonciation à la succession de son pÚre. Répudiation terrible! espÚce d'apostasie domestique. Il alla chez maÃtre Cruchot faire faire deux procurations, l'une pour des Grassins, l'autre pour l'ami chargé de vendre son mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l'étranger. Enfin, quand arrivÚrent les simples vÃÂȘtements de deuil que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singuliÚrement à Grandet. - Ah! vous voilà comme un homme qui doit s'embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vÃÂȘtu d'une redingote de gros drap noir. Bien, trÚs bien! - Je vous prie de croire, monsieur, lui répondit Charles, que je saurai bien avoir l'esprit de ma situation. - Qu'est-ce que c'est que cela? dit le bonhomme dont les yeux s'animÚrent à la vue d'une poignée d'or que lui montra Charles. - Monsieur, j'ai réuni mes boutons, mes anneaux, toutes les superfluités que je possÚde et qui pouvaient avoir quelque valeur; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce matin de... - De vous acheter cela? dit Grandet en l'interrompant. - Non, mon oncle, de m'indiquer un honnÃÂȘte homme qui... - Donnez-moi cela, mon neveu; j'irai vous estimer cela là -haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un centime prÚs. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaÃne, dix-huit à dix-neuf carats. Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d'or. - Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de vous offrir ces deux boutons, qui pourront vous servir à attacher des rubans. à vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment. - J'accepte sans hésiter, mon cousin, dit-elle en lui jetant un regard d'intelligence. - Ma tante, voici le dé de ma mÚre, je le gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un joli dé d'or à madame Grandet, qui depuis dix ans en désirait un. - Il n'y a pas de remercÃments possibles, mon neveu, dit la vieille mÚre, dont les yeux se mouillÚrent de larmes. Soir et matin dans mes priÚres j'ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou. - Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte. Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l'argent... en livres. Le mot en livres signifie sur le littoral de la Loire que les écus de six livres doivent ÃÂȘtre acceptés pour six francs sans déduction. - Je n'osais vous le proposer, répondit Charles; mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l'oreille, et il y eut un moment de silence. - Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d'un air inquiet, comme s'il eût craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi; veuillez à votre tour agréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles ils vous rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes à ceux qui désormais seront toute sa famille. - Mon garçon! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça... Qu'as-tu donc, ma femme? dit-il en se tournant avec avidité vers elle, ah! un dé en or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais... tu me permettras de... te payer... ton, oui... ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. D'autant, vois-tu, garçon, qu'en estimant tes bijoux, je n'en ai compté que l'or brut, il y a peut-ÃÂȘtre quelque chose à gagner sur les façons. Ainsi, voilà qui est dit. Je te donnerai quinze cents francs ... en livres, que Cruchot me prÃÂȘtera; car je n'ai pas. un rouge liard ici, à moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paie. Tiens, tiens, je vais l'aller voir. Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit. - Vous vous en irez donc, dit Eugénie en lui jetant un regard de tristesse mÃÂȘlée d'admiration. - Il le faut, dit-il en baissant la tÃÂȘte. Depuis quelques jours, le maintien, les maniÚres, les paroles de Charles étaient devenus ceux d'un homme profondément affligé, mais qui, sentant peser sur lui d'immenses obligations, puise un nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s'était fait homme. Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractÚre de son cousin qu'en le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien à sa figure pùlie et à sa sombre contenance. Ce jour-là le deuil fut pris par les deux femmes, qui assistÚrent avec Charles à un Requiem célébré à la paroisse pour l'ùme de feu Guillaume Grandet. Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut. - Hé bien! mon cousin, ÃÂȘtes-vous content de vos affaires? dit Eugénie à voix basse. - Ne fais donc jamais de ces questions-là , ma fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi fourres-tu le nez dans celles de ton cousin? Laisse-le donc, ce garçon. - Oh! je n'ai point de secrets, dit Charles. - Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu'il faut tenir sa langue en bride dans le commerce. Quand les deux amants furent seuls dans le jardin, Charles dit à Eugénie en l'attirant sur le vieux banc oÃÂč ils s'assirent sous le noyer "J'avais bien présumé d'Alphonse, il s'est conduit à merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien à Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m'annonce avoir, d'aprÚs les conseils d'un capitaine au long cours, employé trois mille francs qui lui restaient en une pacotille composée de curiosités européennes, desquelles on tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigé mes colis sur Nantes, oÃÂč se trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous dire adieu pour toujours peut-ÃÂȘtre, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille et dix mille francs que m'envoient deux de mes amis sont un bien petit commencement. Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ma chÚre cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vÎtre, je puis périr, peut-ÃÂȘtre se présentera-t-il pour vous un riche établissement... - Vous m'aimez?... dit-elle. - Oh! oui, bien, répondit-il avec une profondeur d'accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment. - J'attendrai, Charles. Dieu! mon pÚre est à sa fenÃÂȘtre, dit-elle en repoussant son cousin, qui s'approchait pour l'embrasser. Elle se sauva sous la voûte, Charles l'y suivit; en le voyant, elle se retira au pied de l'escalier et ouvrit la porte battante; puis, sans trop savoir oÃÂč elle allait, Eugénie se trouva prÚs du bouge de Nanon, à l'endroit le moins clair du couloir; là Charles, qui l'avait accompagnée, lui prit la main, l'attira sur son coeur, la saisit par la taille, et l'appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus; elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers. - ChÚre Eugénie, un cousin est mieux qu'un frÚre, il peut t'épouser, lui dit Charles. - Ainsi soit-il! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. Les deux amants, effrayés, se sauvÚrent dans la salle, oÃÂč Eugénie reprit son ouvrage, et oÃÂč Charles se mit à lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet. - Quien! dit Nanon, nous faisons tous nos priÚres. DÚs que Charles eut annoncé son départ, Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu'il lui portait beaucoup d'intérÃÂȘt; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtait rien, s'occupa de lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prétendait vendre ses caisses trop cher; il voulut alors à toute force les faire lui-mÃÂȘme, et y employa de vieilles planches; il se leva dÚs le matin pour raboter, ajuster, planer, clouer ses voliges et en confectionnera de trÚs belles caisses, dans lesquelles il emballa tous les effets de Charles; il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile à Nantes. Depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s'enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions, celle dont la durée est chaque jour abrégée par l'ùge, par le temps, par une maladie mortelle, par quelques-unes des fatalités humaines, celui-là comprendra les tourments d'Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la ville elle s'élançait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la veille du départ arriva. Le matin, en l'absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret oÃÂč se trouvaient les deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clef, et oÃÂč était la bourse maintenant vide. Le dépÎt de ce trésor n'alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef dans son sein, elle n'eut pas le courage de défendre à Charles d'y baiser la place. - Elle ne sortira pas de là , mon ami. - Eh bien! mon coeur y sera toujours aussi. - Ah! Charles, ce n'est pas bien, dit-elle d'un accent peu grondeur. - Ne sommes-nous pas mariés? répondit-il; j'ai ta parole, prends la mienne. - A toi, pour jamais! fut dit deux fois de part et d'autre. Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure la candeur d'Eugénie avait momentanément sanctifié l'amour de Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d'or et une croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-mÃÂȘme, libre d'exprimer ses sentiments, eut la larme à l'oeil. - Ce pauvre mignon monsieur, qui s'en va sur mer. Que Dieu le conduise. A dix heures et demie, la famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lùché le chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortÚge, auquel se joignit sur la place maÃtre Cruchot. - Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mÚre. - Mon neveu, dit Grandet sous la porte de l'auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez riche, vous trouverez l'honneur de votre pÚre sauf. Je vous en réponds, moi, Grandet; car, alors, il ne tiendra qu'à vous de... - Ah! mon oncle, vous adoucissez l'amertume de mon départ. N'est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire? Ne comprenant pas les paroles du vieux tonnelier, qu'il avait interrompue, Charles répandit sur le visage tanné de son oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu'Eugénie serrait de toutes ses forces la main de son cousin et celle de son pÚre. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme. Les quatre Saumurois, environnés de plusieurs personnes, restÚrent devant la voiture jusqu'à ce qu'elle partÃt; puis, quand elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain "Bon voyage!" dit le vigneron. Heureusement maÃtre Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. Eugénie et sa mÚre étaient allées à un endroit du quai d'oÃÂč elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs signe auquel répondit Charles en déployant le sien. - Ma mÚre, je voudrais avoir pour un moment la puissance de Dieu, dit Eugénie au moment oÃÂč elle ne vit plus le mouchoir de Charles. Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passÚrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d'Å“il sur les opérations que le bonhomme fit à Paris par l'entremise de des Grassins. Un mois aprÚs le départ du banquier, Grandet possédait une inscription de cent mille livres de rente achetée à quatre-vingts francs net. Les renseignements donnés à sa mort par son inventaire n'ont jamais fourni la moindre lumiÚre sur les moyens que sa défiance lui suggéra pour échanger le prix de l'inscription contre l'inscription elle-mÃÂȘme. MaÃtre Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu, l'instrument fidÚle du transport des fonds. Vers cette époque, la servante fit une absence de cinq jours, sous prétexte d'aller ranger quelque chose à Froidfond, comme si le bonhomme était capable de laisser traÃner quelque chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions du tonnelier se réalisÚrent. A la Banque de France se trouvent, comme chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de Saumur y étaient connus et y jouissaient de l'estime accordée aux célébrités financiÚres qui s'appuient sur d'immenses propriétés territoriales libres d'hypothÚques. L'arrivée du banquier de Saumur, chargé, disait-on, de liquider par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour éviter à l'ombre du négociant la honte des protÃÂȘts. La levée des scellés se fit en présence des créanciers, et le notaire de la famille se mit à procéder réguliÚrement à l'inventaire de la succession. BientÎt des Grassins réunit les créanciers, qui, d'une voix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de Saumur, conjointement avec François Keller, chef d'une riche maison, l'un des principaux intéressés, et leur confiÚrent tous les pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l'honneur de la famille et les créances. Le crédit du Grandet de Saumur, l'espérance qu'il répandit au coeur des créanciers par l'organe de des Grassins, facilitÚrent les transactions; il ne se rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personne ne pensait à passer sa créance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait "Grandet de Saumur paiera!" Six mois s'écoulÚrent. Les Parisiens avaient remboursé les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs portefeuilles. Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois aprÚs la premiÚre assemblée, les deux liquidateurs distribuÚrent quarante-sept pour cent à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions, biens et choses généralement quelconques appartenant à feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus exacte probité présidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent à reconnaÃtre l'admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandÚrent le reste de leur argent. Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet. - Nous y voilà , dit l'ancien tonnelier en jetant la lettre au feu; patience, mes petits amis. En réponse aux propositions contenues dans cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dépÎt chez un notaire de tous les titres de créance existants contre la succession de son frÚre, en les accompagnant d'une quittance des payements déjà faits, sous prétexte d'apurer les comptes, et de correctement établir l'état de la succession. Ce dépÎt souleva mille difficultés. Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. Aujourd'hui prÃÂȘt à conclure, demain il veut tout mettre à feu et à sang; plus tard il se fait ultra-débonnaire. Aujourd'hui sa femme est de bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne veut pas perdre un sou; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est mélancolique, il dit oui à toutes les propositions qui peuvent terminer une affaire; le surlendemain il lui faut des garanties, à la fin du mois il prétend vous exécuter, le bourreau! Le créancier ressemble à ce moineau franc à la queue duquel on engage les petits enfants à tùcher de poser un grain de sel; mais le créancier rétorque cette image contre sa créance, de laquelle il ne peut rien saisir. Grandet avait observé les variations atmosphériques des créanciers, et ceux de son frÚre obéirent à tous ses calculs. Les uns se fùchÚrent et se refusÚrent net au dépÎt. - Bon! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains à la lecture des lettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autres ne consentirent audit dépÎt que sous la condition de faire bien constater leurs droits, ne renoncer à aucun, et se réserver mÃÂȘme celui de faire déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, aprÚs laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépÎt eut lieu, non sans quelques plaintes. - Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se moque de vous et de nous. Vingt trois mois aprÚs la mort de Guillaume Grandet, beaucoup de commerçants, entraÃnés par le mouvement des affaires de Paris, avaient oublié leurs recouvrements Grandet, ou n'y pensaient que pour se dire "je commence à croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que je tirerai de cela". Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui, disait-il, est un bon diable. A la fin de la troisiÚme année, des Grassins écrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. Grandet répondit que le notaire et l'agent de change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frÚre vivaient, eux! pouvaient ÃÂȘtre devenus bons, et qu'il fallait les actionner afin d'en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du déficit. A la fin de la quatriÚme année, le déficit fut bien et dûment arrÃÂȘté à la somme de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durÚrent six mois entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Bref, vivement pressé de s'exécuter, Grandet de Saumur répondit aux deux liquidateurs, vers le neuviÚme mois de cette année, que son neveu, qui avait fait fortune aux Indes, lui avait manifesté l'intention de payer intégralement les dettes de son pÚre; il, ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l'avoir consulté; il attendait une réponse. Les créanciers, vers le milieu de la cinquiÚme année, étaient encore tenus en échec avec le mot intégralement, de temps en temps lùché par le sublime tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser échapper un fin sourire et un juron, le mot "Ces Parisiens!" Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils se retrouveront dans la position oÃÂč les avait maintenus Grandet au moment oÃÂč les événements de cette histoire les obligeront à y reparaÃtre. Quand les rentes atteignirent à 115, le pÚre Grandet vendit, retira de Paris environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans ses barillets les six cent mille francs d'intérÃÂȘts composés que lui avaient donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi. D'abord il fut nommé député; puis il s'amouracha, lui pÚre de famille, mais ennuyé par l'ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies actrices du théùtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maÃtre chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite; elle fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva trÚs heureuse d'ÃÂȘtre séparée de biens et d'avoir assez de tÃÂȘte pour mener la maison de Saumur, dont les affaires se continuÚrent sous son nom, afin de réparer les brÚches faites à sa fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu'elle maria fort mal sa fille, et dut renoncer à l'alliance d'Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, un fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphÚrent. - Votre mari n'a pas de bon sens, disait Grandet en prÃÂȘtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous plains beaucoup, vous ÃÂȘtes une bonne petite femme. - Ah! monsieur, répondit la pauvre dame, qui pouvait croire que le jour oÃÂč il partit de chez vous pour aller à Paris, il courait à sa ruine. - Le ciel m'est témoin, madame, que j'ai tout fait jusqu'au dernier moment pour l'empÃÂȘcher d'y aller. Monsieur le président voulait à toute force l'y remplacer; et, s'il tenait tant à s'y rendre, nous savons maintenant pourquoi. Ainsi Grandet n'avait aucune obligation à des Grassins. Chagrins de famille En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n'en a l'homme, et souffrent plus que lui. L'homme a sa force, et l'exercice de sa puissance il agit, il va, il s'occupe, il pense, il embrasse l'avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu'au fond de l'abÃme qu'il a ouverte, le mesure et souvent le comble de ses voeux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s'initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait ÃÂȘtre toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivÚrent bientÎt. Le lendemain du départ de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie, qui la trouva tout à coup bien vide. A l'insu de son pÚre, elle voulut que la chambre de Charles restùt dans l'état oÃÂč il l'avait laissée. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo. - Qui sait s'il ne reviendra pas plus tÎt que nous ne le croyons? dit-elle. - Ah! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. Je m'accoutumais ben à lui! C'était un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regarda Nanon. - Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre ùme! Ne regardez donc pas le monde comme ça. Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractÚre. Les graves pensées d'amour par lesquelles son ùme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnÚrent à ses traits cette espÚce d'éclat que les peintres figurent par l'auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait ÃÂȘtre comparée à la Vierge avant la conception; quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mÚre elle avait conçu l'amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par quelques peintres espagnols, constituent l'une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe, oÃÂč elle alla le lendemain du départ de Charles, et oÃÂč elle avait fait voeu d'aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu'elle cloua prÚs de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l'y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire "Es-tu bien? ne souffres-tu pas? penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile dont tu m'as appris à connaÃtre les beautés et l'usage?" Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise oÃÂč ils s'étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, oÃÂč ils avaient bùti les chùteaux en Espagne de leur joli ménage. Elle pensait à l'avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d'embrasser; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles. Enfin ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pÚres, l'étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du pÚre Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mÚre et Nanon. Nanon avait compris qu'elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maÃtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie "Si j'avais eu un homme à moi, je l'aurais... suivi dans l'enfer. Je l'aurais... quoi... Enfin, j'aurais voulu m'exterminer pour lui; mais... rin. Je mourrai sans savoir ce que c'est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu'est un bon homme tout de mÃÂȘme, tourne autour de ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour; hé bien, mam'zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l'amour". Deux mois se passÚrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s'était animée par l'immense intérÃÂȘt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisùtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mÚre au moment oÃÂč elle était occupée à chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de l'échange fait par le voyageur contre le trésor d'Eugénie. - Tu lui as tout donné, dit la mÚre épouvantée. Que diras-tu à ton pÚre, au jour de l'an, quand il voudra voir ton or? Les yeux d'Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurÚrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand'messe, et n'allÚrent qu'à la messe militaire. Dans trois jours l'année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides. - Qu'allons-nous devenir? dit madame Grandet à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux. La pauvre mÚre subissait de tels troubles depuis deux mois que les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n'étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d'une façon fùcheuse au milieu d'une sueur causée par une épouvantable colÚre de son mari. - Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m'avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d'écrire à Paris à monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des piÚces d'or semblables aux tiennes; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-ÃÂȘtre... - Mais oÃÂč donc aurions-nous pris tant d'argent? - J'aurais engagé mes propres. D'ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien... - Il n'est plus temps, répondit Eugénie d'une voix sourde et altérée en interrompant sa mÚre. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre? - Mais, ma fille, pourquoi n'irais-je donc pas voir les Cruchot? - Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. D'ailleurs j'ai pris mon parti. J'ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse. Ah! si vous aviez lu sa lettre, vous n'auriez pensé qu'à lui, ma mÚre. Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante à laquelle la mÚre et la fille étaient en proie leur suggéra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L'hiver de 1819 à 1820 fut un des plus rigoureux de l'époque. La neige encombrait les toits. Madame Grandet dit à son mari, dÚs qu'elle l'entendit se remuant dans sa chambre Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi; le froid est si vif que je gÚle sous ma couverture. Je suis arrivée à un ùge oÃÂč j'ai besoin de ménagements. D'ailleurs, reprit-elle aprÚs une légÚre pause, Eugénie viendra s'habiller là . Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie à faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an prÚs du feu, dans la salle". - Ta, ta, ta, ta, quelle langue! comme tu commences l'année, madame Grandet? Tu n'as jamais tant parlé. Cependant tu n'as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut moment de silence. Eh bien! reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu'il t'arrive malheur à l'échéance de ton ùge, quoique en général les La BertelliÚre soient faits de vieux ciment. Hein! pas vrai? cria-t-il aprÚs une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa. - Vous ÃÂȘtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme. - Toujours gai, moi... Gai, gai, gai, le tonnelier, Raccommodez votre cuvier! ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d'un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de mÃÂȘme. Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m'a envoyé un pùté de foies gras truffés! Je vais aller le chercher à la diligence. Il doit y avoir joint un double napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier à l'oreille. Je n'ai plus d'or, ma femme. J'avais bien encore quelques vieilles piÚces, je puis te dire cela à toi; mais il a fallu les lùcher pour les affaires. Et, pour célébrer le premier jour de l'an, il l'embrassa sur le front. - Eugénie, cria la bonne mÚre, je ne sais sur quel cÎté ton pÚre a dormi; mais il est bon homme, ce matin. Bah! nous nous en tirerons. - Quoi qu'il a donc, notre maÃtre? dit Nanon en entrant chez sa maÃtresse pour y allumer du feu. D'abord, il m'a dit "Bon jour, bon an, grosse bÃÂȘte! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid." Ai-je été sotte quand je l'ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n'est quasi point rogné du tout! Tenez, madame, regardez-le donc? Oh! le brave homme. C'est un digne homme, tout de mÃÂȘme. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C'est un ben parfait, un ben bon homme... Le secret de cette joie était dans une entiÚre réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, aprÚs avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l'escompte des cent cinquante mille francs d'effets hollandais, et pour le surplus qu'il lui avait avancé afin de compléter l'argent nécessaire à l'achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérÃÂȘts, et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célÚbres capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à payer ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se voyait, aprÚs cinq ans, maÃtre d'un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient peut-ÃÂȘtre le solde d'un immense service que la servante avait à son insu rendu à son maÃtre. - Oh! oh! oÃÂč va donc le pÚre Grandet, qu'il court dÚs le matin comme au feu? se dirent les marchands occupés à ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d'un facteur des Messageries transportant sur une brouette des sacs pleins "L'eau va toujours à la riviÚre, le bonhomme allait à ses écus; disait l'un. - Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande! disait un autre. - Il finira par acheter Saumur, s'écriait un troisiÚme. - Il se moque du froid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari. - Eh! eh! monsieur Grandet, si ça vous gÃÂȘnait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en debarrasserais. - Ouin! ce sont des sous, répondit le vigneron. - D'argent, dit le facteur à voix basse. - Si tu veux que je te soigne, mets une bride à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte. - Ah! Le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur; il paraÃt que quand il fait froid il entend. - Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus! Détale! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. - Nation, les linottes sont-elles à la messe? - Oui, monsieur. - Allons, haut la patte! à l'ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre oÃÂč il s'enferma. Quand le déjeuner sera prÃÂȘt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries. La famille ne déjeuna qu'à dix heures. - Ici ton, pÚre ne demandera pas à voir ton or, dit madame Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D'ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance... Grandet descendit l'escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l'Etat. Il était décidé à placer ainsi ses revenus jusqu'à ce que la rente atteignÃt le taux de cent francs. Méditation funeste à Eugénie. AussitÎt qu'il entra, les deux femmes lui souhaitÚrent une bonne année, sa fille en lui sautant au cou et le cùlinant, madame Grandet gravement et avec dignité. - Ah! ah! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu?... je veux ton bonheur. Il faut de l'argent pour ÃÂȘtre heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l'ai fait venir de Paris. Nom d'un petit bonhomme, il n'y a pas un grain d'or ici. Il n'y a que toi qui as de l'or. Montre-moi ton or, fifille. - Bah! il fait trop froid; déjeunons, lui répondit Eugénie. - Hé bien! aprÚs, hein? Ça nous aidera tous à digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de mÃÂȘme, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien, des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. Il arrange trÚs bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet. - Ououh! ououh! fit-il, la bouche pleine, aprÚs une pause, cela est bon! Manges-en donc, ma femme! ça nourrit au moins pour deux jours. - Je n'ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien. - Ah! ouin! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre; tu es une La BertelliÚre, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j'aime le jaune. L'attente d'une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-ÃÂȘtre pour un condamné que ne l'était pour madame Grandet et pour sa fille l'attente des événements qui devaient terminer ce déjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le coeur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture elle puisait de la force en son amour. - Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts. A cette pensée, elle jetait à sa mÚre. des regards flamboyants de courage. - Ote tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l'aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit, ma foi, non. Tu possÚdes, valeur intrinsÚque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh bien! je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille... Hé bien! pourquoi nous écoutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut. - Ecoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépÚre, ma petite fifille, hein? Les deux femmes étaient muettes. - Je n'ai plus d'or, moi. J'en avais, je n'en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientÎt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Ecoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois prÚs de deux cents francs d'intérÃÂȘts, sans impÎts, ni réparations, ni grÃÂȘle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-ÃÂȘtre à te séparer de ton or, hein, fifille? Apporte-le-moi tout de mÃÂȘme. Je te ramasserai des piÚces d'or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines, et, avec celles que je te donnerai à tes fÃÂȘtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de ton joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille? LÚve donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystÚres de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent, comme des hommes ça va, ça vient, ça sue, ça produit. Eugénie se leva, mais, aprÚs avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son pÚre en face et lui dit "Je n'ai plus mon or". - Tu n'as plus ton or! s'écria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui. - Non, je ne l'ai plus. - Tu te trompes, Eugénie. - Non. - Par la serpette de mon pÚre! Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient. - Bon saint bon Dieu! voilà madame qui pùlit, cria Nanon. - Grandet, ta colÚre me fera mourir, dit la pauvre femme. - Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille! - Eugénie, qu'avez-vous fait de vos piÚces? cria-t-il en fondant sur elle. - Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mÚre souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas. Grandet fut épouvanté de la pùleur répandue sur le teint de sa femme, naguÚre si jaune. - Nanon, venez m'aider à me coucher, dit la mÚre d'une voix faible. Je meurs. AussitÎt Nanon donna le bras à sa maÃtresse, autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu'elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments aprÚs, il monta sept ou huit marches, et cria "Eugénie, quand votre mÚre sera couchée, vous descendrez". - Oui, mon pÚre. Elle ne tarda pas à venir, aprÚs avoir rassuré sa mÚre. - Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire oÃÂč est votre trésor. - Mon pÚre, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entiÚrement maÃtresse, reprenez-les, répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant. Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset. - Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça! dit-il en faisant claquer l'ongle de son pouce sous sa maÃtresse dent. Vous méprisez donc votre pÚre, vous n'avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un pÚre. S'il n'est pas tout pour vous, il n'est rien . OÃÂč est votre or? - Mon pÚre, je vous aime et vous respecte, malgré votre colÚre; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J'ai fait de mon argent ce qu'il m'a plu d'en faire, et soyez sûr qu'il est bien placé... - OÃÂč? - C'est un secret inviolable, dit-elle. N'avez-vous pas vos secrets? - Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires? - C'est aussi mon affaire. - Cette affaire doit ÃÂȘtre mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre pÚre, mademoiselle Grandet. - Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon pÚre. - Au moins quand avez-vous donné votre or? Eugénie fit un signe de tÃÂȘte négatif. - Vous l'aviez encore le jour de votre fÃÂȘte, hein? Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son pÚre l'était par avarice, réitéra le mÃÂȘme signe de tÃÂȘte. - Mais l'on n'a jamais vu pareil entÃÂȘtement, ni vol pareil, dit Grandet d'une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu'un aura pris ton or! le seul or qu'il y avait! et je ne saurai pas qui? L'or est une chose chÚre. Les plus honnÃÂȘtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et mÃÂȘme chez les bourgeois, mais donner de l'or, car vous l'avez donné à quelqu'un, hein? Eugénie fut impassible. A-t-on vu pareille fille! Est-ce moi qui suis votre pÚre? Si vous l'avez placé, vous en avez un reçu... - Etais-je libre, oui ou non, d'en faire ce que bon me semblait? Etait-ce à moi? - Mais tu es un enfant. - Majeure. Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pùlit, trépigna, jura; puis trouvant enfin des paroles, il cria "Maudit serpent de fille! Ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle égorge son pÚre! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon pÚre, je ne peux pas te déshériter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'était à Charles, que... Mais, non, ce n'est pas possible. Quoi! ce méchant mirliflor m'aurait dévalisé..." Il regarda sa fille qui restait muette et froide. - Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n'as pas donné ton or pour rien, au moins. Voyons, dis? Eugénie regarda son pÚre, en lui jetant un regard ironique qui l'offensa. Eugénie, vous ÃÂȘtes chez moi, chez votre pÚre. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prÃÂȘtres vous ordonnent de m'obéir. Eugénie baissa la tÃÂȘte. Vous m'offensez dans ce que j'ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu'à ce que je vous permette d'en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l'eau. Vous m'avez entendu, marchez! Eugénie fondit en larmes et se sauva prÚs de sa mÚre. AprÚs avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s'apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait ÃÂȘtre chez sa femme; et, charmé de la prendre en contravention à ses ordres, il grimpa les escaliers avec l'agilité d'un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment oÃÂč elle caressait les cheveux d'Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel. - Console-toi, ma pauvre enfant, ton pÚre s'apaisera. - Elle n'a plus de pÚre, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme l'est celle-là ? Jolie éducation, et religieuse surtout. Hé bien! vous n'ÃÂȘtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle. - Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fiÚvre. - Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, oÃÂč est l'or, qu'est devenu l'or? Eugénie se leva, lança un regard d'orgueil sur son pÚre, et rentra dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour de clef. - Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salle. Et il vint s'asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, en lui disant "Elle l'a donné sans doute à ce misérable séducteur de Charles qui n'en voulait qu'à notre argent". Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde. - Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournant du cÎté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards étincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j'en crois mes pressentiments, je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. Vous auriez dû m'épargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l'enfant qui naÃt; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre arrÃÂȘt. Le froid est bien vif, vous pouvez ÃÂȘtre cause de quelque grave maladie. - Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et à l'eau jusqu'à ce qu'elle ait satisfait son pÚre. Que diable, un chef de famille doit savoir oÃÂč va l'or de sa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en France peut-ÃÂȘtre, puis des génovines, des ducats de Hollande. - Monsieur, Eugénie est notre unique enfant et quand mÃÂȘme elle les aurait jetés à l'eau... - A l'eau? cria le bonhomme, à l'eau! Vous ÃÂȘtes folle, madame Grandet. Ce que j'ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez? les femmes s'entendent mieux entre elles à ça que nous autres. Quoi qu'elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi? Quand elle aurait doré son cousin de la tÃÂȘte aux pieds, il est en pleine mer, hein! nous ne pouvons pas courir aprÚs... - Eh bien! monsieur? Excitée par la crise nerveuse oÃÂč elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développait sa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment oÃÂč elle répondait; elle changea d'idée sans changer de ton. - Eh bien! Monsieur, ai-je plus d'empire sur elle que vous n'en avez? Elle ne m'a rien dit, elle tient de vous. - Tudieu! comme vous avez la langue pendue ce matin! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-ÃÂȘtre avec elle. Il regarda sa femme fixement. - En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n'avez qu'à continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dût-il m'en coûter la vie, je vous le répéterais encore vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l'ÃÂȘtes. Cet argent lui appartenait, elle n'a pu qu'en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaÃtre nos bonnes oeuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grùces à Eugénie!... Vous amoindrirez ainsi l'effet du coup que m'a porté votre colÚre, et vous me sauverez peut-ÃÂȘtre la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille. - Je décampe, dit-il. Ma maison n'est pas tenable, la mÚre et la fille raisonnent et parlent comme si... Brooouh! Pouah! Vous m'avez donné de cruelles étrennes. Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. A quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l'or de votre pÚre en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre coeur quand vous n'aurez plus que ça à lui prÃÂȘter? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n'y pas toucher. Il n'a ni coeur ni ùme, puisqu'il ose emporter le trésor d'une pauvre fille sans l'agrément des parents. Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sa chambre et vint prÚs de sa mÚre. - Vous avez bien du courage pour votre fille, lui dit-elle. - Vois-tu, mon enfant, oÃÂč nous mÚnent les choses illicites?... tu m'as fait faire un mensonge. - Oh! je demanderai à Dieu de m'en punir seule. - C'est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, que voilà mademoiselle au pain et à l'eau pour le reste des jours? - Qu'est-ce que cela fait, Nanon? dit tranquillement Eugénie. - Ah! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non. - Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie. - J'aurai la goule morte, mais vous verrez. Grandet dÃna seul pour la premiÚre fois depuis vingt-quatre ans. - Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C'est bien désagréable d'ÃÂȘtre veuf avec deux femmes dans sa maison. - Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu'est-ce que tu as dans ta casserole que j'entends bouilloter sur le fourneau? - C'est des graisses que je fonds.... - Il viendra du monde ce soir, allume le feu. Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivÚrent à huit heures, et s'étonnÚrent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille. - Ma femme est un peu indisposée. Eugénie est auprÚs d'elle, répondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune émotion. Au bout d'une heure employée en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui était montée faire sa visite à madame Grandet, descendit et chacun lui demanda "Comment va madame Grandet?" - Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L'état de sa santé me paraÃt vraiment inquiétant. A son ùge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet. - Nous verrons cela, répondit le vigneron d'un air distrait. Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans la rue, madame des Grassins leur dit "Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mÚre est trÚs mal sans seulement qu'elle s'en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu'un qui a pleuré longtemps. Voudraient-ils la marier contre son gré?" Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pas muets chez Eugénie, et lui découvrit un pùté fait à la casserole. - Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m'a donné un liÚvre. Vous mangez si peu, que ce pùté vous durera bien huit jours; et, par la gelée, il ne risquera point de se gùter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C'est que ça n'est point sain du tout. - Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main. - Je l'ai fait ben bon, ben délicat, et il ne s'en est point aperçu. J'ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs; j'en suis ben la maÃtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet. Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion. Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son état empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, ùpre et froid comme une pile de granit. Il continua d'aller et venir selon ses habitudes; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu'il ne l'avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres. - Il s'est passé quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes. - Qu'est-il donc arrivé dans la maison Grandet? fut une question convenue que l'on s'adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur. Eugénie; allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l'église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle, y répondait d'une maniÚre évasive et sans satisfaire sa curiosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d'Eugénie. Il y eut un moment oÃÂč les prétextes manquÚrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis, sans qu'il fût possible de savoir par qui le secret avait été trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l'an mademoiselle Grandet était, par l'ordre de son pÚre, enfermée dans sa chambre, au pain et à l'eau, sans feu; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit; et l'on savait mÃÂȘme que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mÚre que pendant le temps oÃÂč son pÚre était absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jugée trÚs sévÚrement. La ville entiÚre le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duretés, et l'excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller à la messe ou à vÃÂȘpres, accompagnée de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fenÃÂȘtres pour examiner avec curiosité la contenance de la riche héritiÚre et son visage, oÃÂč se peignaient une mélancolie et une douceur angéliques. Sa réclusion, la disgrùce de son pÚre, n'étaient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses lÚvres le miel qu'y avaient laissé les baisers de l'amour? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle était l'objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son pÚre. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l'amour l'aidaient à patiemment supporter la colÚre et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mÚre, douce et tendre créature, qui s'embellissait de l'éclat que jetait son ùme en approchant de la tombe, sa mÚre dépérissait de jour en jour. Souvent Eugénie se reprochait d'avoir été la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords, quoique calmés par sa mÚre, l'attachaient encore plus étroitement à son amour. Tous les matins, aussitÎt que son pÚre était sorti, elle venait au chevet du lit de sa mÚre, et là , Nanon lui apportait son déjeuner. Mais la pauvre Eugénie, triste et souffrante des souffrances de sa mÚre, en montrait le visage à Nanon par un geste muet, pleurait et n'osait parler de son cousin. Madame Grandet, la premiÚre, était forcée de lui dire "OÃÂč est-il? Pourquoi n'écrit-il pas?" La mÚre et la fille ignoraient complÚtement les distances. - Pensons à lui, ma mÚre, répondait Eugénie, et n'en parlons pas. Vous souffrez; vous avant tout. Tout c'était lui. - Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m'a protégée en me faisant envisager avec joie le terme de mes misÚres. Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. Quand, au moment de déjeuner prÚs d'elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers mois de l'année, les mÃÂȘmes discours, répétés avec une douceur angélique, mais avec la fermeté d'une femme à qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant sa vie. - Monsieur, je vous remercie de l'intérÃÂȘt que vous prenez à ma santé, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grùces à notre fille; montrez-vous chrétien, époux et pÚre. En entendant ces mots, Grandet s'asseyait prÚs du lit et agissait comme un homme, qui, voyant venir une averse, se met tranquillement à l'abri sous une porte cochÚre il écoutait silencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient été adressées, il disait "Tu es un peu pùlotte aujourd'hui, ma pauvre femme". L'oubli le plus complet de sa fille semblait ÃÂȘtre gravé sur son front de grÚs, sur ses lÚvres serrées. Il n'était mÃÂȘme pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme. - Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-mÃÂȘme. Vous aurez un jour besoin d'indulgence. Depuis la maladie de sa femme, il n'avait plus osé se servir de son terrible ta, ta, ta, ta, ta! Mais aussi son despotisme n'était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassée par l'expression des qualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était tout ùme. Le génie de la priÚre semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure; et la faisait resplendir. Qui n'a pas observé le phénomÚne de cette transfiguration sur de saints visages oÃÂč les habitudes de l'ùme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l'animation particuliÚre due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l'ÃÂȘtre humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractÚre resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supériorité de pÚre de famille, domina sa conduite. Sa fidÚle Nanon paraissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maÃtre lui sifflaient aux oreilles; mais, quoique l'opinion publique condamnùt hautement le pÚre Grandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison. - Eh bien! disait-elle aux détracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il se racornisse un peu, cet homme? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh bien! c'est son goût. D'ailleurs, mes maÃtres ont des raisons majeures. Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n'ayant pas réussi, malgré ses priÚres, à réconcilier Eugénie et son pÚre, confia ses peines secrÚtes aux Cruchot. - Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l'eau?... s'écria le président de Bonfons, et sans motif; mais cela constitue des sévices tortionnaires; elle peut protester contre, et tant dans que sur... - Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dÚs demain. En entendant parler d'elle, Eugénie sortit de sa chambre. - Messieurs, dit-elle en s'avançant par un mouvement plein de fierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon pÚre est maÃtre chez lui. Tant que j'habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait ÃÂȘtre soumise à l'approbation ni à la désapprobation du monde, il n'en est comptable qu'à Dieu. Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blùmer mon pÚre serait attaquer notre propre considération. Je vous sais gré, messieurs, de l'intérÃÂȘt que vous me témoignez; mais vous m'obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j'ai été instruite par hasard. - Elle a raison, dit madame Grandet. - Mademoiselle, la meilleure maniÚre d'empÃÂȘcher le monde de jaser est de vous faire rendre la liberté, lui répondit respectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l'amour avaient imprimée à Eugénie. - Eh bien! ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soin d'arranger cette affaire, puisqu'il répond du succÚs. Il connaÃt ton pÚre et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pendant le peu de temps qui me reste à vivre, il faut, à tout prix, que ton pÚre et toi vous soyez réconciliés. Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d'Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment oÃÂč Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derriÚre le tronc de l'arbre, restait pendant quelques instants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractÚre et le désir d'embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri oÃÂč Charles et Eugénie s'étaient juré un éternel amour, pendant qu'elle regardait aussi son pÚre à la dérobée ou dans son miroir. S'il se levait et recommençait sa promenade, elle s'asseyait complaisamment à la fenÃÂȘtre et se mettait à examiner le pan de mur oÃÂč pendaient les plus jolies fleurs, d'oÃÂč sortaient, d'entre les crevasses, des Cheveux de Vénus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un sedum trÚs abondant dans les vignes à Saumur et à Tours. MaÃtre Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuyé au mur mitoyen, occupé à voir sa fille. - Qu'y a-t-il pour votre service, maÃtre Cruchot? dit-il en apercevant le notaire. - Je viens vous parler d'affaires. - Ah! ah! avez-vous un peu d'or à me donner contre des écus? - Non, non, il ne s'agit pas d'argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d'elle et de vous. - De quoi se mÃÂȘle-t-on? Charbonnier est maÃtre chez lui. - D'accord, le charbonnier est maÃtre de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenÃÂȘtres. - Comment cela? - Eh! mais votre femme est trÚs malade, mon ami. Vous devriez mÃÂȘme consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait à mourir sans avoir été soignée comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois. - Ta! ta! ta! Ta! vous savez ce qu'a ma femme! Ces médecins, une fois qu'ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq à six fois par jour. - Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l'entendrez. Nous sommes de vieux amis; il n'y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d'intérÃÂȘt à ce qui vous concerne; j'ai donc dû vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous ÃÂȘtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n'est d'ailleurs pas l'affaire qui m'amÚne. Il s'agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-ÃÂȘtre. AprÚs tout, vous n'avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc à la situation oÃÂč vous seriez, vis-à -vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes à Eugénie, puisque vous ÃÂȘtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succÚde à sa mÚre, de qui vous ne pouvez pas hériter. Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n'était pas aussi fort en législation qu'il pouvait l'ÃÂȘtre en commerce. Il n'avait jamais pensé à une licitation. - Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant. - Mais savez-vous ce qu'elle a fait, Cruchot! - Quoi? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du pÚre Grandet et de connaÃtre la cause de la querelle. - Elle a donné son or. - Eh bien! était-il à elle? demanda le notaire. - Ils me disent tous cela! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique. - Allez-vous, pour une misÚre, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire à la mort de sa mÚre? - Ah! vous appelez six mille francs d'or une misÚre? - Eh! mon vieil ami, savez-vous ce que coûteront l'inventaire et le partage de la succession de votre femme si Eugénie l'exige? - Quoi? - Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-ÃÂȘtre! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaÃtre la véritable valeur? au lieu qu'en vous entendant... - Par la serpette de mon pÚre! s'écria le vigneron qui s'assit en palissant, nous verrons ça, Cruchot. AprÚs un moment de silence ou d'agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant "La vie est bien dure! Il s'y trouve bien des douleurs ". - Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l'honneur que ce que vous me chantez là est fondé en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code! - Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier? - Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille. - Elle hérite de sa mÚre. - A quoi servent donc les enfants! Ah! ma femme, je l'aime. Elle est solide heureusement. C'est une La BertelliÚre. - Elle n'a pas un mois à vivre. Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant à Cruchot "Comment faire?" lui dit-il. - Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mÚre. Vous ne voulez pas la déshériter, n'est-ce pas? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis là , mon vieux, est contre mon intérÃÂȘt. Qu'ai-je à faire, moi?... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages... - Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu de l'or? - Non; mais j'ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre. - Les drÎles! - Allons, les rentes sont à 99. Soyez donc content une fois dans la vie. - A 99, Cruchot? - Oui. -Eh! eh! 99! dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu'à la porte de la rue. Puis, trop agité par ce qu'il venait d'entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui dit "Allons, la mÚre, tu peux passer la journée avec ta fille, je vas à Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C'est le jour de notre mariage, ma bonne femme tiens, voilà dix écus pour ton reposoir de la FÃÂȘte-Dieu. Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, régale-toi! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie!". Il jeta dix écus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tÃÂȘte pour la baiser au front. - Bonne femme, tu vas mieux, n'est-ce pas? - Comment pouvez-vous penser à recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilée de votre coeur? dit-elle avec émotion. - Ta, ta, ta, ta, ta, dit le pÚre d'une voix caressante, nous verrons cela. - Bonté du ciel! Eugénie, cria la mÚre en rougissant de joie, viens embrasser ton pÚre! il te pardonne! Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait à toutes jambes vers ses closeries en tùchant de mettre en ordre ses idées renversées. Grandet commençait alors sa soixante-seiziÚme année. Depuis deux ans principalement, son avarice s'était accrue comme s'accroissent toutes les passions persistantes de l'homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait affectionné plus particuliÚrement un symbole de sa passion. La vue de l'or, la possession de l'or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens à la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. Déclarer sa fortune à sa fille, inventorier l'universalité de ses biens meubles et immeubles pour les liciter?... - Ce serait à se couper la gorge, dit-il tout haut au milieu d'un clos en examinant les ceps. Enfin il prit son parti, revint à Saumur à l'heure du dÃner, résolu de plier devant Eugénie, de la cajoler, de l'amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu'au dernier soupir les rÃÂȘnes de ses millions. Au moment oÃÂč le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l'escalier à pas de loup pour venir chez sa femme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mÚre le beau nécessaire. Toutes deux, en l'absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa mÚre. - C'est tout à fait son front et sa bouche! disait Eugénie au moment oÃÂč le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l'or, madame Grande cria "Mon Dieu, ayez pitié de nous!" Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. - Qu'est-ce que c'est que cela? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenÃÂȘtre. - Du bon or! de l'or! s'écria-t-il. Beaucoup d'or! ça pÚse deux livres. Ah! ah! Charles t'a donné cela contre tes belles piÚces. Hein! pourquoi ne me l'avoir pas dit? C'est une bonne affaire, fifille! Tu es ma fille, je te reconnais. Eugénie tremblait de tous ses membres. - N'est-ce pas, ceci est à Charles? reprit le bonhomme. - Oui, mon pÚre, ce n'est pas à moi. Ce meuble est un dépÎt sacré. - Ta! ta! ta! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor. - Mon pÚre?... Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d'or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s'élança pour le ressaisir; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l'oeil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras qu'elle alla tomber sur le lit de sa mÚre. - Monsieur, monsieur, cria la mÚre en se dressant sur son lit. Grandet avait tiré son couteau et s'apprÃÂȘtait à soulever l'or. - Mon pÚre, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus prÚs du bonhomme et lever les mains vers lui, mon pÚre, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix; au nom de votre salut éternel, mon pÚre, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci! Cette toilette n'est ni à vous ni à moi; elle est à un malheureux parent qui me l'a confiée, et je dois la lui rendre intacte. - Pourquoi la regardais-tu, si c'est un dépÎt? Voir, c'est pis que toucher. - Mon pÚre, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon pÚre, entendez-vous? - Monsieur, grùce! dit la mÚre. - Mon pÚre, cria Eugénie d'une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s'en arma. - Eh bien? lui dit froidement Grandet en souriant à froid. - Monsieur, monsieur, vous m'assassinez! dit la mÚre. - Mon pÚre, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mÚre mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure. Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant. - En serais-tu donc capable, Eugénie? dit-il. - Oui, monsieur, dit la mÚre. - Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l'or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s'évanouit. - Là , voyez-vous, mon cher monsieur? madame se meurt, cria Nanon. - Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc! s'écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. - Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin. - Allons, la mÚre, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n'est rien, va nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille? Plus de pain sec, tu mangera tout ce que tu voudras. Ah! elle ouvre les yeux. Eh bien! la mÚre, mémÚre, timÚre, allons donc! Tiens, vois, j'embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l'épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc! Ecoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur. - Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant! dit d'une voix faible madame Grandet. - Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu'il éparpilla sur le lit. - Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaie-toi; ma femme; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien, ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d'or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là , hein? Madame Grandet et sa fille se regardÚrent étonnées. - Reprenez-les, mon pÚre; nous n'avons besoin que de votre tendresse. - Eh bien! c'est ça, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dÃner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces! Hein, ma femme? - Hélas! je le voudrais bien, puisque cela peut vous ÃÂȘtre agréable, dit la mourante; mais je ne saurais me lever. - Pauvre mÚre, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille! Il la serra, l'embrassa. Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille aprÚs une brouille! ma fifille! Tiens, vois-tu, mémÚre, nous ne faisons qu'un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t'en parlerai plus, jamais. Monsieur Bergerin, le plus célÚbre médecin de Saumur, arriva bientÎt. La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu'un grand calme d'esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l'époque de sa mort vers la fin de l'automne. - Ça coûtera-t-il cher? dit le bonhomme, faut-il des drogues ? - Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin qui ne put retenir un sourire. - Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous ÃÂȘtes un homme d'honneur, pas vrai? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme; je l'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l'ùme. J'ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frÚre, pour lequel je dépense, à Paris, des sommes... les yeux de la tÃÂȘte, enfin! et ça ne finit point. Adieu, monsieur, si l'on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand mÃÂȘme il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs. Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santé de sa femme, dont la succession ouverte était une premiÚre mort pour lui; malgré la complaisance qu'il manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de la mÚre et de la fille étonnées; malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s'affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupart des femmes atteintes, à cet ùge, par la maladie. Elle était frÃÂȘle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne; n'est-ce pas dire sublime? Au mois d'octobre 1822 éclatÚrent particuliÚrement ses vertus, sa patience d'ange et son amour pour sa fille; elle s'éteignit sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d'un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors. - Mon enfant, lui dit-elle avant d'expirer, il n'y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras, un jour. Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs de s'attacher à cette maison oÃÂč elle était née, oÃÂč elle avait tant souffert, oÃÂč sa mÚre venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisée et la chaise à patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu l'ùme de son vieux pÚre en se voyant l'objet de ses soins les plus tendres il venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner; il la regardait d'un oeil presque bon pendant des heures entiÚres; enfin il la couvait comme si elle eût été d'or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu à lui-mÃÂȘme, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse, l'attribuÚrent à son grand ùge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés; mais le jour oÃÂč la famille prit le deuil, aprÚs le dÃner auquel fut convié maÃtre Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s'expliqua. - Ma chÚre enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut Îtée et les portes soigneusement closes, te voilà héritiÚre de ta mÚre, et nous avons de. petites affaires à régler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot? - Oui. - Est-il donc si nécessaire de s'en occuper aujourd'hui, mon pÚre? - Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l'incertitude oÃÂč je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine. - Oh! mon pÚre. - Hé bien! il faut arranger tout cela ce soir. - Que voulez-vous donc que je fasse? - Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot. - Mademoiselle, monsieur votre pÚre ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour l'argent comptant qu'il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l'inventaire de toute la fortune qui aujourd'hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre pÚre... - Cruchot, ÃÂȘtes-vous bien sûr de cela, pour en parler ainsi devant un enfant? - Laissez-moi dire, Grandet. - Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N'est-ce pas, fifille? - Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse? demanda Eugénie impatientée. - Eh bien! dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mÚre, et laisseriez à votre pÚre l'usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriété... - Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, répondit Eugénie; donnez-moi l'acte, et montrez-moi la place oÃÂč je dois signer. Le pÚre Grandet regardait alternativement l'acte et sa fille, sa fille et l'acte, en éprouvant de si violentes émotions qu'il s'essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front. - Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement à la succession de ta pauvre chÚre mÚre défunte, et t'en rapporter à moi pour l'avenir, j'aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire... Hein! cent francs par mois, en livres? - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, mon pÚre. - Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez... -Eh! mon Dieu, dit-elle, qu'est-ce que cela me fait? - Tais-toi, Cruchot. C'est dit, c'est dit, s'écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnÃÂȘte fille, hein? - Oh! mon pÚre... Il l'embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l'étouffer. - Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton pÚre; mais tu lui rends ce qu'il t'a donné nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l'acte de renonciation au greffe du Tribunal. Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-mÃÂȘme sa spoliation. Cependant, malgré sa parole, à la fin de la premiÚre année, le vieux tonnelier n'avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s'empÃÂȘcher de rougir; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris à son neveu. - Tiens, petite, dit-il d'un accent plein d'ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs? - O mon pÚre! vrai, me les donnez-vous? - Je t'en rendrai autant l'année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille. Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d'initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisiÚme année il l'avait si bien accoutumée à toutes ses façons d'avarice, il les avait si visiblement tournées chez elle en habitudes, qu'il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l'institua la maÃtresse au logis. Cinq ans se passÚrent sans qu'aucun événement marquùt dans l'existence monotone d'Eugénie et de son pÚre. Ce fut les mÃÂȘmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n'était un secret pour personne; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l'état du coeur de la riche héritiÚre. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu'ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l'année 1827, son pÚre, sentant le poids des infirmités, fut forcé de l'initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s'en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l'ùge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrÚs. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En pensant qu'elle allait bientÎt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus prÚs de son pÚre, et serra plus fortement ce dernier anneau d'affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l'amour était le monde entier, et Charles n'était pas là . Elle fut sublime de soins et d'attentions pour son vieux pÚre, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l'avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. DÚs le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d'or. Il restait là sans mouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu'il entendait; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bùillement de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l'heure oÃÂč il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes jusqu'à ce qu'il se trouvùt en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu'elle plaçùt en secret elle-mÃÂȘme les sacs d'argent les uns sur les autres, à ce qu'elle fermùt la porte. Puis il revenait à sa place silencieusement aussitÎt qu'elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu'il tùtait de temps en temps. D'ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritiÚre épouserait nécessairement son neveu, le président, si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d'attentions il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrÚtement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivÚrent les jours d'agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l'on mettait sur lui, et disait à Nanon "Serre, serre ça, pour qu'on ne me vole pas". Quand il pouvait ouvrir les yeux, oÃÂč toute sa vie s'était réfugiée, il les tournait aussitÎt vers la porte du cabinet oÃÂč gisaient ses trésors en disant à sa fille "Y sont-ils? y sont-ils?" d'un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique. - Oui, mon pÚre. - Veille à l'or, mets de l'or devant moi. Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entiÚres les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment oÃÂč il commence à voir, contemple stupidement le mÃÂȘme objet; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible. - Ca me réchauffe! disait-il quelquefois en laissant paraÃtre sur sa figure une expression de béatitude. Lorsque le curé de la paroisse vint l'administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimÚrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d'argent qu'il regarda fixement, et sa loupe remua pour la derniÚre fois. Lorsque le prÃÂȘtre lui approcha des lÚvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir et ce dernier effort lui coûta la vie, il appela Eugénie, qu'il ne voyait pas quoiqu'elle fût agenouillée devant lui et qu'elle baignùt de ses larmes une main déjà froide. - Mon pÚre, bénissez-moi?... demanda-t-elle. - Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là -bas, dit-il en prouvant par cette derniÚre parole que le christianisme doit ÃÂȘtre la religion des avares. Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n'ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d'ÃÂȘtre entendue et comprise, Nanon, le seul ÃÂȘtre qui l'aimùt pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La Grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. AprÚs la mort de son pÚre, Eugénie apprit par maÃtre Cruchot qu'elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l'arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L'estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions. - OÃÂč donc est mon cousin? se dit-elle. Le jour oÃÂč maÃtre Cruchot remit à sa cliente l'état de la succession, devenue claire et liquide, Eugénie resta seule avec Nanon, assises l'une et l'autre de chaque cÎté de la cheminée de cette salle si vide, oÃÂč tout était souvenir, depuis la chaise à patins sur laquelle s'asseyait sa mÚre jusqu'au verre dans lequel avait bu son cousin. - Nanon, nous sommes seules... - Oui, mademoiselle; et, si je savais oÃÂč il est, ce mignon, j'irais de mon pied le chercher. - Il y a la mer entre nous, dit-elle. Pendant que la pauvre héritiÚre pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l'univers, il n'était question de Nantes à Orléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagÚre à Nanon, qui, possédant déjà six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d'un mois, elle passa de l'état de fille à celui de femme, sous la protection d'Antoine Cornoiller, qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu'elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. Grùce au régime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, par une santé de fer. Peut-ÃÂȘtre n'avait-elle jamais été aussi bien qu'elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller. - Elle est bon teint, disait le drapier. - Elle est capable de faire des enfants, dit le marchand de sel; elle s'est conservée comme dans de la saumure, sous votre respect. - Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup, disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui était aimée de tout le voisinage, ne reçut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre à la paroisse. Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d'une telle magnificence, parlait de sa maÃtresse les larmes aux yeux il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d'Eugénie, madame Cornoiller eut désormais un bonheur égal pour elle à celui de posséder un mari. Elle avait enfin une dépense à ouvrir, à fermer, des provisions à donner le matin, comme faisait son défunt maÃtre. Puis elle eut à régir deux domestiques, une cuisiniÚre et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. Il est inutile de dire que la cuisiniÚre et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s'aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévÚrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller. Ainsi va le monde A trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pùle et triste enfance s'était écoulée auprÚs d'une mÚre dont le coeur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette mÚre plaignit sa fille d'avoir à vivre, et lui laissa dans l'ùme de légers remords et d'éternels regrets. Le premier, le seul amour d'Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. AprÚs avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son coeur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus; puis il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son pÚre, lui avait presque coûté sa mÚre, et ne lui causait que des douleurs mÃÂȘlées de frÃÂȘles espérances. Ainsi jusqu'alors elle s'était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger. Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration l'ùme a besoin d'absorber les sentiments d'une autre ùme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomÚne humain, point de vie au coeur; l'air lui manque alors, il souffre, et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n'était ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par l'amour, par la religion, par sa foi dans l'avenir. L'amour lui expliquait l'éternité. Son coeur et l'Evangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-ÃÂȘtre n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-mÃÂȘme, aimant et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n'étaient pas les millions dont les revenus s'entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son pÚre, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut; mais le dé de sa tante, duquel s'était servie sa mÚre, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre à son doigt cet or plein de souvenirs. Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l'héritiÚre en l'entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d'une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s'efforçaient de chanter les louanges de la maÃtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumÎnier, son chambellan, sa premiÚre dame d'atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L'héritiÚre eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C'était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n'émane jamais des grandes ùmes, elle est l'apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphÚre vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérÃÂȘt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de mademoiselle Grandet, nommée par elles mademoiselle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l'accabler de louanges. Ce concert d'éloges, nouveaux pour Eugénie, la fit d'abord rougir; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s'accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l'eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été beaucoup plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu'elle mettait secrÚtement aux pieds de son idole. Elle s'habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. Monsieur le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, oÃÂč son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité sans cesse étaient vantés. L'un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l'héritiÚre. - Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente. - Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, mademoiselle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu derniÚrement offrir à monsieur Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s'il peut ÃÂȘtre nommé juge de paix. - Il veut succéder à monsieur de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend ses précautions, répondit madame d'Orsonval; car monsieur le président deviendra conseiller, puis président à la Cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver. - Oui, c'est un homme bien distingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle? Monsieur le président avait tùché de se mettre en harmonie avec le rÎle qu'il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez mademoiselle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche, et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familiÚrement à la belle héritiÚre, et lui disait Notre chÚre Eugénie! Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures de monsieur et de madame Grandet, la scÚne par laquelle commence cette histoire était à peu prÚs la mÃÂȘme que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé les mÃÂȘmes personnages et les mÃÂȘmes intérÃÂȘts. Madame des Grassins, pour laquelle Eugénie était parfaite de grùce et de bonté, persistait à tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d'Eugénie eût dominé le tableau; comme autrefois, Charles eût encore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrÚs. Le bouquet présenté jadis à Eugénie aux jours de sa fÃÂȘte par le président était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à la riche héritiÚre un gros et magnifique bouquet que madame Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrÚtement dans un coin de la cour, aussitÎt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, madame des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l'héritiÚre voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Madame des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d'Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de monsieur le président Cruchot n'était pas aussi avancé qu'on le croyait. - Quoique monsieur de Froidfond ait cinquante ans, disait-elle, il ne paraÃt pas plus ùgé que ne l'est monsieur Cruchot; il est veuf, il a des enfants, c'est vrai; mais il est marquis, il sera pair de France, et par le temps qui court trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le pÚre Grandet, en réunissant tous ses biens à la terre de Froidfond, avait l'intention de s'enter sur les Froidfond. Il me l'a souvent dit. Il était malin, le bonhomme. - Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m'écrira pas une fois en sept ans?... Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s'était d'abord trÚs bien vendue. Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. Le baptÃÂȘme de la Ligne lui fit perdre beaucoup de préjugés; il s'aperçut que le meilleur moyen d'arriver à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu'en Europe, d'acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les cÎtes d'Afrique et fit la traite des nÚgres, en joignant à son commerce d'hommes celui des marchandises les plus avantageuses à échanger sur les divers marchés oÃÂč l'amenaient ses intérÃÂȘts. Il porta dans les affaires une activité qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il était dominé par l'idée de reparaÃtre à Paris dans tout l'éclat d'une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d'oÃÂč il était tombé. A force de rouler à travers les hommes et les pays, d'en observer les coutumes contraires, ses idées se modifiÚrent et il devint sceptique. Il n'eut plus de notions fixes sur le juste et l'injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérÃÂȘts, son coeur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, ùpre à la curée. Il vendit des Chinois, des NÚgres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes; il fit l'usure en grand. L'habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l'homme. Il allait à Saint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places oÃÂč elles manquaient. Si la noble et pure figure d'Eugénie l'accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s'il attribua ses premiers succÚs à la magique influence des voeux et des priÚres de cette douce fille; plus tard, les Négresses, les Mulùtresses, les Blanches, les javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu'il eut en divers pays effacÚrent complÚtement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé; mais il reniait sa famille son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux; Eugénie n'occupait ni son coeur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créanciÚre d'une somme de six mille francs. Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. Dans les Indes, à Saint-Thomas, à la cÎte d'Afrique, à Lisbonne et aux Etats-Unis, le spéculateur avait pris, pour ne pas compromettre son nom, le pseudonyme de Sepherd. Carl Sepherd pouvait sans danger se montrer partout infatigable, audacieux, avide, en homme qui, résolu de faire fortune quibuscumque viis, se dépÃÂȘche d'en finir avec l'infamie pour rester honnÃÂȘte homme pendant le restant de ses jours. Avec ce systÚme, sa fortune fut rapide et brillante. En 1827 donc, il revenait à Bordeaux sur le Marie-Caroline, joli brick appartenant à une maison de commerce royaliste. Il possédait dix-neuf cent mille francs en trois tonneaux de poudre d'or bien cerclés, desquels il comptait tirer sept ou huit pour cent en les monnayant à Paris. Sur ce brick, se trouvait également un gentilhomme ordinaire de la chambre de S. M. le roi Charles X, monsieur d'Aubrion, bon vieillard qui avait fait la folie d'épouser une femme à la mode, et dont la fortune était aux Ãles. Pour réparer les prodigalités de madame d'Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. Monsieur et madame d'Aubrion, de la maison d'Aubrion de Buch, dont le dernier Captal mourut avant 1789, réduits à une vingtaine de mille livres de rente, avaient une fille assez laide que la mÚre voulait marier sans dot, sa fortune lui suffisant à peine pour vivre à Paris. C'était une entreprise dont le succÚs eût semblé problématique à tous les gens du monde malgré l'habileté qu'ils prÃÂȘtent aux femmes à la mode. Aussi madame d'Aubrion elle-mÃÂȘme désespérait-elle presque, en voyant sa fille, d'en embarrasser qui que ce fût, fût-ce mÃÂȘme un homme ivre de noblesse. Mademoiselle d'Aubrion était une demoiselle longue comme l'insecte, son homonyme; maigre, fluette, à bouche dédaigneuse, sur laquelle descendait un nez trop long, gros du bout, flavescent à l'état normal, mais complÚtement rouge aprÚs les repas, espÚce de phénomÚne végétal plus désagréable au milieu d'un visage pùle et ennuyé que dans tout autre. Enfin, elle était telle que pouvait la désirer une mÚre de trente-huit ans qui, belle encore, avait encore des prétentions. Mais, pour contrebalancer de tels désavantages, la marquise d'Aubrion avait donné à sa fille un air trÚs distingué, l'avait soumise à une hygiÚne qui maintenait provisoirement le nez à un ton de chair raisonnable, lui avait appris l'art de se mettre avec goût, l'avait dotée de jolies maniÚres, lui avait enseigné ces regards mélancoliques qui intéressent un homme et lui font croire qu'il va rencontrer l'ange si vainement cherché; elle lui avait montré la manoeuvre du pied, pour l'avancer à propos et en faire admirer la petitesse, au moment oÃÂč le nez avait l'impertinence de rougir; enfin, elle avait tiré de sa fille un parti trÚs satisfaisant. Au moyen de manches larges, de corsages menteurs, de robes bouffantes et soigneusement garnies, d'un corset à haute pression, elle avait obtenu des produits féminins si curieux que, pour l'instruction des mÚres, elle aurait dû les déposer dans un musée. Charles se lia beaucoup avec madame d'Aubrion, qui voulait précisément se lier avec lui. Plusieurs personnes prétendent mÃÂȘme que, pendant la traversée, la belle madame d'Aubrion ne négligea aucun moyen de capturer un gendre si riche. En débarquant à Bordeaux, au mois de juin 1827, monsieur, madame, mademoiselle d'Aubrion et Charles logÚrent ensemble dans le mÃÂȘme hÎtel et partirent ensemble pour Paris. L'hÎtel d'Aubrion était criblé d'hypothÚques, Charles devait le libérer. La mÚre avait déjà parlé du bonheur qu'elle aurait de céder son rez-de-chaussée à son gendre et à sa fille. Ne partageant pas les préjugés de monsieur d'Aubrion sur la noblesse, elle avait promis à Charles Grandet d'obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l'autoriserait, lui Grandet, à porter le nom d'Aubrion, à en prendre les armes, et à succéder, moyennant la constitution d'un majorat de trente-six mille livres de rente, à Aubrion, dans le titre de Captal de Buch et marquis d'Aubrion. En réunissant leurs fortunes, vivant en bonne intelligence, et moyennant des sinécures, on pourrait réunir cent et quelques mille livres de rente à l'hÎtel d'Aubrion. - Et quand on a cent mille livres de rente, un nom, une famille, que l'on va à la cour, car je vous ferai nommer gentilhomme de la chambre; on devient tout ce qu'on veut ÃÂȘtre, disait-elle à Charles. Ainsi vous serez, à votre choix, maÃtre des requÃÂȘtes au Conseil-d'Etat, préfet, secrétaire d'ambassade, ambassadeur. Charles X aime beaucoup d'Aubrion, ils se connaissent depuis l'enfance. Enivré d'ambition par cette femme, Charles avait caressé, pendant la traversée, toutes ces espérances qui lui furent présentées par une main habile, et sous forme de confidences versées de coeur à coeur. Croyant les affaires de son pÚre arrangées par son oncle, il se voyait ancré tout à coup dans le faubourg Saint-Germain, oÃÂč tout le monde voulait alors entrer, et oÃÂč, à l'ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il reparaissait en comte d'Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Brézé. Ebloui par la prospérité de la Restauration qu'il avait laissée chancelant, saisi par l'éclat des idées aristocratiques, son enivrement commencé sur le vaisseau se maintint à Paris oÃÂč il résolut de tout faire pour arriver à la haute position que son égoïste belle-mÚre lui faisait entrevoir. Sa cousine n'était donc plus pour lui qu'un point dans l'espace de cette brillante perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement à son ancien ami de contracter cette alliance; et lui promit son appui dans toutes ses entreprises ambitieuses. Annette était enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles, que le séjour des Indes avait rendu trÚs séduisant son teint avait bruni, ses maniÚres étaient devenues décidées, hardies, comme le sont celles des hommes habitués à trancher, à dominer, à réussir. Charles respira plus à l'aise dans Paris, en voyant qu'il pouvait y jouer un rÎle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son pÚre. Il trouva Charles en conférence avec le joaillier auquel il avait commandé des bijoux pour la corbeille de mademoiselle d'Aubrion, et qui lui en montrait les dessins. Malgré les magnifiques diamants que Charles avait rapportés des Indes, les façons, l'argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune ménage allait encore à plus de deux cent mille francs. Charles reçut des Grassins, qu'il ne reconnut pas, avec l'impertinence d'un jeune homme à la mode qui, dans les Indes, avait tué quatre hommes en différents duels. Monsieur des Grassins était déjà venu trois fois, Charles l'écouta froidement; puis il lui répondit, sans l'avoir bien compris "Les affaires de mon pÚre ne sont pas les miennes. Je vous suis obligé, monsieur, des soins que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n'ai pas ramassé presque deux millions à la sueur de mon front pour aller les flanquer à la tÃÂȘte des créanciers de mon pÚre". - Et si monsieur votre pÚre était, d'ici à quelques jours, déclaré en faillite? - Monsieur, d'ici à quelques jours, je me nommerai le comte d'Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indifférent. D'ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent mille livres de rente, son pÚre n'a jamais fait faillite, ajouta-t-il en poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte. Au commencement du mois d'août de cette année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois oÃÂč son cousin lui avait juré un éternel amour, et oÃÂč elle venait déjeuner quand il faisait beau. La pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraÃche, la plus joyeuse matinée, à repasser dans sa mémoire les grands, les petits événements de son amour, et les catastrophes dont il avait été suivi. Le soleil éclairait le joli pan de mur tout fendillée, presque en ruines, auquel il était défendu de toucher, de par la fantasque héritiÚre, quoique Cornoiller répétùt souvent à sa femme qu'on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de poste frappa, remit une lettre à madame Cornoiller, qui vint au jardin en criant "Mademoiselle, une lettre!" Elle la donna à sa maÃtresse en lui disant "C'est-y celle que vous attendez?" Ces mots retentirent aussi fortement au coeur d'Eugénie qu'ils retentirent réellement entre les murailles de la cour et du jardin. - Paris! C'est de lui. Il est revenu. Eugénie pùlit, et garda la lettre pendant un moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. La Grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait s'échapper comme une fumée par les crevasses de son brun visage. - Lisez donc, mademoiselle... - Ah! Nanon, pourquoi revient-il par Paris, quand il s'en est allé par Saumur? - Lisez, vous le saurez. Eugénie décacheta la lettre en tremblant. Il en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de Saumur. Nanon le ramassa. "Ma chÚre cousine..." - Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son coeur se serra. "Vous..." - II me disait tu! Elle se. croisa les bras, n'osa plus lire la lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux. - Est-il mort? demanda Nanon. - Il n'écrirait pas, dit Eugénie. Elle lut toute la lettre que voici. "Ma chÚre cousine, vous apprendrez, je le crois, avec plaisir, le succÚs de mes entreprises. Vous m'avez porté bonheur, je suis revenu riche, et j'ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et celle de ma tante viennent de m'ÃÂȘtre apprises par monsieur des Grassins. La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J'espÚre que vous ÃÂȘtes aujourd'hui consolée. Rien ne résiste au temps, je l'éprouve. Oui, ma chÚre cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. Que voulez-vous! En voyageant à travers de nombreux pays, j'ai réfléchi sur la vie. D'enfant que j'étais au départ, je suis devenu homme au retour. Aujourd'hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. Vous ÃÂȘtes libre, ma cousine, et je suis libre encore; rien n'empÃÂȘche, en apparence, la réalisation de nos petits projets; mais j'ai trop de loyauté dans le caractÚre pour vous cacher la situation de mes affaires. Je n'ai point oublié que je ne m'appartiens pas; je me suis toujours souvenu dans mes longues traversées du petit banc de bois..." Eugénie se leva comme si elle eût été sur des charbons ardents, et alla s'asseoir sur une des marches de la cour. "... du petit banc de bois oÃÂč nous nous sommes juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en mansarde, et de la nuit oÃÂč vous m'avez rendu, par votre délicate obligeance, mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à l'heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures? Oui, n'est-ce pas?. Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi; non, je ne dois point vous tromper. Il s'agit, en ce moment, pour moi, d'une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L'amour, dans le mariage, est une chimÚre. Aujourd'hui mon expérience me dit qu'il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouve entre nous une différence d'ùge qui, peut-ÃÂȘtre, influerait plus sur votre avenir, ma chÚre cousine, que sur le mien. Je ne vous parlerai ni de vos moeurs, ni de votre éducation, ni de vos habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. Il entre dans mes plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non; je serai plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation; il vous appartient de la connaÃtre, et vous avez le droit *240 * de la juger. Aujourd'hui je possÚde quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m'unir à la famille d'Aubrion, dont l'héritiÚre, jeune personne de dix-neuf ans, m'apporte en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de Sa Majesté, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chÚre cousine, que je n'aime pas le moins du monde mademoiselle d'Aubrion, mais, par son alliance, j'assure à mes enfants une situation sociale dont un jour les avantages seront incalculables de jour en jour, les idées monarchiques reprennent faveur. Donc, quelques années plus tard, mon fils, devenu marquis d'Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre dans l'Etat telle place qu'il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose l'état de mon coeur, de mes espérances et de ma fortune. Il est possible que de votre cÎté vous ayez oublié nos enfantillages aprÚs sept années d'absence; mais moi, je n'ai oublié ni votre indulgence, ni mes paroles; je me souviens de toutes, mÃÂȘme des plus légÚrement données, et auxquelles un jeune homme moins consciencieux que je ne le suis, ayant un coeur moins jeune et moins probe, ne songerait mÃÂȘme pas. En vous disant que je ne pense qu'à faire un mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d'enfant, n'est-ce pas me mettre entiÚrement à votre discrétion, vous rendre maÃtresse de mon sort, et vous dire que, s'il faut renoncer à mes ambitions sociales, je me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m'avez offert de si touchantes images... " - Tan, ta, ta. - Tan, ta, ti. - Tinn, ta, ta. -Toûn! - TÎun, ta, ti. - Tinn, ta, ta.... etc., avait chanté Charles Grandet sur l'air de Non piÃÂč andrai, en signant "Votre dévoué cousin, "Charles." - Tonnerre de Dieu! c'est y mettre des procédés, se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci "P. S. Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérÃÂȘts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me prÃÂȘter. J'attends de Bordeaux une caisse oÃÂč se trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette à l'hÎtel d'Aubrion, rue Hillerin-Bertin. " - Par la diligence! dit Eugénie. Une chose pour laquelle j'aurais donné mille fois ma vie! Epouvantable et complet désastre. Le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage, ni, une planche sur le vaste océan des espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant aux bras d'une rivale, la tuent et s'enfuient au bout du monde, sur l'échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau; le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D'autres femmes baissent la tÃÂȘte et souffrent en silence; elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu'au dernier soupir. Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'Eugénie aprÚs avoir lu cette horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux derniÚres paroles de sa mÚre, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté sur l'avenir un coup d'oeil pénétrant, lucide; puis, Eugénie, se souvenant de cette mort et de cette vie prophétique, mesura d'un regard toute sa destinée. Elle n'avait plus qu'à déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en priÚres jusqu'au jour de sa délivrance. - Ma mÚre avait raison, dit-elle en pleurant. Souffrir et mourir. Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir; mais elle retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminée duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier de vieux SÚvres. Cette matinée devait ÃÂȘtre solennelle et pleine d'événements pour elle. Nanon lui annonça le curé de la paroisse. Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérÃÂȘts du président de Bonfons. Depuis quelques jours, le vieil abbé l'avait déterminé à parler à mademoiselle Grandet, dans un sens purement religieux, de l'obligation oÃÂč elle était de contracter mariage. En voyant son pasteur, Eugénie crut qu'il venait chercher les mille francs qu'elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit à Nanon de les aller chercher; mais le curé se prit à sourire. - Aujourd'hui, mademoiselle, je viens vous parler d'une pauvre fille à laquelle toute la ville de Saumur s'intéresse, et qui, faute de charité pour elle-mÃÂȘme ne vit pas chrétiennement. - Mon Dieu! monsieur le curé, vous me trouvez dans un moment oÃÂč il m'est impossible de songer à mon prochain, je suis tout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n'ai d'autre refuge que l'Eglise; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez féconds pour que nous puissions y puiser sans crainte de les tarir. - Eh bien! mademoiselle, en nous occupant de cette fille, nous nous occuperons de vous. Ecoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n'avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste. - Ah! votre voix me parle au moment oÃÂč je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite. - Il est nécessaire, ma fille, de longtemps réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort. - Eh bien! la mort, la mort promptement, monsieur le curé, dit-elle avec une effrayante vivacité. - La mort! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. N'ÃÂȘtes-vous donc pas la mÚre des pauvres auxquels vous donnez des vÃÂȘtements, du bois en hiver et du travail en été? Votre grande fortune est un prÃÂȘt qu'il faut rendre, et vous l'avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l'égoïsme; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas. D'abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune? vous la perdriez peut-ÃÂȘtre. Vous auriez bientÎt mille procÚs, et vous seriez. engarriée en d'inextricables difficultés. Croyez votre pasteur un époux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donné. Je vous parle comme à une ouaille chérie. Vous aimez trop sincÚrement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu du monde, dont vous ÃÂȘtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples. En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir. - Mademoiselle, dit-elle. Ah! voici monsieur le curé. Je me tais, je venais vous parler d'affaires, et je vois que vous ÃÂȘtes en grande conférence. -Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre. - Oh! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez dans quelques instants, votre appui m'est en ce moment bien nécessaire. - Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins. - Que voulez-vous dire? demandÚrent mademoiselle Grandet et le curé. - Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d'Aubrion?... Une femme n'a jamais son esprit dans sa poche. Eugénie rougit et resta muette; mais elle prit le parti d'affecter à l'avenir l'impassible, contenance qu'avait su prendre son pÚre. - Eh bien! madame, répondit-elle avec ironie, j'ai sans doute l'esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le, curé, vous savez qu'il est mon directeur. - Eh bien! mademoiselle, voici ce que des Grassins m'écrit. Lisez. Eugénie lut la lettre suivante "Ma chÚre femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est à Paris depuis un mois... - Un mois! se dit Eugénie en laissant tomber sa main. AprÚs une pause, elle reprit la lettre. ".....Il m'a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler à ce futur vicomte d'Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés..." - Il m'écrivait donc au moment oÃÂč.... se dit Eugénie. Elle n'acheva pas, elle ne s'écria pas comme une Parisienne "Le polisson!". Mais pour ne pas ÃÂȘtre exprimé, le mépris n'en fut pas moins complet. ".....Ce mariage est loin de se faire; le marquis d'Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d'un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnés aux affaires de son pÚre, et des habiles manoeuvres par lesquelles nous avons su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu'aujourd'hui. Ce petit impertinent n'a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérÃÂȘts et à son honneur, que les affaires de son pÚre n'étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente à quarante mille francs d'honoraires, à un pour cent sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son pÚre en faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux caïman de Grandet, et j'ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d'Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m'intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Néanmoins, j'ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l'alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé de cette affaire..." Là , Eugénie rendit froidement la lettre sans l'achever. - Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons cela... - En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre pÚre, dit madame des Grassins. - Madame, vous avez huit mille cent francs d'or à nous compter, lui dit Nation. - Cela est vrai; faites-moi l'avantage de venir avec moi, madame Cornoiller. - Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que lui donna la pensée qu'elle allait exprimer, serait-ce pécher que de demeurer en état de virginité dans le mariage? - Ceci est un cas de conscience dont la solution m'est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu'en pense en sa Somme de Matrimonio le célÚbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain. Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son pÚre et y passa la journée seule, sans vouloir descendre à l'heure du dÃner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le soir, à l'heure oÃÂč les habitués de son cercle arrivÚrent. Jamais le salon des Grandet n'avait été aussi plein qu'il le fut pendant cette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eugénie, qui s'y était attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles émotions qui l'agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour répondre à ceux qui voulurent lui témoigner de l'intérÃÂȘt par des regards ou des paroles mélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment oÃÂč l'assemblée se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théùtre qui retentit dans Saumur, de là dans l'arrondissement et dans les quatre préfectures environnantes. - Restez, monsieur le président, dit Eugénie à monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne. A cette parole, il n'y eut personne dans cette nombreuse assemblée qui ne se sentÃt ému. Le président pùlit et fut obligé de s'asseoir. - Au président les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt. - C'est clair, le président de Bonfons épouse mademoiselle Grandet, s'écria madame d'Orsonval. - Voilà le meilleur coup de la partie, dit l'abbé. - C'est un beau schleem, dit le notaire. Chacun dit son mot, chacun fit son calembour, tous voyaient l'héritiÚre montée sur ses millions, comme sur un piédestal. Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait. Dire, en face de tout Saumur, au président de rester, n'était-ce pas annoncer qu'elle voulait faire de lui son mari? Dans les petites villes, les convenances sont si sévÚrement observées, qu'une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses. - Monsieur le président, lui dit Eugénie d'une voix émue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaÃt en moi. Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous. Oh! reprit-elle en le voyant se mettre à ses genoux, je n'ai pas tout dit. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J'ai dans le coeur un sentiment inextinguible. L'amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari je ne veux ni l'offenser, ni contrevenir aux lois de mon coeur. Mais vous ne posséderez ma main et ma fortune qu'au prix d'un immense service. - Vous me voyez prÃÂȘt à tout, dit le président. - Voici quinze cent mille francs, monsieur le président, dit-elle en tirant de son sein une reconnaissance de cent actions de la Banque de France, partez pour Paris, non pas demain, non pas cette nuit, mais à l'instant mÃÂȘme. Rendez-vous chez monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les créanciers de mon oncle, rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et intérÃÂȘts à cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu'à celui du remboursement, enfin veillez à faire faire une quittance générale et notariée, bien en forme. Vous ÃÂȘtes magistrat, je ne me fie qu'à vous en cette affaire. Vous ÃÂȘtes un homme loyal, un galant homme; je m'embarquerai sur la foi de votre parole pour traverser les dangers de la vie à l'abri de votre nom. Nous aurons l'un pour l'autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis si longtemps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse. Le président tomba aux pieds de la riche héritiÚre en palpitant de joie et d'angoisse. - Je serai votre esclave! lui dit-il. - Quand vous aurez la quittance, monsieur, reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les titres à mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. A votre retour, je tiendrai ma parole. Le président comprit, lui, qu'il devait mademoiselle Grandet à un dépit amoureux, aussi s'empressa-t-il d'exécuter ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu'il n'arrivùt aucune réconciliation entre les deux amants. Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé. Le président prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. Dans la matinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua les créanciers en l'Etude du notaire oÃÂč étaient déposés les titres, et chez lequel pas un ne faillit à l'appel. Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendre justice ils furent exacts. Là , le président de Bonfons, au nom de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intérÃÂȘts dus. Le payement des intérÃÂȘts fut pour le commerce parisien un des événements les plus étonnants de l'époque. Quand la quittance fut enregistrée et des Grassins payé de ses soins par le don d'une somme de cinquante mille francs que lui avait allouée Eugénie, le président se rendit à l'hÎtel d'Aubrion, et y trouva. Charles au moment oÃÂč il rentrait dans son appartement, accablé par son beau-pÚre. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille ne lui appartiendrait qu'autant que tous les créanciers de Guillaume Grandet seraient soldés. Le président lui remit d'abord la lettre suivante "Mon cousin, monsieur le président de Bonfons s'est chargé de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous. On m'a parlé de faillite!... J'ai pensé que le fils d'un failli ne pouvait peut-ÃÂȘtre pas épouser mademoiselle d'Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien jugé de mon esprit et de mes maniÚres je n'ai sans doute rien du monde, je n'en connais ni les calculs ni les moeurs, et ne saurais vous y donner les plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premiÚres amours. Pour rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l'honneur de votre pÚre. Adieu, vous aurez toujours une fidÚle amie dans votre cousine. "Eugénie." Le président sourit de l'exclamation que ne put réprimer cet ambitieux au moment oÃÂč il reçut l'acte authentique. - Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, lui dit-il. - Ah! vous épousez Eugénie. Eh bien! j'en suis content, c'est une bonne fille. Mais, reprit-il frappé tout à coup par une réflexion lumineuse, elle est donc riche? - Elle avait, répondit le président d'un air goguenard, prÚs de dix-neuf millions, il y a quatre jours; mais elle n'en a plus que dix-sept aujourd'hui. Charles regarda le président d'un air hébété. - Dix-sept... mil... - Dix-sept millions, oui, monsieur Nous réunissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de rente, en nous mariant. - Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant un peu d'assurance, nous pourrons nous pousser l'un l'autre. - D'accord, dit le président. Voici, de plus, une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu'à vous, ajouta-t-il en déposant sur une table le coffret dans lequel était la toilette. - Hé bien! mon cher ami, dit madame la marquise d'Aubrion en entrant sans faire attention à Cruchot, ne prenez nul souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d'Aubrion, à qui la duchesse de Chaulieu vient de tourner la tÃÂȘte. Je vous le répÚte, rien n'empÃÂȘchera votre mariage... - Rien, madame, répondit Charles. Les trois millions autrefois dus par mon pÚre ont été soldés hier. - En argent? dit-elle. - Intégralement, intérÃÂȘts et capital, et je vais faire réhabiliter sa mémoire. - Quelle bÃÂȘtise! s'écria la belle-mÚre. - Quel est ce monsieur? dit-elle à l'oreille de son gendre, en apercevant le Cruchot. - Mon homme d'affaires, lui répondit-il à voix basse. La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons et sortit. - Nous nous poussons déjà , dit le président en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin. - Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J'ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre. Le président était parti. Trois jours aprÚs, monsieur de Bonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Six mois aprÚs, il était nommé conseiller à la Cour royale d'Angers. Avant de quitter Saumur, Eugénie fit fondre l'or des joyaux si longtemps précieux à son coeur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, à un ostensoir d'or et en fit présent à la paroisse oÃÂč elle avait tant prié Dieu pour lui! Elle partagea d'ailleurs son temps entre Angers et Saumur. Son mari, qui montra du dévouement dans une circonstance politique, devint président de chambre, et enfin premier président au bout de quelques années. Il attendit impatiemment la réélection générale afin d'avoir un siÚge à la Chambre.. Il convoitait déjà là Pairie, et alors... - Alors le roi sera donc son cousin, disait Nanon, la Grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, à qui sa maÃtresse annonçait les grandeurs auxquelles elle était appelée. Néanmoins monsieur le président de Bonfons il avait enfin aboli le nom patronymique de Cruchot ne parvint à réaliser aucune de ses idées ambitieuses. Il mourut huit jours aprÚs avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l'habileté juridique avec laquelle il avait minuté, accurante Cruchot son contrat de mariage oÃÂč les deux futurs époux se donnaient l'un à l'autre, au cas oÃÂč ils n'auraient pas d'enfants, l'universalité de leurs biens, meubles et immeubles sans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, se dispensant mÃÂȘme de la formalité, de l'inventaire, sans que l'omission dudit inventaire puisse ÃÂȘtre opposée à leurs héritiers ou ayants cause, entendant que ladite donation soit, etc; Cette clause peut expliquer le profond respect que le président eut constamment pour la volonté, pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier président comme un des hommes les plus délicats, le plaignaient et allaient jusqu'à souvent accuser la douleur, la passion d'Eugénie, mais comme elles savent accuser une femme, avec les plus cruels ménagements. - Il faut que madame la présidente de Bonfons soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme! Guérira-t-elle bientÎt? Qu'a-t-elle donc, une gastrite, un cancer? Pourquoi. ne voit-elle pas des médecins? Elle devient jaune depuis quelque temps; elle devrait aller consulter les célébrités de Paris. Comment peut-elle ne pas désirer un enfant? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui donner d'héritier, dans sa position? Savez-vous que cela est affreux; et si c'était par l'effet d'un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre président! Douée de ce tact fin que le solitaire exerce par ses perpétuelles méditations et par la vue exquise avec laquelle il saisit les choses qui tombent dans sa sphÚre, Eugénie, habituée par le malheur et par sa derniÚre éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession de cette immense fortune, encore augmentée par les successions de son oncle le notaire, et de son oncle l'abbé, que Dieu eut la fantaisie d'appeler à lui. La pauvre recluse avait pitié du président. La Providence la vengea des calculs et de l'infùme indifférence d'un époux qui respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant, n'était-ce pas tuer les espérances de l'égoïsme, les joies de l'ambition caressées par le premier président? Dieu jeta donc des masses d'or à sa prisonniÚre pour qui l'or était indifférent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de saintes pensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame de Bonfons fut veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle à prÚs de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses maniÚres sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la sainteté d'une personne, qui n'a pas souillé son ùme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines que donne l'existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n'allume le feu de sa chambre qu'aux jours oÃÂč jadis son pÚre lui permettait d'allumer le foyer de la salle, et l'éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle est toujours vÃÂȘtue comme l'était sa mÚre. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est l'image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-ÃÂȘtre semblerait-elle parcimonieuse si elle ne démentait la médisance par un noble emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothÚque publique richement dotée, témoignent chaque année contre l'avarice que lui reprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. Ce noble coeur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc ÃÂȘtre soumis aux calculs de l'intérÃÂȘt humain. L'argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et donner de la défiance pour les sentiments à une femme qui était tout sentiment. - Il n'y a que toi qui m'aimes, disait-elle à Nanon. La main de cette femme panse les plaies secrÚtes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d'un cortÚge de bienfaits. La grandeur de son ùme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie premiÚre. Telle est l'histoire de cette femme qui n'est pas du monde au milieu du monde, qui, faite pour ÃÂȘtre magnifiquement épouse et mÚre, n'a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis quelques jours, il est question d'un nouveau mariage pour elle. Les gens de Saumur s'occupent d'elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérÃÂȘts du marquis, mais rien n'est plus faux. Ni la Grande Nanon, ni Cornoiller n'ont assez d'esprit pour comprendre les corruptions du monde. Paris, septembre 1833. Préambule et épilogue supprimés Préambule supprimé Il se rencontre au fond des provinces quelques tÃÂȘtes dignes d'une étude sérieuse, des caractÚres pleins d'originalité, des existences tranquilles à la superficie, et que ravagent secrÚtement de tumultueuses passions; mais les aspérités les plus tranchées des caractÚres, mais les exaltations les plus passionnées finissent par s'y abolir dans l AminataTraorĂ© est d'origine malienne. NĂ©e en 1947, elle arrive en CĂŽte d'Ivoire en 1963 pour rendre visite Ă  une de ses sƓurs mariĂ©e dans ce pays. Elle y rencontre son futur mari et, aprĂšs avoir obtenu un doctorat en psychologie sociale en France, s'installe en CĂŽte d'Ivoire oĂč elle occupe differents postes importants : « J'Ă©tais
Französisch ÜbersetzungFranzösisch/Englisch A A Autrefois, quand j'Ă©tais jeune Hier encore Autrefois, quand j'Ă©tais jeune, Le goĂ»t de la vie Ă©tait doux comme la pluie sur ma langue. Je jouais avec la vie comme si c'Ă©tait un jeu un peu fou Ă  la façon dont la brise du soir joue avec la flamme d'une milliers de rĂȘves que j'ai faits, les choses splendides planifiĂ©es, Je construisais toujours pour que ça dure, mais c'Ă©tait sur des sables mouvants. Je vivais la nuit et je refusais la lumiĂšre naturelle du jour. Mais maintenant, je vois les annĂ©es qui passent trop quand j'Ă©tais jeune, Tant de chansons folles attendaient pour ĂȘtre chantĂ©es, Tant de moments fous m'attendaient, Avec tant de douleurs que mon cƓur refusait de parcouru si vite ce temps et la jeunesse viens de partir. Je n'ai jamais cessĂ© de penser Ă  ce qu'Ă©tait la vie Et les conversations dont je peux encore me rappeler Ă©taient sur moi et absolument sur aucun autre la lune Ă©tait triste Et chaque folle journĂ©e apportait quelque nouvelle chose Ă  faire. J'utilisais mon age magique comme s'il Ă©tait une cloison Et je n'avais jamais vu le gaspillage et le vide jeux d'amour, j'y ai jouĂ© avec arrogance et fiertĂ© Et chaque flamme que j'allumais s'Ă©teignait aussi vite. Tous les amis que je m'Ă©tais faits semblent me quitter Et il n'y a plus que moi qui reste sur scĂšne pour finir la quand j'Ă©tais jeune... Zuletzt von am Fr, 24/04/2020 - 0944 bearbeitet Englisch EnglischEnglisch Yesterday When I Was Young
Autrefois du moins avant qu'elle ne soit repeinte début 21e siÚcle, ces rosaces étaient remplacées par de simple croix peintes en rouge. Une crypte se trouve sous l'église. Nicolas Husay, né en 1823 devint en 1842 premier organiste de l'église Notre-Dame du Mont-Carmel Devant-le-Pont à Visé. On y retrouva Le Révérend Jean de la Croix des Carmes
Deux anciens "amis" originaires de Nozay Loire-Atlantique ont Ă©tĂ© jugĂ©s pour avoir dĂ©clenchĂ© une bagarre Ă  la sortie du collĂšge Jean-Mermoz, sous les yeux d'autres parents. Par RĂ©daction ChĂąteaubriant PubliĂ© le 5 Juin 19 Ă  1103 mis Ă  jour le 5 Juin 19 Ă  1105 L'Éclaireur de ChĂąteaubriant Une violente dispute, ponctuĂ©e de coups, avait Ă©clatĂ© Ă  la sortie du collĂšge public de Nozay Loire-Atlantique entre plusieurs parents d’élĂšves. ©L’ÉclaireurDeux anciens amis » de Nozay Loire-Atlantique ont Ă©tĂ© condamnĂ©s mardi 4 juin 2019 par le tribunal de police de Nantes pour les violences » rĂ©ciproques qu’ils s’étaient infligĂ©es le 20 avril 2018, Ă  la sortie du collĂšge Jean-Mermoz, devant les parents d’ des prĂ©venus, 38 ans, avait en fait d’abord insultĂ© » ce jour-lĂ  la seconde prĂ©venue ; celle-ci lui aurait alors assĂ©nĂ© une gifle. En retour, elle avait reçu un coup de poing au flanc ». Son mari, qui l’accompagnait, avait Ă©galement Ă©tĂ© touchĂ© dans la des protagonistes n’a toutefois voulu expliciter Ă  l’audience les raisons de leur vieilles rancunes Les photos sont trĂšs Ă©loquentes », a simplement commentĂ© Ă  l’audience la prĂ©sidente du tribunal de parents d’élĂšves ont d’ailleurs dĂ» s’interposer. » Je suis dĂ©solĂ©, surtout que ça s’est passĂ© devant un collĂšge et que ces histoires remontent Ă  X temps », a regrettĂ© l’homme devant la moi j’étais tranquille dans ma voiture avec mes enfants, quand ils sont venus me voir
 Je tenais aussi Ă  vous dire qu’ils s’en sont Ă©galement pris Ă  ma compagne sur son lieu de travail. » C’était un hasard si on l’a trouvĂ©e lĂ -bas », a rĂ©pondu son ancienne amie ». C’est une grosse amitiĂ© qui s’est brisĂ©e pour trois fois rien », a-t-elle dĂ©plorĂ© pour sa tenu de leurs casiers judiciaires pratiquement vierges, la procureure avait requis 300 € d’amende pour le trentenaire et 150 € pour la jeune femme. Le premier a finalement Ă©copĂ© pour ces faits de 400 € d’amendes, mais avec sursis ; idem pour la seconde ces 150 € sont assortis du en ce moment sur ActuGF PressPepperCet article vous a Ă©tĂ© utile ? Sachez que vous pouvez suivre L'Éclaireur de ChĂąteaubriant dans l’espace Mon Actu . En un clic, aprĂšs inscription, vous y retrouverez toute l’actualitĂ© de vos villes et marques favorites.
VIH: une « gĂ©nĂ©ration sans sida » Ă  l’horizon 2030
Lynda Lemay Feutres et pastels 2013 Lyrics J'ai pas toujours Ă©tĂ© facile avec toi Quand y fallait ĂȘtre tranquille, je l'Ă©tais pas Combien de fois comme un idiot J'me suis mis les pieds dans les plats Et les bottines dans des trous d'eau? Combien j'ai causĂ© de dĂ©gĂąts Dans ta cuisine et dans ton dos? Quand j'Ă©tais p'tit gars Quand j'Ă©tais p'tit gars J'mettais mes habits du dimanche en lambeaux Je salissais tes nappes blanches de gĂąteau Combien de fois tu t'es plantĂ©s Pendant des heures sur le balcon En m'attendant, extĂ©nuĂ©e D'avoir mille fois criĂ© mon nom Pendant que j'ignorais ta voix? Quand j'Ă©tais p'tit gars Quand j'Ă©tais p'tit gars J'ai pas toujours Ă©tĂ© docile avec toi J'me comportais en imbĂ©cile quelquefois J'ai dit des choses Ă  haute voix Qui te mettaient dans l'embarras J'faisais exprĂšs d'ĂȘtre grossier MĂȘme si j'savais que t'Ă©tais gĂȘnĂ©e Et quand tu t'mettais Ă  pleurer J'te consolais pas J'te consolais pas Mais aujourd'hui je veux te prendre dans mes bras Non je n'ai rien connu de plus tendre que toi Dans cette vie remplie de drames OĂč j'ai vu dĂ©filer les femmes Alors qu'aucune d'entre elles n'avait ton Ăąme Mais aujourd'hui je veux te demander pardon Te dire merci d'avoir autant criĂ© mon nom Il n'y a pas de chanson plus belle Que celle de ta voix qui m'appelle Comme autrefois Quand j'Ă©tais p'tit gars J'ai pas toujours Ă©tĂ© facile Ă  Ă©lever J'prenais mĂȘme pas mes ustensiles pour manger Avec tes sacs, je t'aidais jamais Quand tu revenais d'faire l'Ă©picerie J'volais en cachette ta monnaie Puis je m'achetais des sucreries J'faisais exprĂšs d'ĂȘtre impoli Quand j'Ă©tais p'tit gars Quand j'Ă©tais p'tit gars J'ai pas toujours Ă©tĂ© facile Ă  aimer Quand tu m'parlais de ton Évangile, je m'en moquais Mais tu m'as aimĂ© sans relĂąche Avec mes dĂ©fauts par milliers Mes bottes qui te faisaient des taches Partout sur tes planchers cirĂ©s Que tu t'Ă©puisais Ă  laver Quand j'Ă©tais p'tit gars Quand j'Ă©tais p'tit gars Aujourd'hui le temps pa**e trop vite avec toi DĂ©jĂ  tes doux cheveux blanchissent sous mes doigts Et sous leurs cendres, il y a ta braise Et tout c'que tu n'as pas pu vivre De petits et de plus grands rĂȘves Alors que t'Ă©crivais mon livre Alors que j'Ă©tais ton Ă©lĂšve Et que j'refusais de te suivre J'ai pas toujours Ă©tĂ© patient avec toi Pourtant on dirait qu'a prĂ©sent, je sais pas Comment j'pourrais retenir les heures Et te les offrir en cadeau Comment j'pourrais nourrir ton cƓur De ces millions de bonds qu'il faut Pour que toujours tu restes lĂ  Parce que ton p'tit gars Il a besoin de toi Si j'te promets qu'en entrant dans ta maison DĂ©sormais je m'arrĂȘterai au pailla**on Et j'y dĂ©pos'rai mes chaussures Sales de pas qui tournent en rond Si j'te promets d'ĂȘtre mature Et de manger d'la bonne façon Vas-tu encore crier mon nom, maman Depuis ton balcon? Oui, aujourd'hui je veux te prendre dans mes bras Non je n'ai rien connu de plus tendre que toi Dans cette vie remplie de drames OĂč j'ai vu dĂ©filer les femmes Alors qu'aucune d'entre elles n'avait ton Ăąme Mais aujourd'hui je veux te demander pardon Te dire merci pour les repas, pour le savon Et pour les draps qui sentaient bon Et pour papa, dans le salon Qui m'grondait pas Parce que t'Ă©tais lĂ  Il n'y a pas de chanson plus belle Que celle de ta voix qui m'appelle Comme autrefois Quand j'Ă©tais p'tit gars
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