powerrangers dino charge Ă©pisode 1 streaming vf; cuore di ferro Ăš una metafora o una similitudine; centrale physique 1 pc 2020 corrigĂ©; dissertation sur les progrĂšs scientifiques et techniques cauchemar Ă l'hĂŽtel streamingInfosDiffusionsCastingRĂ©sumĂ©Philippe Etchebest se rend Ă Bellegarde, une ville dans laquelle HĂ©lĂšne et Guy se sont lancĂ©s dans l'hĂŽtellerie par passion. VoilĂ dix ans qu'ils ont acquis un Ă©tablissement, mais leur rĂȘve s'est vite transformĂ© en cauchemar des prix trop Ă©levĂ©s, un manque de visibilitĂ© et trop peu de contact avec les gens de la rĂ©gion ont contribuĂ© Ă faire pĂ©ricliter leur affaire. HĂ©lĂšne vit quasiment cachĂ©e dans son hĂŽtel et ne sait plus quoi faire pour ramener des clients. Et la personnalitĂ© d'HĂ©lĂšne ne va pas simplifier la tĂąche de Philippe... Heureusement, une jeune Ă©quipe est en place pour que les choses changent et, ensemble, ils feront tout pour ramener du monde dans l'Ă©tablissementGenreTĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©AnnĂ©e de sortie2014AvecPhilippe EtchebestInfos supplĂ©mentairesâAvis des internautes 1Vous avez aimĂ© ce programme ? ï»żPourla premiĂšre fois, Philippe Etchebest va partir en mission pour aider le gĂ©rant d'un hĂŽtel en difficultĂ©. Sa tĂąche sera particuliĂšrement difficile. Qu'il s'agisse de l'accueil, du mĂ©nage, des services ou des prestations, les problĂšmes ne vont pas manquer. C'est Ă Aix-les-Bains, ville thermale, qu'un hĂŽtel 3 Ă©toiles a fait appel Ă Philippe Etchebest. Cette bĂątisse historique Episode 01 Titre L'Angler's LodgeTitre original Angler's LodgeAnnĂ©e de production 2013Pays France Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 1 de la saison 3 Gordon Ramsay est Ă Island Park dans l'Idaho. Dave et Dede dirigent L'Angler's Lodge, un hĂŽtel-restaurant familial. C'est Dave qui a tout construit... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes. Episode 02 Titre Le Vienna Restaurant & Historic InnTitre original Vienna InnAnnĂ©e de production 2013Pays France Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 2 de la saison 3 Gordon Ramsay est Ă Southbridge, dans le Massachusetts, pour tenter de sauver le Vienna Restaurant & Inn, un hĂŽtel-restaurant achetĂ© en 2000 par Jo... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes. Episode 05 Titre Le Lake View HotelTitre original Lakeview HotelAnnĂ©e de production 2013Pays France Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 5 de la saison 3 Gordon Ramsay se rend Ă Chelan dans l'Ătat de Washington pour tenter de sauver le Lake View Hotel. Les propriĂ©taires, Brent et Afni Macdonald, sont... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes. Episode 06 Titre Le Brick HotelTitre original Brick HotelAnnĂ©e de production 2013Pays France Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 6 de la saison 3 Gordon Ramsay se rend Ă Newtown, en Pennsylvanie, pour sauver le Brick Hotel. Verindar Kaur et son fils CJ ont rachetĂ© l'Ă©tablissement en 2006, pen... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes. Episode 07 Titre Le Beachfront Inn and InletTitre original The Beachfront Inn and InletAnnĂ©e de production 2014Pays France Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 7 de la saison 3 Gordon Ramsay se dĂ©place Ă Fort Pierce. C'est ici que se trouve le Beachfront Inn, un Ă©tablissement ouvert en 2012 par Brian Paul. Avant, Brian gĂ©r... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes. Episode 08 Titre Le Landoll's Mohican CastleTitre original The Landoll's Mohican CastleAnnĂ©e de production 2013Pays France , Etats-Unis Genre DurĂ©e 140 min Synopsis de l'Ă©pisode 8 de la saison 3 Gordon Ramsay intervient au Landoll's Mohican Castle », un chĂąteau au coeur de l'Ohio tenu par Marta Landoll et son fils Jimmy. AprĂšs avoir vendu... Bande-annonce Vous regardez Cauchemar Ă l'hĂŽtel. Votre bande-annonce dĂ©marrera dans quelques secondes.
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Des charlatans prĂ©conisent leur orviĂ©tan et leur poudre â â i Digitized by Googl 2 LâABBESSE DE MONTMARTRE de perlimpinpin, ou arrachent les dents Ă quelques ba- dauds. Plus loin, on montre des chiens et des singes savants. Pendant longtemps, pour ces derniers, on avait perçu, au passage du Petit-ChĂątelet, quatre deniers de droit dâentrĂ©e, ce dont les jongleurs purent se dispenser dans la suite, en faisant gambader leurs singes devant le pĂ©ager. De lĂ est venu le proverbe Payer en monnaye de singe. Aux cabarets de la foire on boit et on chante. De mignards cordeliers et prescheurs, des abbĂ©s musquĂ©s, comme il y en avait alors, vont dâune loge Ă lâautre, riant et secouant leurs mouchoirs frisĂ©s. Puis ce sont des Ă©co- liers turbulents ou des pages faisant mille niches aux pai- sibles bourgeois. On voit aussi circuler des groupes avinĂ©s, composĂ©s pĂȘle- mĂȘle de lansquenets, de laquais et de pĂšres frapparts, dodelinant de la tĂȘte et barytonant, » comme eĂ»t dit feu le plaisant Rabelais. Tout Paris sâest donnĂ© rendez-vous au faubourg Saint- Germain. Henri IV et sa cour nâont eu garde de ne pas venir sâĂ©- jouir au grand Ă©battement. Le BĂ©arnais aimait Ă voir lâallĂ©- gresse populaire. , Mais voici encore nos vieilles connaissances, les com- mĂšres que nous avons vues deviser, Ă Montmartre, sur la procession de Saint-Denis . Câest Jehanne la Jocette, Mar- the lĂ LouvĂšte et dame Perronnelle la Bidaude. Jean GuillĂȘ, le quĂ©reur de pardons, nây a pas manquĂ© non plus ; il les accompagne. Seulement le diseĂčr de chapelets avait prospĂ©rĂ© on le devinait Ă ses chausses et Ă son pour- point de drap neuf, et surtout Ă sa volumineuse montre-hor- I6ge, suspendue au cou. Lâusage de ces montres sâĂ©tablit Ă Paris sons le rĂšgne de Henri IV. â Jamais, disait la Jocette, la foire Saint-Germain ne fut aussi belle, nâest-ce pas, pĂšre Guille t Digitized by Goo Eâ ABBESSE DE MONTMARTRE 3 â Elle est redevenue ce quâelle Ă©tait avant la Ligue, rĂ©- pondit le quĂ©reur de pardons. â Est-ce un mal ? demanda la LouvĂšte. â Câest un vrai lieu de perdition, dame Marthe. Ou y perd son argent, sa raison et la vie parfois. Hier encore, mâa-t-on dit, des Ă©coliers mutinĂ©s se sont pris de querelle avec des laquais. Plusieurs furent tuĂ©s, et lâun de ces der- niers coupa les deux oreilles Ă un clerc de la Basoche çt les lui mit dans sa pochette. . â Quelle horreur ! Mais pourquoi y venez-vous doue , saint homme? â Câest que... câest que, dit le cafard ligueur assez Ăšm- barrassĂ©, dame Jocette lâa voulu, et je... â Taisez-vous, Jean Guille, interrompit Jehanne qui, grĂące aux poulardes et autres friandises de son Ă©choppe, dont elle le bourrait, avait conquis sur le vieux garçon, de- venu riche, une influence presque... lĂ©gitime. Taisez-vous! vous ne vous faisiez dĂ©jĂ pas tant tirer lâoreille. â Et puis, fit observer Perronnelle, voyez tous ces rĂ©vĂ©- rends pĂšres ils ne se montrent nullement scandalisĂ©s. â De plus, ajouta la LouvĂšte, cette foire fait gagner maint teston et escu soleil Ă tous ces cabaretiers, comĂ©diens, jouailliers, marchands de toiles, de draps, menus nĂ©goces et autres affiquets. â Câest pourtant vrai, pĂšre Guille. Parce que vous avez arrondi votre sac, en faisant des priĂšres et momeries pour les autres, il ne faut pas condamner ce qui peut garnir lâes- carcelle de tant de pauvres gens vendant marchandise plus profitable. â La LouvĂšte ! vous sentez lâhĂ©rĂ©sie.,. â Mais non le roussi. On ne brĂ»le plus les hĂ©rĂ©tiques... heureusement. Notre bon roi Henri a mis ordre Ă cela. â Il devrait bien aussi mettre ordre Ă votre langue. â PĂšre Guille ! dit Jehanne , vous plairait-il de nous ra- Digitized by Google 4 LâABBESSE DE MONTMARTRE conter, vous qui savez tant de choses, lâhistoire de cette foire Saint-Germain. â Volontiers. AprĂšs les troubles sous Charles VI et Charles VII, lâabbĂ© et les religieux de Saint-Germain-des- PrĂ©s, qui avaient Ă©prouvĂ© de grandes pertes, obtinrent du roi Louis XI, comme dĂ©dommagement, le droit dâĂ©tablir une foire franche en ce lieu, oĂč sâĂ©levait autrefois lâhĂŽtel de Navarre. â LĂ ! vous voyez bien. Ce sont les moines de Saint- Germain qui ont créé ce que vous appeliez un lieu de per- dition. â La durĂ©e de la foire, poursuivit sans se dĂ©concerter Jean Guille, Ă©tait dâabord de huit jours. Elle se continua ensuite pendant tout le carnaval et une grande partie du carĂȘme, pour ne finir quâaux Rameaux. â En plein carĂȘme ! fit encore remarquer la LouvĂšte. Preuve que nos rois et nos moines nây regardaient pas de si prĂšs. â On construisit, continua le ligueur, cent quarante loges en 1486, qui furent plus tard, en 1511, rĂ©tablies soli- dement par lâabbĂ© Guillaume Briçonnet. Elles firent lâad- miration de la cour et de la ville. Vous les avez lĂ devant vous, ces belles constructions en charpente, Ă la suite les unes des autres, au bout desquelles se trouve le Champ crottĂ©, pour la vente des bestiaux. â On entend dâici beugler les bĆufs. â MalgrĂ© la parade qui vient de commencer Ă la loge des Gelosi, sâĂ©cria la Jocelte. Ah I Voyez donc les belles dames italiennes et leurs compagnons sur les trĂ©teaux! â Et Ă cĂŽtĂ©, ajouta le pĂšre Guille, Ă la loge des comĂ©- diens français, voilĂ le pitre qui prĂ©lude sur le tabourin. â Mais le roi et sa cour ne sont-ils pas chez les comĂ©- diens, Ă entendre une farce ? on nous le disait tout Ă lâheure. â Le BĂ©arnais y Ă©coute la Farce joyeuse de Toanon. LâABBESSE DE MONTMARTRE â La reine y est-elle? â Elle sâest gardĂ©e dâaccompagner le BĂ©arnais cette fois, comme il y a huit jours Ă lâhĂŽtel de Bourgogne elle savait que la marquise de Verneuil avait Ă©tĂ© invitĂ©e. â Mademoiselle Henriette dâEntragues ! â La seconde reine. Marie de MĂ©dicis en est jalouse, et il y a de quoi. â Le roi nâavait-il point promis le mariage Ă la mar- quise, aprĂšs la mort de cette pauvre Gabrielle empoi- sonnĂ©e ? â Il le lui avait promis par Ă©crit, malgrĂ© Rosny. Les Italiens, rĂ©unis sur les trĂ©teaux, devant leurs loges, avaient commencĂ© leur ampoulĂ© boniment, avec force mu- sique de flĂ»tes et de cimballes, et Ă grand renfort de grosse caisse. A leur cĂŽtĂ©, pour faire concurrence, quelques-uns des co- mĂ©diens français, tandis que lâon finissait la reprĂ©sentation dans lâintĂ©rieur par Mirtil , bergerie dâAbradan, entrepre- naient une grosse farce sur leurs trĂ©teaux Ă eux, afin dâatti- rer les Parisiens. Tout cela faisait un tintamarre discordant de cris et de sons Ă se boucher les oreilles. Mais cette cacophonie, loin de chasser les promeneurs, les badauds, comme dĂ©jĂ Ra- belais avait nommĂ© nos pĂšres, les faisait accourir de toutes parts. Nos commĂšres entraĂźnĂšrent maĂźtre Guille, pour jouir de la double parade. Aux Italiens, oĂč lâon jouait la pantomime, se voyaient le Milanais Scaramouche, gourmand, paresseux et menteur, câest-Ă -dire le Pierrot enfarinĂ© de nos jours ; je VĂ©nitien Pantaleone ; lâArlequin bergamesque, toujours vainqueur de son infortunĂ© rival; le Polichinelle napolitain el signor Pulcinella ou le mauvais sujet. A ces types du mime italien, sâĂ©taient joints des per- sonnages indigĂšnes le malheureux et beau LĂ©andre; le Digitized by 6 LâABBESSE DE MONTMARTRE pĂšre Cassandre, toujours conspuĂ© et battu, et la charmante et lĂ©gĂšre Colombine. A la loge des comĂ©diens français, qui, ce jour-lĂ , repre- naient leurs jeux, suspendus pendant une semaine par suite des prĂ©tentions des MaĂźtres ou ConfrĂšres de la Passion , lesquels avaient invoquĂ© leurs privilĂšges, on admirait sur- tout les comĂ©diens Legrand, Gros-Guillaume et Gauthier- Garguille. Le premier, sous le nom de Turlupin dâoĂč tur- lupiner et turlupinade, prĂ©ludait alors, sur les trĂ©teaux fo- rains, Ă ses succĂšs futurs de lâhĂŽtel de Bourgogne, berceau du ThĂ©atre-Français. AsescĂŽtĂ©s, on applaudissait aussi PĂšre La Rancune, le rai- sonneur ; Ragotin, qui remplissait en robe de chambre les grands rĂŽles, les Ajax et les Agamemnon ; le superbe Floridor, lâamoureux; la tendre Isabelle, qui faisait les jeunes princesses, et la belle ElĂ©onore dans ses rĂŽles de co- quette. BientĂŽt la grosse farce, avec les bouffonneries de Gau- thier-Garguille et les robineries de Turlupin, lâemporta, chez les descendants des Gaulois, sur la pantomime italienne, et les maniĂšres plus affĂ©tĂ©es d'el signor Pulcinella et de sa compagnie. Nos commĂšres sâĂ©taient rapprochĂ©es de la loge des Fran- çais, et nâavaient plus dâoreilles que pour les turlupinades. La farce qui servait de boniment Ă©tait fort plaisante et provoquait de fous rires. Gros-Guillaume remplissait le rĂŽle dâun lansquenet alle- mand, malheureux dans son mĂ©nage. Sa femme Gretchen , le trompait avec le beau Floridor, et Turlupin se gaudissait de lui avec' force grimaces et joberies. Dans la foĂŒle, on se dĂ©sopilait la rate. Un seul des spectateurs ne riait point. Il regardait et Ă©coutait, Ă quelques pas de Jean Guille et de ces dames ; les mains derriĂšre le dos, fronçant de plus Digitized by GoogI LâABBESSE DE MONTMARTRE T en plus ses sourcils gris, il grommelait de temps en temps des paroles inintelligibles. Cet homme Ă©tait arrivĂ© Ă la foire dâun pas lourd, consb- dĂ©rant tout avec flegme, mais paraissant nĂ©anmoins cher- cher quelquâun. Sa tournure, sa corpulence et sa mise avaient fait sourire maint Parisien. Devant la baraque des comĂ©diens français, lâaccoutrement et la physionomie de Gros-Guillaume lâavaient frappĂ©, et il sâĂ©tait arrĂȘtĂ©. â Diens ! diens ! sâĂ©tait-il dit, câĂȘdre un bays, ça... un Landsknecht!... Et il me ressemble un beu. Effectivement, Gros-Guillaume, le cĂ©lĂšbre farceur, Ă©tait un franc ivrogne, bourgeonnĂ©, gros, gras et ventru. Il nâap- paraissait jamais sur la scĂšne que garrottĂ© de deux ceintures, lâune au-dessous du nombril, et lâautre sur la poitrine. Ces deux ceintures, disent les chroniqueurs du temps, le met- taient en tel Ă©tat, quâon lâeĂ»t pris pour un tonneau. Une cruelle maladie dont il Ă©tait atteint, le venait quelquefois attaquer si rapidement au milieu de son rĂŽle, quâil en jetait des larmes ; et ces traits de douleur, imprimĂ©s sur son vi- sage, faisaient souvent partie de la farce. Quant au personnage qui sâĂ©tait arrĂȘtĂ© devant la loge, et qui trouvait quâil y avait quelque ressemblance entre lui et le lansquenet Gros-Guillaume, sa ventrositĂ© et son habille- ment Ă©taient encore plus remarquables que ceux de lâancien boulanger Robert GuĂ©rin, câest-Ă -dire de Gros-Guillaume. CâĂ©tait ce quâon pouvait appeler un vrai bedon, aussi membru et fort de carrure que haut de taille. Sa rouge trogne sans barbe, aux joues bouffies et au tri- ple menton qui Ă©crasait son rabat, Ă©tait encadrĂ©e par une chevelure fauve et inculte sur laquelle avait peine Ă tenir un petit casque Ă plume de coq. Sur son gambesou de peau Ă©tait passĂ©e une cuirasse mĂ©diane, et ses chausses, Ă©gale- ment de peau, sâenfonçaient dans de larges houseaux de cuir, garnis -d'Ă©perons. Digitized by Google 8 LâABBESSE DE MONTMARTRE Une formidable Ă©pĂ©e Ă poignĂ©e monstrueuse, qui devait dater de lâĂ©poque de Philippe- Auguste, Ă©tait attachĂ©e Ă un baudrier derriĂšre le dos ; la pointe en louchait presque les talons, tandis que la poignĂ©e atteignait lâĂ©paule. DâĂ©pais gants de daim complĂ©taient ce costume dâun hobereau de province ou dâun capitaine d'aventuriers. Gros-Guillaume, dans son rĂŽle de lansquenet dâoutre- Rhin, venait de surprendre le galant Floridor contant fleu- rette Ă sa femme, et lâappelant sa chĂšre Gretchen. â DerTeufel! marmotta le gĂ©ant pansu. Il lâavre abbelĂ© engore Gretchen... CâĂȘtre le nom de mongoguine de femme Est-ce quâils gonnaĂźtraient mes malheurs de mĂ©nache ?.. Ah ! mein Gott ! LĂ -dessus, il poussa un soupir Ă Ă©corner un bĆuf. Le lansquenet Gros-Guillaume, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait entrĂ© dans une grande colĂšre, criant, menaçant, gesticulant et ba- ragouinant lâallemand. â Der Teufel! rognonna de plus belle lâhomme aux chausses de peau. Che grois guâil me gontrefait celui-lĂ !... Egudons... ia, Ă©gudons! Floridor se sauve Ă lâautre bout des trĂ©teaux, et le lans- quenet le poursuit. Survient le rousseau Turlupin, qui se glisse en rampant devant lâAllemand et le fait tomber le nez contre terre. Les rires Ă©clatĂšrent tout autour de notre gros spectateur. â Est-ce guâils rient de moi ? se demanda celui-ci en re- gardant Ă la ronde. O ho ! nus allons voir un beu. Et dâun coup dâĂ©paule, il fit passer sa grande Ă©pĂ©e en avant. Le lansquenet sâĂ©tait relevĂ©, aidĂ© par le facĂ©tieux Turlu- pin, qui lâĂ©poussetait et le consolait de sa mĂ©saventure avec une commisĂ©ration ironique. LâAllemand se tenait le nez en hurlant. Pendant ce temps, le beau Floridor avait rejoint Gretchen et lâembrassait. Voyant cela, toute sa colĂšre revenait au mari, qui, en ba- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 9 ragouinant de plus belle, voulut sâĂ©lancer sur le godelu- reau. Mais Turlupin le retint brusquement par la casaque. Le lansquenet se retourne furieux, mais voit Turlupin qui paraĂźt niaisement occupĂ© Ă attraper des mouches. Il veut se prĂ©cipiter de nouveau; il se sent retenu encore, fait volte-face et aperçoit toujours le niquedouille gobant des mouches. Cette scĂšne se renouvelle plusieurs fois, au milieu de lâhUaritĂ© gĂ©nĂ©rale. â Tarteiffle! sâĂ©crie enfin le lansquenet en francisant le jurement tudesque, et il veut assĂ©ner Ă Turlupin un gros coup de poing, que celui-ci esquive, mais qui, donnĂ© dans le vide, fait perdre lâĂ©quilibre au pauvre mari. Nouvelle scĂšne de condolĂ©ance jouĂ©e un instant par Tur- lupin. Mais le lansquenet, entendant un gros baiser appliquĂ© sur la joue de Gretchen, bondit sur le groupe amoureux, qui sâefface, et le malheureux fait une troisiĂšme culbute dont sâĂ©bouffent tous les assistants. Cette farce, comme on voit, Ă©tait bien dans les mĆurs de lâĂ©poque. â Ah ! der Teufel ! sâĂ©cria enfin tout haut, de sa voix la plus grosse, lâhomme Ă la cuirasse. Ăa ne se bassera pas comme ça, Donner und Hagel ! Il avait dĂ©jĂ tirĂ© son Ă©norme Ă©pĂ©e et, bousculant ceux qui se tenaient devant lui, il cherchait Ă fendre la foule pour courir vers les trĂ©teaux et venger son compatriote le lans- quenet, ou plutĂŽt son propre honneur, quâil croyait attaquĂ© par cette scĂšne bouffonne. Mais on lâentoure, vingt bras sâavancent et le retiennent. Furieux, il veut jouer de son Ă©pĂ©e. On le dĂ©sarme, non sans peine, toutefois. Il pousse des jurements si sonores quâon les eĂ»t dit passĂ©s par un porte-voix, et adresse en al- lemand des malĂ©dictions sans nombre Ă la perfide Gret- chen. La coquette ElĂ©onore, frappĂ©e dâune terreur rĂ©elle Ă la vue Digitized by Google 10 * L'ABBESSE DE MONTMARTRE le cet autre Allemand, un vrai Allemand, qui voulait, lâĂ©pĂ©e Ă la main, la punir, elle, son Floridor et le complice Turlu- pin, sâĂ©tait enfuie dans lâintĂ©rieur de la baraque, en jetant les hauts cris; tandis que le lansquenet, ou plutĂŽt lâinoffen- sif Gros-Guillaume, demeurait lĂ la bouche bĂ©ante, et ne comprenait point ce secours inappelĂ© qui lui venait si in- tempestivement. Les cris dâĂlĂ©onore Gretchen avaient fait lever toutes les tĂȘtes dans la loge. Le roi lui-mĂȘme, qui avait ri comme un bossu Ă la Farce joyeuse de Toanon,e t qui Ă©coutait maintenant tout attendri, les vers dâAbradan, cĂ©lĂ©brant les amours pastorales dans sa bergerie de Mirtil, le roi lui-mĂȘme sâĂ©tait retournĂ©. Il ne faut nullement sâĂ©tonner que Henri IV et sa cour se soient plu Ă assister Ă une reprĂ©sentation dans ce théùtre forain. Nos pĂšres Ă©taient faciles Ă contenter, et les piĂšces que lâon jouait Ă lâhĂŽtel de Bourgogne ne valaient pas mieux que celles de la foire. Les farces et les sotties formaient encore en grande partie le rĂ©pertoire du futur Théùtre-Fran- çais, bien que Hardy se fĂ»t engagĂ© Ă fournir six tragĂ©dies par an; mais quelles tragĂ©dies! SâĂ©tant enquis de la cause du tumulte devant la loge et de la frayeur de la coquette ElĂ©onore, Ă laquelle il ne dĂ©dai- gna pas de sourire, ce qui fit froncer les sourcils Ă la mar- quise de Verneuil, assise Ă ses cĂŽtĂ©s, le roi se tourna vers sa suite â Monsieur de Fontaine et vous, Castaignac, dit-il, allez donc voir quel est lâauteur de pareille algarade... Vous ar- rĂȘterez ce malotru qui ose interrompre le spectacle donnĂ© pour lâamusement de mon bon peuple. Marcel et le Gascon sortirent et aperçurent le ventripo- tent Allemand se dĂ©battant au milieu de la foule. â HĂ©, milladious! sâĂ©cria Castaignac, jâai dĂ©jĂ vu quel- que part cette tĂȘte de SilĂšne et cette grosse panse. â Que vois-je? disait en mĂȘme temps Marcel. Mes yeux Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 11 ne me trompent-ils pas ? Est-ce bien lui ?... Lui , Ă Paris , â Qui donc, monsieur de Fontaine ? â Mon brave et cher maĂźtre, le capitaine Gargantua ! Notre jeune homme fendit la foule, suivi du Gascon, et voulut sauter au cou de lâĂ©norme personnage, quâĂ la vue de lâuniforme de lâofficier des gardes les bourgeois avaient lĂąchĂ©. Mais le reĂźtre, ne reconnaissant pas dâabord son ancien Ă©lĂšve, et croyant quâon voulait lui mettre la main au collet pour lâarrĂȘter, repoussa Marcel en laissant Ă©chapper un formidable juron. â Mais câest moi, mon bon capitaine, lui dit lâofficier. â Gui vus ? â Marcel, que vous fĂźtes tant sauter et ferrailler Ă Us- son. â Ah! meiti Gott!... sâĂ©cria Gargantua, dont le visage passa subitement du rouge cramoisi Ă une pĂąleur relative... je... je... me sens dut trĂŽle. Il en Ă©tait effectivement tout saisi, le gros reĂźtre; il ou- vrait de grands yeux, frappait sur sa cuirasse et semblait suffoquer de joie. Enfin il ouvrit ses bras, Marcel sây jeta, et Gargantua fail- lit lâĂ©touffer en le serrant contre sa poitrine bardĂ©e de fer. â Mais gue vus ĂȘtes donc choli comme ça, et crand!... bas gros burdant... câest bas gomme moi, dit le capitaine dâune voix aussi flĂ»tĂ©e que possible, aprĂšs avoir Ă©cartĂ© de lui le jeune homme, comme pour bien lâadmirer. â Par quel hasard ĂȘtes-vous Ă Paris, mon cher capitaine ? demanda Marcel. â Oh ! ce nâĂȘdre bas un hasard du tut. Che venais tâa- pord bur le roi... et buis bur vus, mon bedit ami. â Le roi ? â la, ia , che le cherche. Us mâont tit gomme ça au Louvre, quâil ĂȘdre Ă cette foire avec vus. Digitized by Google 15 LâABBESSE DE MONTMARTRE â En effet, il est lĂ -dedans Ă Ă©couter la fin de la reprĂ©- sentation. â En ce gas nous avons le demps de poire un bedit cup... gar, voyez-vus, ça mâavoir tonnĂ© pien soif de vus voir et de vus embrasser gomme ça... Le goeur, il mâavre dournĂ©, der Teufel!... Denez! voilĂ un gabaret. â Merci. Le roi pourrait sortir pendant ce temps. Et que voulez-vous Ă Sa MajestĂ© ? â Lui tonner cette lettre de madame Marquerite. Câest drĂšs-bressĂ© et drĂšs-imbordant ! â Une lettre de la reine Marguerite ! Donnez ! je vais la remettre. Demeurez en compagnie de M. de Castaignac. â Du Casgon ! Diens ! che le regonnais maindenant. â EnchantĂ©, capitaine, interrompit le cadet tandis que Marcel entrait dans la loge avec la lettre. HĂ© ! moi aussi, cadĂ©dis, je me disais que votre bonne figure ne mâĂ©tait point inconnue. Vous nâavez point maigri, mon brave. â Câest la vĂ©ridĂ©. La nurridure, il ĂȘtre apondante Ă la burg tâUsson, et le vin bas mauvais... Ah! châyavre eu mon gondent... Mais vus nâavez bas encraissĂ©, vus! Les cham- bes, il ĂȘdre gomme des Ă©jalas de vigne. â Que voulez-vous, mon cher? Câest la guerre... â Oh ! la querre, il ĂȘtre une pien driste chose. Châaime mieux la baix, lieber Gott! et y ĂȘdre pien dranguille tevant une ponne dable. â Mais vous aviez de la barbe autrefois, capitaine? â Che ne tis pas, mais che suis tevenu un homme hon- nĂȘde et baisible... et puis, matame Marguerite, une ponne maĂźdresse! il mâavre tit que che ressemblais Ă un borc- Ă©bic. â Pourtant, capitaine, puisque vous ĂȘtes devenu dâune humeur si douce, aprĂšs avoir Ă©tĂ© tant batailleur, pourquoi ce casque, cette armure et cette gigantesque Ă©pĂ©e ? â Oh ! bur la rute seulement. Châavre fini bar truver ça Ă la salle dâarmes dâUsson, mais bas sans beine. Digitized by Googl LâABBESSE DE MONTMARTRE 13 â Je le crois, avec votre corpulence. â Le gasque est un beu bedit. Dut est maindenant drop bedit bur moi, mĂȘme les vidregomes. Quand je beux, che pois au donneau dans les auperches. â Cela ne fait pas lâaffaire du cabaretier. â Dant bis ! A un villacbe on mâa jerjĂ© guerelle bur ça. Ils avre voulu domber sur moi, gui suis si bon et si baisi- ble. â Et, vous vous ĂȘtes laissĂ© rosser ? â Châavre griĂ© un beu. â HĂ©! milladious, je mâen souviens vous avez une voix de tonnerre. â Nâest-ce bas ?... Mais chavre dapĂ© aussi avec mon schwert. â Vous vous ĂȘtes rebiffĂ© ? â Oh! beu de chose ! Châavre fendu la dĂȘte Ă un, gupĂ© le pras Ă un autre, et le reste... ' â Le reste sâest sauvĂ© ? â la, ia. Ils sâĂȘdre gĂąchĂ© dans un crenier, oĂč châavre mis le feu. â Quel paisible homme vous faites! â Mais che mâen ĂȘdre pien rebendi, mossiĂ© de Gastai- gnac. â A la bonne heure ! â Dans un gouvent du voisinache, chavre briĂ© le bon Tieu, allez ! â A lâĂ©glise ? â Dans la gave, avec le bĂšre cellĂ©rier... un pien prave homme ! Il mâavre menĂ© lĂ , bur me convesser. Châaimais au- dant ça. â Et vous vous confessĂątes si bien lâun Ă lâautre, je gage, quâon vous trouva dans une sainte extase, couchĂ©s devant une futaille ? â â la, ia. Il me tisait gomme ça, le bĂšre, que son vin ĂȘdre bĂ©ni. Digitized by Google U LâABBESSE DE MONTMARTRE â Ah çk! pourquoi avez-vous quittĂ© Usson? Le roi, si je ne me trompe, vous y donnait Ă protĂ©ger la reine Mar- guerite. â Câest vrai, mais elle mâa tit gomme ça Va brĂ©venir le roi quâil brenne carde Ă sa gouronne !» Et ça mâa dĂ©citĂ© un si pon roi qui mâa fait mancher un chur un feau tout entier!... Bensez donc un beu! â Quelle bombance! je mâen souviens, cadĂ©dis! Tout le veau y passa. â Et buis châavais dant envie de voir mon bedit ami Marcel. â Dont vous avez fait lâĂ©ducation militaire. â la, iar, et que châavre bien bleurĂ© guandil est bardi... Bendant huit chours, châavrc noyĂ© mon jagrin. â Pas dans lâeau, je gage. â Matame Marguerite mâavait gonflĂ© la glĂ© de la gave. â Alors vous ne protĂ©giez plus la reine ? â Une pieuponne maĂźdresse ! Elle mâa menacĂ© de me faire bendre, quand châai vulu rebrendre le gommandement dans la burg. â Câest quâelle sâĂ©tait bien trouvĂ©e de votre semaine de sĂ©jour Ă la cave. â Faut groire... la, ia. â Et vous avez cĂ©dĂ© ? â Tame! elle mâa tonnĂ© Ă choisir endre ĂȘtre bendu et les clĂ©s du cellier et de la gave. â Et vous avez prĂ©fĂ©rĂ© celles-ci. â Moi, che veux bas ĂȘdre bendu, der Teufell â Je sais cela, milladious! Or çà , narrez-moi donc un peu pourquoi. â Oh! câĂȘdre un bedit hisdoire de mon bays de Brande- bourg. Mais che ne beux bas la gonder ça me fexe drop. Des cris enthousiastes venaient dâĂ©clater dans la foule â Vive le roi ! vive notre bon Henri ! » Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTHE 15 CâĂ©tait effectivement le roi, suivi de sa cour, qui sortait de la comĂ©die. â OĂč est-il, le capitaine ? demandait le BĂ©arnais, tenant Ă la main la lettre que Marcel lui avait remise. â BrĂ©sent ! fit Gargantua en sâavançant. â Yentre-saint-gris ! te voilĂ avec une bedaine plus grosse que mon cousin de Mayenne. Tu arrives dâUsson? â Et bien gondent bur voir mon bedit ami Marcel. â Mais ta consigne ? â Ma gonsigne! câest vrai... Tame! la reine Marguerite, elle mâa tit gomme ça Va brĂ©venir... » â Allons! tranquillise-toi, tu ne seras encore pas pendu cette fois. Je te pardonne en faveur du bon avis que tu mâapportes... Lâexcellente crĂ©ature, tout de mĂȘme que cette Margot! Le roi se tourna vers Rosny â Savez-vous ce quâelle me mande? dit-il. Tenez, li- sez! Rosny prit la missive, et la parcourut en fronçant ses Ă©pais Sourcils. â Câest trĂšs-grave, en effet, fit observer le surintendant des finances. Marguerite signalait au roi une conspiration formidable ourdie entre le dĂ©pravĂ© comte dâAuvergne, fils de Marie Touchet, et le remuant duc de Bouillon, et dans laquelle trempait de nouveau le marĂ©chal de Biron, Ă qui Henri avait pourtant pardonnĂ© une premiĂšre fois, aprĂšs la guerre de Savoie. Elle avait eu vent de cette conspiration par les propos de plusieurs seigneurs auvergnats, Saint-HĂ©rem, Canillac et NĂ©restan, quâon avait tentĂ©s. Elle ne pouvait donner des renseignements plus prĂ©cis sur cette affaire, disait-elle, mais sĂ»rement lâEspagne et le duc savoyard devaient y ĂȘtre pour quelque chose, et elle Digitized by Google 16 âą LâABBESSE DE MONTMARTRE ' avait pensĂ© quâil Ă©tait de son devoir dâancienne Ă©pouse et de loyale sujette dâavertir le roi. â Ventre-saint-gris ! dit encore le BĂ©arnais Ă Rosny en reprenant la lettre, ma grosse Margot est toujours la mĂȘme mauvaise tĂȘte, mais bon cĆurl â Sire! il faut prendre des mesures, insinua le ministre. â Sans doute il sâagit de saisir les fils. â Faire arrĂȘter le marĂ©chal est essentiel. â Ne brusquons pas ! Je le verrai dâabord rien ne presse. Croient-ils que la France se donnera si facilement Ă eux ? Je ne pense pas, du reste, que le comte dâAuvergne, le frĂšre de ma mie, ait donnĂ© lĂ -dedans. Ayant jetĂ© les yeux sur la marquise de Verneuil, qui pa- raissait sâimpatienter de ce long colloque, bien quâelle fĂ»t entourĂ©e dâune foule de courtisans empressĂ©s, il fit un signe de la main au reĂźtre. â Capitaine Gargantua, merci! lui dit-il. Retournez Ă Usson, pour y bien soigner cette bedaine comme par le passĂ©. â Ah ! che ne tis pas on manche pien, et on poit pien Ă Usson, che ne mâen blains bas. Mais câest Ă©cal che my ennuie. â Pourquoi donc ? â A gause de mon bedit Marcel, que châaime dant. Main- denant que che lâai revu, che ne voudrais blus le guitter. Et buis, lĂ -pas, Ă Usson... â Quây a-t-il Ă Usson ? â On me tit duchurs que che serai bendu. â Câest Marguerite qui te menace de la sorte ? â la, guand che veux exĂ©guder la gonsigne gue vus savez. â Ah ! oui... la nuit, comme dans le temps. â Guand che grie drop fort. â Câest que tu as un fier gosier... Oui, oui, je com- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 17 prends. Ventre-saint-gris! Margot sera la meme jusquâĂ son dernier soupir. â Comme vous, Sire! fit tout bas le grondeur Rosny. Le BĂ©arnais se mit Ă rire au nez de son ministre, puis cria Ă sa suite âą â Messieurs, allons faire la partie chez maĂźtre Jonas!... Rosny, vous me prĂȘterez votre bourse. LĂ -dessus, le roi se dirigea vers une des acadĂ©mies de jeux, Ă©tablies Ă la foire, oĂč il joua aux cartes pendant plus dâune heure, au grand chagrin de son trĂ©sorier. On se livrait, Ă cette foire, Ă un jeu effrĂ©nĂ©, et il fallait que ceux qui tenaient les acadĂ©mies de jeux fissent de grands profils, puisque lâEstoile rapporte que maĂźtre Jonas payait, pour la loge quâil occcupait, un loyer de 1,400 li- vres pendant quinze jours. Le Parlement finit par dĂ©fendre de jouer Ă la foire Saint- Germain, tant aux caries et aux dĂ©s, quâaux quilles et aux tourniquets. Un jour, Henri IV y avait perdu sept cents Ă©cus, en jouant Ă trois dĂ©s avec monsieur de Villars. Comme on lâa vu par ce qui prĂ©cĂšde, de grands change- ments avaient eu lieu depuis les Ă©vĂ©nements racontĂ©s dans notre deuxiĂšme partie. Il y avait nombre dâannĂ©es que Henri IV Ă©tait sĂ©parĂ© de fait de Marguerite de Valois, sa femme, dont la conduite avait motivĂ© et justifiait assez encore cet Ă©loignement. Cependant il lui fallait un hĂ©ritier, et lâon sait quâaprĂšs lâentrevue avec Marie de Beauviliiers Ă lâĂ©glise de Mont- martre, il sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă poursuivre activement son divorce Ă la cour de Rome. Le roi devint libre, Marguerite ayant du reste donnĂ© son consentement. Mais quelle serait la nouvelle reine? CâĂ©tait lĂ la question. Gabrielle dâEstrĂ©es fut Ă la veille de sâasseoir sur le trĂŽne. Il 2 Digitized by Googl 18 L'ABBESSE DE MONTMARTRE Elle avait intĂ©ressĂ© tout un parti Ă son Ă©lĂ©vation pro- chaine Mayenne, Chiverny, Sillery, le lĂ©gat mĂŽme Ă©taient pour elle. MalgrĂ© Rosny, malgrĂ© de Thou, malgrĂ© son engagement pris envers lâabbesse, Henri allait peut-ĂȘtre cĂ©der Ă ses secrets penchants, et renoncer pour Gabrielle Ă lâalliance offerte par les MĂ©dicis. Une catastrophe dĂ©cida tout. Le jeudi-saint 8 avril 1599 la favorite, dĂźnant dans la maison de Zamet, se trouva mal, aprĂšs avoir goĂ»tĂ© dâune orange ; elle accoucha le lendemain dâun enfant mort, et expira au bout de trente-six heures dâaffreuses convulsions. On pensa toujours quâelle avait Ă©tĂ© empoisonnĂ©e. Le dĂ©sespoir de Henri fut grand, mais court. Bien quâil Ă©crivĂźt Ă sa sĆur Catherine La racine de mon amour est morte, elle ne rejettera plus 1 , » il sâĂ©prit bientĂŽt dâune nouvelle beautĂ©, avec tous ses entraĂźnements dâautrefois. Le cĆur du BĂ©arnais Ă©tait aussi inflammable Ă quarante- six ans quâĂ vingt. Il est vrai que lâintrigue Ă©tait habilement prĂ©parĂ©e de- puis quelque temps, comme on sait, par deux ou trois courtisans que nous avons nommĂ©s; car cette beautĂ© nou- velle nâĂ©tait autre que Henriette dâEntragues, femme ambi- tieuse et adroite sâil en fut. Elle commença par se faire donner trois cent mille livres, que Rosny compta en beaux Ă©cus sonnants, non sansâ re- chigner, ainsi que le marquisat de Verneuil. Mais, toujours maĂźtresse dâelle-mĂȘme et rusĂ©e en diable, elle ne cĂ©da dĂ©finitivement quâaprĂšs avoir obtenu de lâa- inoureux BĂ©arnais une promesse de mariage par Ă©crit. Il devait lâĂ©pouser, si elle avait un enfant. Rosny, qui eut la promesse en main, la dĂ©chira Ă Fon- tainebleau. Le roi prit la peine de la refaire, et la remit Ă la marquise, Heureusement que le roi devint encore libre cette fois, par un accident imprĂ©vu. / Digitized by Google LâABBESSE DĂ MONTMARTRE 19 Le tonnerre Ă©tant tombĂ© dans la chambre dâHenriette dâEntragnes, de frayeur la marquise accoucha avant terme, elle aussi, dâun enfant mort. Le mariage fut alors dĂ©cidĂ© avec Marie de MĂ©dicis, niĂšce du grand-duc de Toscane et du pape. Les noces furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă Lyon le 40 dĂ©cembre 1600, et neuf mois aprĂšs naquit un dauphin qui devait ĂȘtre Louis XIH. La marquise de Verneuil conçut de ce mariage un pro- fond ressentiment, dont nous verrons bientĂŽt les effets. Toutefois, comme le BĂ©arnais, qui avait Ă©pousĂ© la reine sans amour, nâavait cessĂ© dâadresser ses protestations au cĆur hautain de Henriette dâEntragues, celle-ci sâĂ©tait en apparence montrĂ©e consolĂ©e. Ătant de nature dominatrice, elle avait consenti Ă ĂȘtre la favorite en titre du roi, afin dâavoir sa cour, et aussi pour humilier celle quâelle prĂ©tendait lui avoir volĂ© le trĂŽne ; aussi usait-elle de son pouvoir en plein scandale. Quelque chose servait, il est vrai, dâexcuse au roi. La reine, jalouse et bigote, de beautĂ© commune et dâes- prit vulgaire, entourĂ©e dâintrigants florentins ou, qui pis est, de galants suspects, parmi lesquels se distinguait Concini, nâavait rien qui pĂ»t retenir un mari peu fidĂšle, et, par ses brouilleries et ses façons mausades, ne rame- nait pas Henri. Les MĂ©moires de Sully sont pleins des confidences du roi et des hardis conseils, des rĂ©solutions dĂ©cisives, prises et entravĂ©es sans cesse, pour dĂ©barrasser la cour de la double influence des intrigantes politiques et des aventuriers ultramontains. Mais dâautres dangers pressaient davantage et parvenaient Ă en distraire. Quoi quâil en fĂ»t, Henriette dâEntragues Ă©tait installĂ©e dans un des appartements du Louvre. Les deux femmes sâĂ©taient retrouvĂ©es enceintes Ă la fois. La marquise disait Ă qui voulait lâentendre, que câĂ©tait elle qui devrait ĂȘtre la reine, et non cette grosse banquiĂšre. » Digitized by Google L'ABBESSE DE' MONTMARTRE 20 Ges aigres paroles revenaient Ă Marie de MĂ©dicis, qui sâen vengeait en faisant au roi des querelles furieuses. Le Louvre Ă©tait un enfer. Quant aux autres principaux Ă©vĂ©nements qui eurent lieu pendant la pĂ©riode que nous avons dĂ» laisser de cĂŽtĂ© pour ne point trop allonger notre rĂ©cit, voici peut-ĂȘtre, attablĂ©s devant un des cabarets de la foire, deux hommes qui nous en instruiront. Ces deux hommes sâentretiennent avec un certain mys- tĂšre, tout en buvant bouteille, et lorsque le roi et sa cour avaient passĂ© devant eux pour se rendre au jeu de maĂźtre Jonas, ils avaient jetĂ© sur le BĂ©arnais un regard oblique, en prononçant tout bas le nom de Biron. Lâun est Laffin, lâautre ReuazĂ© dit Fin-Kobin. â Vous le voyez, M. de Laffln, disait ce dernier; il est plus ingambe et plus puissant que jamais. â Un vrai roi, vive Dieu ! Quel dommage quâil paye si mal ses serviteurs ! Je quitterais volontiers le petit Savoyard et Biron, pour ĂȘtre des siens... Biron, surtout ah ! lâiras- cible et orgueilleux personnage! â Je vous suivrai, si vous changez de maĂźtre, mon gentilhomme. â Il est vrai que tout sâest renouĂ© Ă merveille, et que, si lâon rĂ©ussit cette fois, jâaurai cinquante mille livres du duc Charles-Emmanuel, et un rĂ©giment du marĂ©chal. Chauffons donc, maĂźtre RenazĂ© ! â Mais si M. de Biron fait encore comme lâan passĂ©, au cloĂźtre des Cordeliers Ă Lyon ? â Oui, il avoua au roi quâil avait recherchĂ© en mariage une des filles du duc, et conçu de mauvaises intentions contre son service, par rancune du refus de la citadelle de Bourg aprĂšs la guerre de Savoie, oĂč le BĂ©arnais fut si promptement vainqueur. U implora son pardon, avec marques de grande repentanee. â Mais il ne dit pas tout. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 21 â Le moins quâil put. Il se garda surtout de faire con- naĂźtre le mauvais dessein quâil avait eu au fort de Sainte- Catherine. â OĂč il devait amener le roi sous lâarquebuse de ce lansquenet roux, Claude le Lorrain... â Quâen compagnie de plusieurs chenapans 'jâai em- bauchĂ© dans le temps, et qui est au service du Savoyard... Mais le marĂ©chal est pins que jamais dans la conspiration, avec dâautres que le rusĂ© Charles-Emmanuel, pendant son sĂ©jour Ă Paris, avant la guerre, avait choyĂ©s, flattĂ©s et ga- gnĂ©s Ă ses vues. â Qui sont toujours celles de lâEspagnol. â Le comte de FuentĂšs, gouverneur du Milanais, se tient prĂȘt. Il a avec lui les jĂ©suites, qui, du reste, ont si bien endoctrinĂ© Biron, quâon ne voit plus celui-ci que disant le chapelet. â Si pourtant le comte savait que les jĂ©suites tiennent sĂ©questrĂ©e sa fille, pour avoir un jour sa fortune! Nous avons conduit la poulette au monastĂšre de Sainte -Agathe, Ă Novare. â La jeune Alice ! je mâen souviens. Un jour, Ă Turin, frĂšre Gilles mâa confiĂ© que cette jeune fille Ă©tait aimĂ©e dâun brave officier des gardes, M. de Fontaine, que je connais... Est-elle encore Ă Novare ? â Je le pense, monsieur de Laffin, dâautant plus quâil nây a pas plus de six semaines, jây ai vu le rĂ©vĂ©rend pĂšre Daubigny. â Chut ! maĂźtre RenazĂ©, on sâattable Ă nos cĂŽtĂ©s. â Tudieu ! quelle bedaine et quel souffle !... On dirait un taureau. Deux personnes venaient effectivement de prendre place Ă une table voisine. Lâune dâelles, en sâasseyant, avait fait craquer le banc. Quant Ă lâautre, Laffin la reconnut aussitĂŽt. â Monsieur de Fontaine ! sâĂ©cria ce dernier en se levant Digitized by Google 82 LâABBESSE DE MONTMABTRE pour aller serrer la main Ă Marcel. Que je suis aise de revoir un si bon et gĂ©nĂ©reux gentilhomme ! â Pour faire plaisir Ă ce brave capitaine, mon digne maĂźtre Ăšs armes, je viens un peu mâhumecter les lĂšvres. â Moi, tonna le reltre, en frappant sur la cuirasse qui recouvrait son vaste abdomen, che poirai au moins teux bintes... der Teufel! châavre soif. Et, de fait, le cabaretier ayant apportĂ© deux brocs au ventre rebondi, Gargantua, sans se donner la peine de verser dans un gobelet, prit le vase aux cercles de cuivre et but Ă mĂȘme longuement. Le petit bleu sâingurgitait dans son large Ćsophage avec un glouglou guttural qui se mĂȘlait au bruyant renĂąclement du nez, seule voie respiratoire en disponibilitĂ© pendant cette absorption bachique. â Ah ! mein Golt ! se mit Ă dire ensuite Gargantua, avec un dĂ©lectable soupir. Gue cela fait dupien ! â Cet argenteuil vous plaĂźt donc, capitaine ? demanda Marcel, heureux de la sastisfaction que tĂ©moignait son cher professeur. â Ăa ne vaut bas mon bedit chanturge dâUsson , mais ça beut se poire dut de mĂȘme. â EnchantĂ© alors, puisque vous ne retournez pas en Auvergne. â Ah ! la ponne nouvelle que vous mâavez abbordĂ©e lĂ ! â Le roi sâest rendu Ă vos vĆux et Ă ma priĂšre. Au fait, mâa-t-il dit, puisquâil est devenu inutile Ă Usson, malgrĂ© son rude gosier, quâil demeure Ă Paris avec vous, Marcel. Dâailleurs, Margot lây rejoindra peut-ĂȘtre nous aviserons Ă cela. » Laffin avait profitĂ© de ces paroles Ă©changĂ©es entre Marcel et Gargantua , pour souffler Ă lâoreille de son com- pagnon â Il mâest venu une idĂ©e. Buvez, amusez un peu ce gros biberon, tenez-lui tĂȘte si vous pouvez. Jâai Ă causer avec lâofficier. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTE 23 Le gentilhomme bourguignon sâassit alors aux cĂŽtĂ©s du jeune homme, tandis que Fin-Robin se mit Ă choquer son gobelet contre le deuxiĂšme broc plein, sur lequel dĂ©jĂ Gargantua avait portĂ© une main empressĂ©e. II LA PETITE HISTOIRE DU CAPITAINE GARGANTUA. â Monsieur de Fontaine, dit Laffin, vous ne paraissez guĂšre avoir avancĂ© en grade, depuis que vous mâavez fait rendre Ă la libertĂ© sur la butte Montmartre. â Le roi a daignĂ© promettre lâan dernier, mais... â Mais promettre et tenir sont deux... surtout chez le BĂ©arnais. â Ne dites point de mal de Sa MajestĂ©, monsieur de Laffin. â Qui ne sâen plaint pourtant pas ? On entend chaque jour ses Gascons crier contre la ladrerie de celui quâils ont servi avec tant de dĂ©vouement. â Ces messieurs sont toujours Ă quĂ©mander. â Et le roi fait sans cesse la sourde oreille... Voyons, convenez-en Henri IV nâest prodigue quâenvers ses maĂź- tresses. â HĂ©las ! fit Marcel avec un soupir. Laffin fut trompĂ© par cette exclamation. Il pensa que secrĂštement le jeune officier Ă©tait mĂ©content, comme tant d'autres, et quâil lui serait facile de le gagner Ă la cause quâil servait. Ce qui avait seul fait soupirer lâancien confident de Digitized by Google 24 L' ABBESSE DE MONTMARTRE Henri, câĂ©tait la faveur scandaleuse dont jouissait en ce moment Henriette dâEntragues. Quoique souvent, au regard haineux que lui lançait la vindicative marquise, il eĂ»t pu comprendre quâelle nâavait point oubliĂ© lâindiffĂ©rence du jeune homme Ă son Ă©gard, il prenait peu de souci de lâinfluence quâelle pouvait exer- cer sur le roi en ce qui le concernait personnellement. Ce qui lâinquiĂ©tait par-dessus tout, câĂ©taient les consĂ©- quences. morales et politiques que pouvait avoir la fatale passion du monarque. En effet, cette liaison nâĂ©lait-ellc pas capable de nuire aux grands desseins conçus, desseins dont le BĂ©arnais depuis quelque temps ne lui parlait plus, paraissant, au contraire, lui battre froid par moments ? Laffin sâapprĂȘtait Ă profiler du mĂ©contentement quâil sup- posait Ă Marcel. Que risquait-il du reste en faisant des ou- vertures Ă celui-ci ? Il connaissait la loyautĂ© chevaleresque du jeune homme. Cependant, pour plus de sĂ»retĂ©, et dans le cas oĂč ses propositions ne fussent point agréées, il crut devoir prĂ©a- lablement sâassurer de la discrĂ©tion de lâofficier des gardes. Se rapprochant encore davantage de celui quâil vouaâ>it tenter, Laffin lui dit â Me baillez-vous votre parole dâhonneur, monsieur de Fontaine, que vous ne rĂ©pĂ©terez rien de ce que je vais vous confier? â Je nâengage jamais ma parole lĂ©gĂšrement, monsieur de Laffin. â Mais si, en revanche, je vous apprenais une chose qui, de votre oreille, irait droit h. votre cĆur ? â Que voulez-vous dire ? â Que je pourrais vous donner des nouvelles de certaine demoiselle, qui fut enlevĂ©e de Paris en 1598. Marcel bondit sur son siĂšge, et saisissant vivement la Digitized by LâABBESSE DE MONTMARTRE ar, » main du gentilhomme, sâĂ©cria avec un tremblement dans la voix â DâAlice L... Oh! parlez, monsieur de Laffin... OĂč est-elle? â Votre parole dâhonneur, monsieur, que vous ne rĂ©vĂ©- lerez jamais rien de ce que je me sens disposĂ© Ă vous apprendre, dans lâintĂ©rĂȘt mĂȘme de votre fortune, qui pourra devenir plus briilaute , et cela plus rapidement quâau service du roi. â Dites oĂč est Alice ? rĂ©pĂ©ta le jeune homme, qui ne songeait plus quâĂ la charmante orpheline, pour laquelle son amour nâavait fait que croĂźtre depuis quâon lâavait sĂ©- parĂ©e de loi. conduite ? â Ainsi, vous me promettez le secret ? â Sur lâhonneur, je vous le promets ; mais de grĂące, quâa-t-on fait de cette malheureuse jeune fille, ma fiancĂ©e? â Ăcoutez dâabord ce que jâai Ă vous faire connaĂźtre et Ă vous proposer. â Parlez, monsieur de Laffin ! â Monsieur le marĂ©chal de Biron et monsieur de Tu- renne, duc de Bouillon, sont les plus grands personnages du royaume. â AssurĂ©ment, grĂące au roi, qui combla dâhonneurs surtout le premier. â Le marĂ©chal ne se dit pourtant pas satisfait. â Comment! on lâa fait marĂ©chal, duc et pair, et gou- verneur de Bourgogne, une des plus belles provinces ! Que peut-il demander encore ? â Il prĂ©tend que le BĂ©arnais lui doit sa couronne, et que le roi est ingrat envers lui. â Que lui faut-il donc ? â Une souverainetĂ©. â Ah ! une couronne ? â Une souverainetĂ© qui lui permette de mieux traiter et rĂ©compenser ses amis, que ne le fait le BĂ©arnais. 2 . Digilized by Google 56 LâABBESSE DE MONTMĂBTKE â Continuez, monsieur de Lafftn, dit Marcel, qui com- mençait Ă prendre un vif intĂ©rĂȘt aux confidences du gen-* tithomme. dĂ©fendre. â Mieux vaut sâĂ©loigner sans combattre, et mettre la frontiĂšre entre les jĂ©suites et vous. â Vous ne nous suivez donc pas Ă Paris, lâami ? â Ah ! je le voudrais de tout mon cĆur, mais je ne le puis. â Pourquoi ? â Pour deux raisons. La premiĂšre, il me faut la taire ; je nâai jamais pu, dans mes voyages, aller que jusquâĂ Dijon, parce que monsieur de Biron y est. â Vous vous occupez de politique ? â JâespĂšre ne plus avoir Ă mâen mĂȘler dĂ©sormais le pĂšre Daubigny est mort. Et si vous pouvez obtenir du roi Henri IV un sauf-conduit pour moi, je retournerai Ă Paris. â Vous lâaurez je vous dois bien cela. Et lâautre rai- son ? â Pour le moment, je ne dois pas quitlter le pays. Si je fuyais, les jĂ©suites me soupçonneraient... â De quoi ? â Oubliez-vous qui je viens de frapper ? â Câest juste. Mais ils ne pourront vous poursuivre jusquâen France, Ă©tant bannis par le Parlement. â Ils y ont toujours des affidĂ©s... BientĂŽt, dâailleurs, ils comptent y rentrer. â Impossible 1 le roi ne commettra point cette faute. FrĂšre Gilles haussa les Ă©paules. â Remontons ! dit-il ensuite. Vos compagnons vous attendent. Moi, je vous accompagnerai jusquâĂ Verceil. Il se pencha vers le jeune homme, pour lui souffler ces mots Ă lâoreille â Chemin faisant, je vous dirai ce qui sâest passĂ© Ă Gand, Digitized by Google K M 0 NT M A H T B F, 13'! quelques hanaps bleins, bur oublier mes bedits jacrins... la, ia, câest ça. Et en attendant la chute du jour, le digne capitaine se mit Ă vider plusieurs brocs, de la valeur au moins dâun rubbio environ six pintes. Ce nouvel exploit bachique nâeut pour effet que de donner un peu plus de vermillon au nez de notre reĂźtre, et de stimuler son humeur batailleuse. â Donner ound Hagel! se dit-il, le chour est drop long. Che veux rendrer dans Durin... Ils ne me mancheront bas, der Teufel !... Groient-ils que châavre beur, moi, Karkan- toua?... Tâailleurs, gomme me lâavre regommandĂ© mon liedit Marcel, che me diendrai bien troit sur ma cheval. AussitĂŽt dit, aussitĂŽt fait. Il jeta au cabaratier deux lire pour son rubbio, remonta Ă cheval et prit le chemin de Turin. âą Il eut soin, toutefois, en se tenant bien droit en selle, dâenfiler les petites rues pour se rendre chez monsieur de Vie. Malheureusement pour lui, comme il traversait la con- trade {contrĂ©e ou quartier la plus populeuse de la ville, que, dans sa naĂŻvetĂ©, il avait prise Ă cause de ses rues Ă©troites, son nerf olfactif, quoique assez peu dĂ©licat, fut chatouillĂ© agrĂ©ablement par un fumet de boudins et de grillades sâĂ©chappant dâune osteriaccia. En mĂȘme temps il entendit des cris de dĂ©tresse qui le firent sourire. â Oh ! oh ! se dit-il, on due un gochon tans cette au- perche... Ah ! mein Gott! che me sens de lâabbĂ©dit. Le rĂ©gal Ă©tait tentateur en diable. Dâailleurs, le dĂźner Ă©tait dĂ©jĂ si loin! Marcel avait garni lâescarcelle du reĂźtre de ire et dâĂ©cus-soleil, et Gargantua tenait plus Ă son ventre quâĂ sa bourse. Il attacha son cheval Ă lâanneau ad hoc, et fit gravement son entrĂ©e dans l 'osteriaccia. n 9. Digitized by Google iu I/ABBESSE DE MONTMARTRE CâĂ©tait une grande salle, avec une haute cheminĂ©e. Ort y salait les quartiers dâun porc dĂ©jĂ tuĂ©, on faisait de la charcuterie et du boudin, et sur le gril crĂ©pitaient les car- bonnades. Par la porte du fond, Gargantua voyait, en outre, flamber un autre malheureux, compagnon de saint Antoine. Enfin, lâon saignait plus loin un troisiĂšme vĂȘtu de soie. â Ponchur! dute la compagnie! tonna de sa grosse voix le capitaine Gargantua. Châarrife pien, chĂš grois. â Quây a-t-il Ă votre service, signore? demanda le maĂźtre . de 1 âosteriaccia. â Dut ce gue vus vudrez, bourvu guâil y en avre beau- gup... Châavre drĂšs pon abbĂ©dit, moi. â Je nâai pas de peine Ă le croire, signore! repartit lâhomme en mesurant des yeux la panse reboridie du visi- teur. â Et che pois pien aussi; merci, prave homme! â Je le suppose, rĂ©pondit lâhĂŽtelier Ă lâaspect de la rouge trogne... Seulement, il y a un malheur. â Un malheur! A h oui, un ledit malheur burlegochĂŽn ces bauvres pĂštes nâaiment bas ça. â Non, pour vous, signore ! â Bur moi ? Oh ! vus vulez rire che ne suis pas un gochon, moi ! â Vous ne comprenez point. Je veux dire que... â Oh! châavre de lâarchent bur bayer, sâĂ©cria Gargan- tua en s'attablant sans façon. Denez! voilĂ un bedit plat dĂ« budins dout guits tonnez-moi ça â Cher sig7iore, nous avons une noce, et câest le plat de prĂ©dilection du pĂšre de la mariĂ©e. â Ah !... Eh pien ! bassez-moi ces criplettes. â Ces criblettes sont la friandise des jeunes Ă©poux. â Et cette crosse Ă©chinĂ©e endrelartĂ©e? â Elle est pour le signore podestĂ . La moutarde commença Ă monter au nez de notrĂ« reĂźtre. Digitized by Google LâABBESSE DE MONT MAKTRE 135 â Donne r ound Hagel! sâĂ©cria-t-il, boussez-moi alors cette assiedde de gouennes. â Buono Dio! câest le mets favori du signore curato curĂ©. Pour le coup, la patience de Gargantua Ă©tait Ă©puisĂ©e. Il se leva en vocifĂ©rant â Der Teufel ! ils ne mancheront burdant bas un gochon dut entier gomme moi. â Comine vous ! dit lâaubergiste en riant. â HĂ©! oui, gomme moi... Châavre pien manchĂ©un feau. Et il y a engore teux autres godions dans la gour. â Tout est pour la noce, qui est nombreuse. â Et ces champons aussi ? Addrabbez-moi un de ces champons ! Gargantua venait dâapercevoir toute une rangĂ©e de jam- bons pendus au plafond. â Câest que, signore , reprit le eabaretier, la salle est retenue, et je 11e puis vous servir, malgrĂ© toute ma bonne volontĂ©. La noce va venir... âą âą â Ah ! du mâennuies, doi, aupercbiste de malheur ! Che veux ce champon-lĂ . Il montrait le plus gros. â Impossible, signore! â Ah! du 11e veux bas inĂš fendre don champon? Eh pien, je le brends. A ces mots, Gargantua monta sur une chaise, dĂ©crocha la piĂšce convoitĂ©e; puis, sans se prĂ©occuper du reste, sans songer Ă payer, courut Ă son cheval, se mit en selle et sâĂ©loigna tranquillement, en marmottant der Teufel ! et en mordant dans son jambon. Mais cela ne faisait nullement lâaffaire du eabaretier, qui, aprĂšs le premier moment de surprise, cria Au voleur! en se jetant Ă la poursuite de lâaudacieux larron. Les passants firent chorus, et Gargantua crut prudent dâĂ©peronuer son cheval. Mais des sbires, attirĂ©s dâune rue Digitized by Google LâA BB ESSE DĂ MONTMARTRE iu» voisine par ces clameurs multipliĂ©es, barrĂšrent le passage au reĂźtre. Celui-ci voulut alors tirer son schwert sa gourmandise le perdit. Le jambon, quâil ne voulait point lĂącher, le gĂȘna dans ses mouvements, et les hommes de police se rendirent maĂź- tres de lui et le dĂ©sarmĂšrent. MalgrĂ© ses jurons, il fut con- duit Ă la maison de justice, situĂ©e sur la place du Castello. LĂ , devant le giudice juge, Gargantua se calma enfin, offrit de payer le jambon quâil disait nâavoir pris que parce* quâil avait faim et quâon refusait de le servir. Il se rĂ©clama ensuite de la protection de lâenvoyĂ© français, M. de Vie, pour quâon le lĂąchĂąt, et montra la lettre de Marcel. On allait le rendre Ă la libertĂ©, lorsquâun homme qui sâĂ©tait enquis dans la foule de ce qui venait dâarriver, et qui, dans la description quâon lui avait faite du voleur, avait reconnu le personnage arrĂȘtĂ©, se prĂ©senta devant le juge. Cet homme nâĂ©tait autre que le lansquenet Claude le Lorrain, revenu Ă Turin. â Câest ce reĂźtre qui a tuĂ© le frĂšre Basilio! dit-il au juge. Cette dĂ©nonciation donna Ă lâaffaire une tout autre tour- nure. Gargantua eut beau invoquer le patronage de M. de Vie; on lui rĂ©pondit quâil sâagissait dâun crime, que la question se viderait peut-ĂȘtre entre le duc et lâenvoyĂ©, mais quâen attendant on lui ferait son procĂšs. En consĂ©quence, les sbires lui attachĂšrent les menottes, et remplacĂšrent les petites cordes dont ils lâavaient liĂ© par de plus grosses et bien solides. Ainsi fagotĂ©, le reĂźtre fut conduit Ă la vieille prison sĂ©natoriale. Ayant levĂ© la tĂȘte au moment dây entrer, le malheureux Brandebourgeois aperçut un appareil qui lui fit pousser un soupir navrant. Digitized by Google LâABBESSE DE 51 ON TH A R T U E 137 â La bodenee ! murmura-t-il, et il se souvint de la prĂ©- diction de la vieille sorciĂšre. Un frisson parcourut ses membres, quand il vit Ă quel- que distance le lansquenet qui ricanait, en le regardant, la main sous le menton et la langue tendue. â Ah Ăź der Teufel ! Ce fut sa derniĂšre protestation. Il se soumit dĂšs lors Ă son malheureux destin, et rĂ©pon- dit dâun air assez rĂ©signĂ© au juge qui vint le voir plusieurs fois dans son cachot. Quinze jours se passĂšrent pour lâinfortunĂ© Gargantua, Dieu sait comment. A lâaffreuse perspective de se voir pendu, sâ Ă©taient jointes les non moins cruelles privations de la prison, auxquelles surfont devait ĂȘtre sensible son bon et solide estomac, Il avait eu beau allĂ©guer au juge que lâhomme tuĂ© par lui voulait frapper M. de Fontaine dâun perfide coup de stylet; en vain sâĂ©tait-il rĂ©clamĂ© de lâenvoyĂ© français, rien nây fit. La procĂ©dure avait marchĂ© son train. Toutefois, on lui avait Ă©pargnĂ© la question, puisquâil ne niait pas son crime. En ce temps-lĂ , il nây avait pas de dĂ©bats judiciaires publics, et une fois lâinformation terminĂ©e, les juges pro- nonçaient la peine Ă huis clos, hors de la prĂ©sence du coupable. Celui-ci nâapprenait son sort que la veille de lâexĂ©cution. Un commis greffier avait assistĂ© le juge dans ses inter- rogatoires. Mais le jour oĂč la sentence fut rendue, le si- gnore Matteo Ruffio, câest-Ă -dire le greffier en chef ou cancellerie, rĂ©solut dâaller en personne annoncer au capi- taine Gargantua quâil allait subir la peine de la corde. Il avait ses motifs pour cela, le prudent et vaniteux maĂźtre Ruffio! On sait quâil joignait Ă ses diverses fonctions celle de carne fice, ou bourreau. Digitized by Google 138 LâABBESSE DE MONTMARTRE Donc, la nuit venue, le signore Matteo se rendit Ă la pri- son sĂ©natoriale. Le carceriere ou geĂŽlier, en lâapercevant, salua son in- specteur en chef, en lui souhaitant le bonsoir. Mais en sa- luant, il faillit trĂ©bucher. â Accidente ! lui dit Matteo, vous voilĂ encore dans les vignes du Signore , maestro Nicolo! â HĂ©! rĂ©pondit lâavinĂ© carceriere, ze... ze... nâai pour- tant bu quâun demi -rubbio... Les nuits sont froides, si- gnore, et ça... ça... rĂ©chauffe. â Ze le sais bien, per Cristo ! mais il vaut mieux faire comme moi et se couvrir dâun ample mantello, avec un bon cappucio. â Et vous ĂŻtous rendez auprĂšs de ce pauvre diavolo, si- gnore ? â Mais oui, pour le prĂ©parer Ă aller en lâautre monde aussi Ă llegramente que possible. â Ze vais... vais vous conduire. â HĂ© ! vous ne pouvez plus ni parler ni marcher, mon bon carceriere ! Donnez-moi les clefs. â Les... les voilĂ , dit le geĂŽlier, qui ne demandait pas mieux que de rester dans la geĂŽle, auprĂšs de son brasero , oĂč le charbon Ă©tait allumĂ©. Vous... vous connaissez la pri- gione oscura ? â bene, bene, la derniĂšre porte, nâest-ce pas? â La... la plus solide, signore ! Matteo Ruffio, muni de la lanterne du geĂŽlier, se rendit au cachot oĂč gĂ©missait le malheureux reĂźtre. 11 ouvrit la porte avec le moins de bruit possible, le doux carnefice ! Il ne voulait point agacer les nerfs du pauvre condamnĂ©. â Buona sera ! bonsoir, caro amico ! dit-il de sa plus mielleuse voix, en entrant et en accrochant sa lanterne Ă un clou. Les clefs, il eut soin de les attacher Ă sa ceinture, Ă cĂŽtĂ© de son stylet. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 13 » â Ah!... ah! lieber Gott! se mit Ă geindre Gargantua, couchĂ© sur la paille, dans un coin. â Corne State comment allez-vous, mon trĂšs-zer? â Ah!... ah! fit encore lâinfortunĂ© capitaine, sans lever la tĂȘte. Matteo sâapprocha du triste Brandebourgeois. ' â Povero!... povero capitano ! murmura-t-il en con- templant un instant le captif. HĂ©las ! le rĂ©gime de la prison avait produit son effet dĂ©- sastreux... Gargantua Ă©tait mĂ©connaissable. Son rĂ©jouissant embon- point avait disparu presque complĂštement. Ses joues flas- ques, son ventre absent, ses mollets tibulant dans ses trop larges houseaux, la ceinture de ses haut-de-chausses re- tombant, lĂąche et disgracieuse, sur ses hanches dĂ©plora- blement amaigries tout tĂ©moignait de lâabstinence forcĂ©e quâon lui avait fait subir. â Quel dommaze, ne put sâempĂȘcher de dire encore le sigrwre Ruffio, ce devait ĂȘtre oune bien bel homme ! La persistance de cette figure noire Ă lâinspecter de la sdrte, commença Ă impatienter un peu notre reĂźtre. â Ah çà ! quâa-t-il Ă paraquouiner gomme ça ! mur- mura-t-il en se retournant vers la muraille. Les autres me guestionnaient au moins. â Oui, dommaze ! poursuivit Matteo. Dâoune haute sta- tura, comme il est, avec le bel embonpoint quâil avait, mâa-t-on dit, et sa carnagione rosea , bien fleurie, il aurait si bien figurĂ© au zibet!... Quel onore pour moi!... Dom- maze ! grand dommaze ! â Avez-vous pientĂŽt vini fos maniĂšres, lâhomme noir? demanda enfin Gargantua de sa plus grosse voix, en se mettant sur son sĂ©ant et en regardant fixement lâimportun personnage. Un bruit de fers retentissant avait accompagnĂ© ce mouvement. Les rayons de la lanterne donnĂšrent alors en plein sur Digitized by Google LâABBESSE DK MONTMARTRE lio la figure osseuse du Brandebourgeois, dont la barbe nâavait guĂšre eu le temps de pousser depuis Paris. A lâaspect de ce visage rĂ©duit par le jeĂ»ne Ă ses dimen- sions normales, et en entendant cette voix de stentor, le signore Matteo Ruffio ne fit quâun bond jusquâĂ la porte. â Accidente! sâĂ©cria-t-il. Quâest-ce que ze vois? Quâesl- ce que zâentends? â Eh pien! abrĂšs? hurla le reitre. Mâavez-vus assez dĂ©- visachĂ© gomme ça, der Teufel ! â Câest loui ! â Gui... lui? demanda Gargantua. Che ne vus gonnais bas, moi, et che ne veux bas vus gonnaĂźtre. Lâinstinctive frayeur qui avait saisi de prime abord le Maltais, se changea bientĂŽt en une joie diabolique, quâil ne put rĂ©primer. â Il sera pendu, per Cristo ! sâĂ©cria-t-il en frappant ses mains lâune contre lâautre. Et pendu par moi ! â Bendu ! fit Gargantua en retombant avec dĂ©sespoir sur sa couche de paille. Bendu ! â HĂ© ! oui, mon trĂšs-cer, pendu dommatina, demain matin, au soleil levant. % - â Mais che ne veux bas ĂȘdre bendu, moi! tĂ©moigna en se lamentant le reĂźtre dĂ©sespĂ©rĂ©... Ah! Gretchen!... Gret- chen, mon bauvre femme... bardon! bardon, mon Gret- chen ! Matteo se rapprocha du condamnĂ©, mais avec prĂ©caution, en posant lentement un pied devant lâautre, et en sâassu- rant, au moyen de la lanterne quâil avait dĂ©crochĂ©e, si Gar- gantua Ă©tait bien attachĂ©. Le malheureux avait aux pieds une chaĂźne fixĂ©e Ă un an- neau de la muraille. Un autre anneau, Ă une hauteur de plus de six pieds, retenait une deuxiĂšme chaĂźne qui abou- tissait Ă un carcan ceignant le cou du prisonnier. Le Maltais/ complĂštement rassurĂ©, avait repris son sou- rire le plus agrĂ©able, son regard le plus bĂ©nin. Digitized by Google LâABBESSE JE MONTMARTRE I il â Mon trĂšs-cer et lieber Fritz Grobschelm ! lui dit-il de sa voix redevenue caressante. â Hein! fit Gargantua en Ă©carquillant les yeux. VoilĂ guâil mâabbĂšle du nom de mon bays ! â Ne me reconnaissez-vous pas, caro amico ? En mĂȘme temps le Maltais Ă©levait la lanterne au niveau de son visage moitiĂ© hyĂšne, moitiĂ© renard. â Der Teufel ! sâexclama le trop brutal mari de Gret- chen. Guâest-ce que câest gue ça? Un retenant! â Comme il vous plaira, carissimo! â Ah ! mais non, che ne veux bas de ça, moi !... Vus ĂȘdre mort, et vus devez resder mort... Ce nâĂšdre bas de cheu, ça ! â Je suis ressuscitĂ©, mon bon. â On ne toit bas ressuscider. Câest dĂ©vendu. â Oune piscatore mâa repĂȘchĂ© dans les eaux de la SprĂ©e et mâa rappelĂ© Ă la vie... Ah! zâen souis bien aise, mon cer. â Câest divĂ©rent alors. Eh pien? dant mieux bur vus. â Pour vous plutĂŽt, amico mio! â Bur moi ! gombrends bas. â Câest pourtant facile, puisque câest moi qui dois vous pendre, carissimo. â Ah ! Der Teufel ! â Voyons ! il sâazit dâĂȘtre ensemble comme oune bonne paire dâamis. Vous nâaurez nullement Ă vous en repentir, ze vous le zure. Ze nâai plus pour vous le moindre ressen- timent fi donc ! la haine est oune zose indigne dâoune galant homme. Soyons donc amis! â Mais che veux pien, moi ! sâĂ©cria le bon Allemand, qui, dans sa candeur, croyait que le Maltais avait abjurĂ© toute rancune comme lui. Aussi reprit-il, de lâair dâun homme qui ne demande quâĂ causer tranquillement, mais du passĂ© et du prĂ©sent Digitized by Googl LâA H HESS K DE MONTMARTRE 142 seulement, le futur lâinquiĂ©tant un peu, et pour cause Y â Ah çà l rnossiĂ© lâItalien, vus en avre fait de pelles dans le demps chez le margraf de Brandebourg. Châavre su ça, en guittant le pays. Vus avre volĂ© le crostiainant delagou- ronne. â Zâaime tant les bizoux, et ce diamant avait de si ça- toyants rayons. â Ah ! vous aimez les pichoux ! Diens ! câest gomme moi. â Ze les aime plus que zamais. Zâen raffole. Aussi... â Aussi? â Ce beau diamant ne me quitte plus. Tenez 1 le voici... Le Maltais avait sorti de son sein un petit sac de cuir, dâoĂč il tira un parangon de la plus belle eau, quâil fit res- plendir avec amour sous les rayons de la lanterne. â Ah! que câest tonc choli, ça! dit le reĂźtre avec une joie enfantine. â Nâest-ce pas, mon zer? Le marchese actuel du Bran- debourg, le petit-fils de celui que zâai servi, donnerait ze ne sais quoi pour le ravoir, mâa-i-on dit. Il en parle tou- zours. â Vraiment? â Il sâappelle Sigismond, et son grand-pĂšre, en mourant, lui a fait zurer de ne rien nĂ©glizer pour rentrer dans sa possession et punir celui qui lâa pris. Zâai su cela par oune voyazeur. â Ne craignez-vous bas guâon vus dĂ©guvre? â Ze ne portais pas le nom de Huffio, alors, rĂ©pondit le Maltais en remettant le prĂ©cieux sachet, avec le diamant, sous sou pourpoint noir ; zâavais pris celui dâAngelo Uneste, pour inspirer de la confiance... Mais il se fait tard, mon zer, et il est temps que ze vous parle de lâobzet intĂ©ressant qui mâa amenĂ© vers vous, bien que votre compagnie me soit des plus agrĂ©ables. Le signore Matteo avait pris un ton encore plus cĂąlin quâavant, et Gargantua rĂ©pondit Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE i-u â Vus ĂȘdes pien honnĂȘte, mossiĂ©... gomment vus abbe- lez-vus lĂ©cha? â Matteo Ruffio, pour vous servir, le carnefice de mon- signore le dura. â Guâest-ce gue câest gue ça? - Câest comme qui dirait le bourreau, ne vous dĂ©plaise ! â Gomment ! mais ça ne me blaĂźt pas du tut. â Câest pourtant moi qui dois vous pendre, mon trĂšs* zer. â Ah ! Der Teufel! mais che ne voutrais bas ĂȘtre bendu, moi. Che vus lâaidĂ©chĂ tit. â Pourtant il le faut, caro amico! , â Burquoi ça? Che nâen vois bas du tut la nĂ©cessitĂ©. â Parce que vous ĂȘtes condamnĂ©... Allons ! soumettez- vous volentierik lazose, et surtout sans ostinazione et sans colĂšre, bien au contraire... â Gomment ! au gontraire... â HĂ© ! ze Sais bien quâon a touzours pour cette cĂ©rĂ©- monie si auguste oune antipatia invincibile mais il faut se faire oune raison et sây prĂȘter de bonne grĂące, et alors cela va tout seul, souvent gratamente, fort agrĂ©ablement. â Mais che ne suis bas te cet avis-lĂ . â Vous verrez, cer amico. Sonzez du reste, carissimo, quâil y aura lĂ oune compagnie nombreuse et zoisie... Mon- nignore le duca, peut-ĂȘtre. â Guâest-ce gue ça me fait, Ă moi? t â Mais cela doit vous faire beaucoup et flatter votre amour-propre oune si grand personnaze!... Per conse- quenze, mon cer, si vous voulez que tout aille bien, aggra- ziamente et senza dolore , sans la moindre douleur, comme aussi avec onore pour yous et pour moi, il faut vous lais- ser faire. â Câest pon Ă tire, ça ; mais on nâaime bas se laisser faire gomme ça, der Teufel ! Digitized by Google Ui LâABBESSE ĂE MONTMARTRE â Oh ! pas de ces vilains zurements surtout ! Si vous sa- viez comme cela fait mal pour les spectatori. â Mais che mâen mogue bas mal de vos speddadori. Châaime pien mieux guâil nây ait bersonne che me sau- verais. â Vous sauver! Ah! santa madonna! mais vous feriez manquer lâezĂ©cution. â Ăa mâirait choliment... la, ia. â No, carissimo! Croyez-en votre ami bien sincĂšre si vous ne vous y prĂȘtez pas, non-seulement le spectacle sera gĂątĂ© dinetto, mais encore vous vous montrerez vilmente, lĂąchement, et vergognosamente, honteusement... â Ah! câest vrai, der Teufel , et châavre duchurs Ă©dĂ© prafe. â In oltre, de plus, vous souffririez molto piĂč, affreu- sement, et vous feriez la plus brutta, la plus laide grimace, les contorsions les plus burlesques... â Che ne veux bas, moi; non, che ne veux bas. â Per consequenze, mon trĂšs-cer, lasciate vous faire. Allez mĂȘme au-devant de mes petits services, et prĂȘtez- vous y destramente, adroitement. â Mais gomment guâil faudra faire ? demanda Gargantua, qui commençait Ă se rendre aux raisons spĂ©cieuses du Maltais. â La zose est des plus faciles, et si vous vouliez me promettre dâĂȘtre bien tranquille, je vous montrerais en per- sonne comment il faudra vous y prendre, pour que cela se fasse le plus facilmente. â Che veux pien, buisquâil nây a blus dâautre esboir, vnein liber Gott! dit le retire avec un soupir Ă©touffĂ©. Le signore Matteo Ruffio posa sa lanterne Ă terre et se dĂ©barrassa de son manteau. Puis il dĂ©tacha de sa ceinture une longue et solide corde, dont il passa le bout par lâan- neau, Ă hauteur dâhomme, auquel Ă©tait tĂźxĂ©e la chaĂźne du collier de fer du condamnĂ©. Digitized by Google LABBESSE DK MONTMARTRE tiĂą Les deux extrĂ©mitĂ©s pendaient presque Ă terre. Puis le Maltais, toujours avec son sourire gracieux et ses mouvements mignards, se plaça le dos contre la muraille. Il prit une des extrĂ©mitĂ©s de la corde, et, aussi agilement quâadroitement, y pratiqua un nĆud coulant. Gargantua, accroupi sur la paille, regardait de son air simple et naĂŻf. VIII KIIITE ET POURSUITE, BALLES ET BOULETS. â Vous voyez, mon cer, ce nodo conente, dit le com- plaisant bourreau, en ouvrant le nĆud coulant avec scs dix doigts Ă©tendus, qui dĂ©jĂ sâagitaient dâaise. Le seul simulacre dâune pendaison transportait de bon- heur notre ingĂ©nieux carnefice, amoureux de son art. â Admirez, carissimo, reprit-il. Cela zoue et glisse tout seul. â la, ia... Che le vois pien, der Teufel! â Ora , maintenant, supposez que vous soyez devant moi et que ze vous invite doucement, en passant ainsi le nodo conente sous votre visaze, Ă avancer le menton. â Prrr ! fit Gargantua, châen avre la chair de boule. â Santa madonna gardez-vous, mon trĂšs-zer, de faire ce vilain movimento ! . .. Il faut, al contrario, avec oune air heureux et satisfait, yracioso mĂȘme et piano, mettre la tĂȘte en avant... pouis demeurer immobile, sans le moindre gesto qui pourrait dĂ©ranger ce zarmant nodo conente. Digitized by Google ut; L'ABBESSE DE MONTMARTRE â Câest pon Ă tire çà , mais... Quâest-ce que vus ferez ensuite ? â Le reste me regarde, amico mio , et vous allez voir. â Voyons, der Teufel ! â Oune fois que le nodo sera bien placĂ©, ze commence par prendre lâautre bout de la corda, ze tire dâabord ada- dio... bien adagio, pour ne pas vous effaroucer, carissimo. â Karisimo, karisimo! marmotta le retire. ChusguâĂ brĂ©sent, ça va assez pien, mais ensuite ? â Ensouite, ze vais crescendo... rinforzando, un peu plus fort... Enfin, mon trĂšs-zer... â Enfin ! Ne vus arrĂȘderez-vus bas ? â Bien au contraire... Subito, ze tire liberamente, pres- tamente , et... â Non bas, non bas... câest trop fort! hurla le reĂźtre, qui avait suivi des yeux toute la pantomime du Maltais ; et il fallait voir avec quels gestes, quelle ardeur, quel enthou- siasme, ce dernier avait fini par faire le fatal simulacre. Il y mettait Ă la fois lâexaltation et la frĂ©nĂ©sie du fana- tisme, et le raffinement qui double la jouissance. â Et, ajouta-t-il avec le souffle saccadĂ© et le regard inspirĂ© de lâadepte philotechnique qui vient enfin de ter- miner heureusement son Ćuvre, vous vous balancez dans lâair agrĂ©ablement, leggier ameute, senza dolore, sans la moindre douleur ni grimace... Ah! câest ouue spectacle adorabile! â Der Teufel! on .voit que vous en avez l'habitude , sâĂ©cria Gargantua stupĂ©fait et presque gagnĂ© Ă la cause plaidĂ©e si habilement par le bourreau-avocat. â Oh ! fit le signore Matteo Ruffio avec un petit air mo- deste, ze ne souis pas sorcier, mais zâai cultivĂ© beaucoup. â Sorcier! sâĂ©cria le reĂźtre brandebourgeois en tressail- lant. Sorcier!... Ah! verdammte H exe! Il venait de songer k la prophĂ©tie de la vieille sorciĂšre. Mais presque aussitĂŽt une idĂ©e, prompte comme lâĂ©clair. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE T47 lui traversa lâesprit. Le jeĂ»ne forcĂ©, qui avait causĂ© de si affreux rayages sur le corps du prisonnier, lui rendait lâes- prit plus prompt et plus dĂ©liĂ©. La matiĂšre domptĂ©e lais- sait lâintelligence plus libre. â Tu seras pendu, avait dit la prophĂ©tesse, Ă moins que tu nâarrives Ă pendre Ă ta place celui qui doit te pendre. » â Ah ! der Teufel ! grommela Ă part lui Gargantua, si câĂ©dait bossible... â Vous ĂȘtes surpris, nâest-ce pas, mon zer, combien facilmente et gratamente on peut faire, avec oune peu de bonne volontĂ©, les çoses les plous difficiles en apparence? demanda Matteo avec un sourire de contentement, car il croyait le reĂźtre complĂštement persuadĂ© Cosi, mon zer, tout ira bien demain matin vous avez parfaitement vu ? â la, ia, rĂ©pondit Gargantua, châavre vu, mais che vu- drais pien voir engore. â Vous resterait-il encore quelque apprĂ©hension? Nâavez- vous pas remarquĂ© en tous points comment?... â En dus boints, ia... Mais guand vus avez clissĂ© le mendon sur la gorde, il me semble que vus avez fait aussi un bedit muvement de dravers, vus ! â Oh ! pas possible. â Si fait, si... et che burrais remuer te mĂȘme. Vus te- vriez pien regommencer ça. â Volontiers, mon zer. Il nâest rien que ze ne fasse, caro amico mio , pour que demain le spectacle se passe Ă votre entiĂšre satisfaction et Ă la mienne. Observez bien cette fois, carissimo ! â la, ia, châobserfe. Et Gargantua, avec le moins de bruit de chaĂźnes possible, pour ne pas effaroucher Ă son tour le complaisant amico, se rapprocha du Maltais et du bout de corde qui pendait au Digitized by Google Lâ ABBESSE DE MONTMARTRE * K 14S mur, tandis que Matteo, tout entier Ă son Ćuvre chĂ©rie, arrondissait de nouveau le nĆud coulant. â Vous y ĂȘtes, mon cer? demanda Ruffio avant de se passer la corde au cou. â la... ia... chây suis. Allez! Tout doucement, pianissimo, lâaimable bourreau mit la tĂȘte dans le nĆud, et tout doucement aussi Gargantua Ă©tendit la main vers la corde flottante. â Adagio... adagio! fit le Maltais. â la... ia, continua le reĂźtre, rinforzamenle â Pas encore, mon cer... â Câest ça, blacez bien le nĆud. â LĂ ... zuste au-dessus de la glotte. â Ăa y est-il? demanda Gargantua. â ConsidĂ©rez bien, carissimo, et regardez la mine gra- cieuse et souriante que ze prends. â Ah! voyons, der Teufel! Gargantua se mit sur ses genoux et parut avec les deux mains sâappuyer contre le mur, afin de mieux voir. â Et soubito brestissimo va-dâen au tiaple! hurla le reĂźtre, en tirant la corde avec une sorte de rage. â Ohi... ohi me... po... povero... santa ma... a... a... Le reste sâĂ©trangla dans le gosier de Matteo, qui gesticu- lait cette fois dans le vide, la nuque collĂ©e Ă lâanneau mĂȘme qui supportait la corde. â la... ia, marmottait Gargantua en attachant le bout de cette corde Ă lâanneau infĂ©rieur. Va duehurs!... Ăa y est. Pendant cinq minutes, le reĂźtre contempla le pendu, dont les contorsions diminuaient peu Ă peu. â Tieu des tieux! disait-il, gomme ça vous rend trĂŽle tut de mĂȘme... On chicotte gomme un labin... Et tire gue câĂ©dre moi gui tevais chicotter gomme ça, mein Gott! Quand les derniers spasmes eurent cessĂ©, Gargantua sai- Digiiized by Google L'ABBESSE DE MOX T MAlt T K K li! sit le pendu par la obeville des pieds et tira encore de toutes ses forces. Puis il se dressa du mieux quâil put, pour atteindre le trousseau de clefs pendant Ă la ceinture. â Che gonnais ces glĂ©s, dit-il. Avec une des bedites, le cheĂŽlier mâavre mis les gadenas aux bieds et au gou. Il chercha, essaya et finit par trouver celle qui allait aux cadenas. BientĂŽt il se vit dĂ©barrassĂ© de ses chaĂźnes. â Ah! fit-il en se mettant debout, che me sens blus lĂ©cher... la, ia, beaucoup blus lĂ©cher!... Mais ce nâest pas dut il faut sortir de lĂ maindenant. MalgrĂ© ses abstinences et sa maigreur, il sentit avec lâes- poir les forces lui revenir. U se couvrit du manteau noir et du capuchon du Maltais, puis se dirigea vers la porte. â Ah! der Teufel ! dit-il en se ravisant. Et le pichou, le tiamant du margraf! Retournant vers le pendu, dont lâagonie nâavait point encore cessĂ©, il fouilla sous son pourpoint et prit le sachet de cuir, oĂč Ă©tait le parangon de la couronne des margraves de Brandebourg. Il eut soin de bien reverrouiller la porte, quand il fut hors du cachot. La lanterne Ă la main, il arriva Ă la geĂŽle, par laquelle il fallait passer pour gagner la rue. 11 hĂ©sita un instant en apercevant le cerbĂšre auprĂšs du brasero, mais le voyant assis Ă une table, devant un broc, et levant le coude, cela le dĂ©termina. â Ah!... ah!... si... si... signore Matteo, bredouilla lâivrogne, vous ĂȘtes restĂ© bien longtemps. â HĂ©!... hĂ© !... bianissimo! fit le reĂźtre, en contrefaisant la voix du Maltais. En mĂȘme temps il fit semblant dâĂ©ternuer, pour nâĂȘtre point obligĂ© dâen dire davantage. â Ne... ne me ferez-vous point lâho... o... onneur de il 10 Digitized by Google 150 LâABBESSE DE MONTMARTRE trinquer avec moi ce soir? Vous ĂȘtes en... enrhumĂ©, signore. â HĂ©... hĂ©! ber Pacco. Et le reĂźtre Ă©ternua de nouveau. â Voici un ve... ve... verre ! â Il est bien bedit, marmotta Gargantua. NĂ©anmoins il dĂ©posa la lanterne et les clefs, choqua et but. 11 allait demander Ă recommencer et se trahir peut- ĂȘtre, lorsque, heureusement pour lâimprudent, un valet guichetier, qui dormait sur un banc dans un coin, se se- coua avec bruit. â Ah ! der Teufel ! grommela Gargantua, et il sortit prĂ©- cipitamment. , â Buona notte, si... si... signore, lui cria Nicolo, le porte-clefs. Mais le fauxMalteo Ă©tait dĂ©jĂ loin. â Per Bacco! se dit le geĂŽlier, il si... si... signore Ruffio me paraĂźt avoir molto grandi... HĂ©! que ze souis bĂȘte, ze crois que ze vois double... Baste! Gargantua aspira avec dĂ©lices le grand air, lorsquâil sâarrĂȘta enfin dans sa course. Mais il sâagissait maintenant de sortir de la ville, et de quitter au plus vite ce pays mau- dit, oĂč le macaroni Ă©tait si bon, mais la police si mĂ©chante. Il attendit le jour prĂšs de la porte de Suze, et dĂšs quâil vit sâouvrir le guichet, il le franchit. En passant devant un albergo, sur la route, il entendit hennir un cheval qui saluait le soleil. â VoilĂ mon affaire, mein Gott! pensa-t-il. SâĂ©tant glissĂ© dans la cour de lâauberge, il vit avec joie que le cheval Ă©tait tout sellĂ© et attendait son maĂźtre. Il en- fourcha la bĂȘte, qui Ă©tait un fringant gris-pommelĂ©, ma foi! et la mit au galop. De temps en temps il retournait la tĂȘte, croyant Ă chaque moment avoir Ă ses trousses tous les sbires de Savoie. Fournissant une course furieuse, il put atteindre Suze dĂšs le soir, mais le gris-pommelĂ© tomba mort. Digitized by Google LâA BUES SU DE MONTMARTRE 151 Ce fut Ă peine si, dans une osteria Ă©cartĂ©e, il se donna la peine de manger. La peur du gibet contre-balançait sa voracitĂ©. Il remplaça le cheval par une mule, quâil sâappropria comme il lâavait fait du cheval, gagna NovalĂšse au milieu de la nuit; et, le clair de la lune Ă©tant magnifique, il gravit le mont Ceuis et arriva sur le plateau au point du jour. Il dĂ©vala le versant occidental avec une rapiditĂ© vertigi- neuse. A Aiguebelle seulement, il se sentit le courage de faire un temps dâarrĂȘt et songea Ă se rĂ©conforter Ă lâaise. La riviĂšre dâArc, limpide et pure comme un miroir, cou- lait devant le cabaret. Comme il menait sa mule Ă lâĂ©curie, le hasard voulut quâil jetĂąt les yeux sur lâonde cristalline. Il y vit une image qui le remplit de terreur. Il se retourna se croyant espionnĂ©; mais il nây avait personne. â Iiens ! fit-il, câĂȘtre trĂŽle... Burdant châavre aberçu tans ce bacli ruisseau un crand esgocriffe... Mein Gott , guâil Ă©dait laid !... maicre gomme un hareng. Le naĂŻf Gargantua se pencha et regarda de nouveau dans la riviĂšre. Il tressaillit câĂ©tait encore la figure efflan- quĂ©e de tout Ă lâheure... Il se mit Ă considĂ©rer lâimage plus attentivement, et finit par reconnaĂźtre un casque et des houseaux de la mĂȘmd forme que les siens. â Ah ! lieber Gott, fit-il avec effroi, câĂȘdre pien moi ! Il examina alors sa propre personne dans tous ses dĂ©tails, sa terreur le long du chemin lâayant empĂȘchĂ© de le faire. Il ne voulut pas reconnaĂźtre dâabord ces bras dĂ©charnĂ©s, ces tibias sans forme, ce ventre fondu. Mais il fut bien forcĂ© enfin de constater sa dĂ©plorable identitĂ©. Sa colĂšre fut grande. â Ah ! queux te Safoyards ! sâĂ©cria-t-il en se retournant vers le PiĂ©mont et en montrant le poing. VoilĂ ce que vus avre fait dâun si choli homme !....Ah ! mein Gott, gomme il Digitized by Google 152 L'ABBESSE DE MONTMARTRE me faudra mancher et poire maindenant, bnr raddraper ce que jâavre berdu... Ah ! goguins ! vus me le bayerez. Il renouvelait ainsi, Ă sa maniĂšre, le serment dâAnnibal SâĂ©tant remis en selle aussitĂŽt aprĂšs avoir mangĂ© une bouchĂ©e seulement, il ne fit, pour ainsi dire, quâune traite jusquâĂ la frontiĂšre. Il ne sâarrĂȘta quâau beau milieu du bourg français de Pont-de-Beauvoisin, devant cette mĂȘme auberge de lâEcit de France oĂč, quelques semaines auparavant, il avait passĂ© une si agrĂ©able soirĂ©e avec son petit Marcel et son ami Gros-Micbel. Il fit retentir la cour de lâhĂŽtellerie de ses jurons, pour rĂ©clamer sans tarder un souper pareil Ă celui de cette soi- rĂ©e si chĂšre Ă sa mĂ©moire. â Mais, seigneur capitaine, lui dit lâhĂŽtelier, vous nâavez quâĂ entrer dans la salle, vous y retrouverez votre compa- gnie. â Ma gombagnie ! sâexclama lereitre. Guelle gombagnie, der Teufel ? â Votre compagnie de Savoie. â Engore les spires et les pourreaux tu Safoyard !... Donner ound Hagel ! Gargantua se prĂ©cipitait dĂ©jĂ vers lâĂ©curie oĂč lâon venait de conduire sa mule, pour mettre une nouvelle distance entre lui et ses persĂ©cuteurs, lorsque deux voix amies frap- pĂšrent agrĂ©ablement ses oreilles. â Capitaine ! capitaine ! venez donc le souper vous at- tend. Fut-ce la vue de Marcel et du pĂątre dâAuvergne qui rem- plit le cĆur du retire de la plus douce joie, ou bien le sens dĂ©lectable de ces paroles de bienvenue ? Le fait est que Gargantua sâarracha presque aussitĂŽt des bras de ses amis, pour ne faire quâun bond jusquâĂ la table chargĂ©e de mets fumants et dâun broc rempli jusquâaux bords. Digitized by Google L â A B B K SSE DR MO N TM A R TR K ] "».i Peu sâen fallut mĂȘme quâil ne renversĂąt la table avec tout ce quâil y avait dessus, en lâattirant brusquement Ă lui. Ses yeux dĂ©voraient avant sa bouche. On eut beau sâexclamer sur sa maigreur et sa chiche face ; en vain le questionna-t-on, il ne rĂ©pondit que par monosyllabes inintelligibles, tant ses bouchĂ©es et ses rasa- des se suivaient avec rapiditĂ©. Il mangea le souper presque Ă lui seul. Si habituĂ©s qu'ils fussent au monstrueux appĂ©tit du reĂźtre, ses compagnons se regardaient stupĂ©faits. Une pareille faim-valle les inquiĂ©tait. â Engore ! grommelait Gargantua, quand il ne vit plus rien Ă sa portĂ©e. Engore ! Et il attachait de si gros yeux dĂ©vorants sur lâaubergiste, que celui-ci recula effrayĂ©. â Mais vous allez vous rendre malade, mon pauvre ca- pitaine, lui dit Marcel. â Non. .. Engore ! Ce fut tout ce quâon put tirer de lui, et il se remit de plus belle Ă se bourrer avec un quartier de venaison froide, que venait de poser lâhĂŽtelier sur la table. Un deuxiĂšme, un troisiĂšme broc de vin de Saint-AndrĂ© y passĂšrent Ă©gale- ment. Enfin, il sâarrĂȘta, aprĂšs sâĂȘtre ingĂ©rĂ© par-dessus tout cela un grand verre de lâexcellent ratafia que nous connais- sons. Alors seulement des idĂ©es plus gaies revinrent Ă Gargan- tua. Il Ă©clata mĂȘme dâun rire si sonore, que les vitres en frĂ©mirent. Michel crut enfin le moment venu de demander des explications. â Oh! oh ! fit le reĂźtre, châĂȘdre gondent maindenant. â Content de quoi? â Châavre fentu la dĂȘte Ă lâun, châavre bendu lâautre... Eh pier. ! ia, che suis gondent. â Racontez-nous donc, capitaine, ce qui vous est arrivĂ© en Savoie. * n 10. Digitized by Google LâA H B ES SE DE MONT AI A HT HE 15 i â Oh ! ehâavre laissĂ© un pou suvenir tans ce bays, et châen avre embordĂ© un autre. â Un autre souvenir? â Ce sera bur mes vieux churs... ia, ici, on me le baiera un pon brix...Che me gombrends. â Dites-nous donc ce qui sâest passĂ©? Le capitaine lit Ă ses amis le rĂ©cit de ce qui lui Ă©tait sur- venu Ă Turin ; seulement il crut devoir se taire sur le dia- mant. Mais au moment mĂȘme oĂč il leur dĂ©peignait les contor- sions du pendu, en se fĂ©licitant dâavoir enfui, si heureuse- ment pour sa personne, accompli la prĂ©diction de la sor- ciĂšre, il sâarrĂȘta soudain en portant la main Ă son abdomen. â Quâavez-vous, capitaine? lui demanda Marcel. â Oh ! rien... ça me crouillait seulement un beu dans le fendre. Et il se remit Ă imiter les mouvements spasmodiques de Matteo Ruffio sâagitant le long de la muraille. BientĂŽt mĂȘme, en se tenant les cĂŽtes, il fit la hideuse pantomime avec une telle vĂ©ritĂ©, que Gros-Michel ne put sâempĂȘcher dâen rire Ă gorge dĂ©ployĂ©e. Mais le visage du relire Ă©tait devenu cramoisi, et bientĂŽt Gargantua tomba Ă la renverse sur sou siĂ©gĂ©. Marcel sâĂ©lança pour le secourir. â Vous ĂȘtes malade, capitaine ! lui dit le jeune homme. Vous avez mangĂ© avec trop de prĂ©cipitation aprĂšs une si longue abstinence. , â A al me in Gott... ia... ia... lĂ ... lĂ ! rĂ©pondit avec effort le pauvre diable , en montrant le creux de son estomac. Heureusement Marcel avait encore sur lui son Ă©lixir de la Grande-Chartreuse. GrĂące Ă cette liqueur biehfaisaule, lâindigestion se calma. On coucha le capitaine dans un hou lit, et le lendemain au point du jour, au moment de retourner Ă Turin avec Digitized by Google L abuesse de Montmartre iss Gros-Michel, Marcel trouva Gargantua dans uu Ă©tat qui le rassura sur les suites de la crise de la veille, mais non sur celles dâaccidents Ă venir, car le reĂźtre ne lui parut nulle- ment disposĂ© Ă renoncer aux moyens gastronomiques les plus prompts pour reconquĂ©rir ses belles formes. Lâofficier des gardes franchit de nouveau le mont Genis et regagna Turin promptement. Dans Yosteria , en face de lâhĂŽtel de lâenvoyĂ© français, il trouva Laffin et son secrĂ©taire RenazĂ©, qui lâattendaient. â En route, monsieur de La Nocle ! cria-t-il au gentil- homme repentant. Voici le pardon royal ! â Vous lâavez obtenu, mon cher monsieur de Fontaine? â Le roi nâĂ©tait point revenu de son voyage dans les provinces de lâouest, quand je suis arrivĂ© au Louvre. Je dus patienter quelques jours. Enfin, il revint du Poitou... â Il y avait dĂ©jĂ de lâĂ©motion dans cette province le duc de Savoie en parlait hier avec joie. â Sa joie sera de courte durĂ©e. La prĂ©sence du roi a mis fin Ă ce commencement de sĂ©dition. Les impĂŽts que je lĂšve, a dit Sa MajestĂ© il sâagissait du sou par livre sur toutes les denrĂ©es des villes closes, ne sont point pour en- richir mes ministres et mes favoris, comme a fait mon prĂ©dĂ©cesseur, mais pour supporter les charges nĂ©cessaires Ăźle lâEtat. Si mon domaine eĂ»t Ă©tĂ© suffisant pour cela, je nâeusse rien voulu prendre dans la bourse de mes sujets; mais puisque jây emploie le mien tout le premier, en ven- dant les terres de mon patrimoine, il est bien juste que vous y contribuiez du vĂŽtre. Je dĂ©sire avec passion le soulage- ment du peuple, et ce nâest plus pour bĂątir des citadelles dans vos villes, comme on l'a dit, que jâai besoin de subsi- des, mais pour dâautres desseins plus grands et plus Ă©levĂ©s dont vous connaĂźtrez un jour les effets. Pour moi, les meil- leures citadelles sont dans le cĆur de mes sujets. » â Et nous partons pour Paris, monsieur de Fontaine? Digitized by Google L'ABBESSE DK MO N TM ART B K â ImmĂ©diatement. Le roi vous attend avec impatience au chĂąteau de Fontainebleau. Marcel et son compagnon ne se donnĂšrent le temps que de prendre un lĂ©ger repas, pendant lequel Laffin et RenazĂ© lirent seller leurs chevaux. Au moment oĂč il se levait de table, Marcel vit sâappro- cher de lui un homme enveloppĂ© dans sa cuculle. â FrĂšre Gilles! sâĂ©cria-t-il. â Je vous ai vu entrer dans iâosteria, rĂ©pondit, avec une Ă©motion mĂȘlĂ©e dâinquiĂ©tude, lâancien marchand dâAmbert. Mais jâaurais patiemment attendu votre sortie, pour vous rappeler votre promesse, si je nâavais Ă vous avertir que... â Votre sauf-conduit ? Le voici. â Ah ! merci, fit lâex-ligueur avec joie. Je pourrai un jour retourner... Un regard de Michel le fit arrĂȘter court. â A Paris, reprit frĂšre Gilles, pour achever sa pensĂ©e. â Mais ne parliez-vous pas, demanda Marcel, dâun aver- tissement que vous aviez Ă me donner? â Lâosteria est observĂ©e. Veillez et prenez vos sĂ»retĂ©s pour le retour. â ObservĂ©e par qui ? â Par des sbires du duc. Elle lâĂ©tait mĂȘme avant que vous fussiez arrivĂ©, et il y a un quart d'heure Ă peine des cavaliers, avertis par un des sbires, sont sortis au galop du chĂąteau ducal. â En ce cas, monsieur de Laffin, ce serait pour vous. â Le duc en est bien capable, rĂ©pondit tranquillement La Nocle en inspectant ses pistolets. â Merci, lâami ! dit Marcel Ă frĂšre Gilles. Quand vien- drez-vous Ă Paris ? LâaffidĂ© des jĂ©suites prit tout Ă coup un air sombre, et rĂ©pondit sourdement. â Je ne sais, â Le pĂšre Danbigny se remet-il de ses blessures? Digitized by Google LâABlĂźESSEDE MONTMARTRE â Trop... pour mon malheur. â Que voulez-vous dire? FrĂšre Gilles serra les poings et baissa les yeux, en mur- murant â Cet homme est le gĂ©nie incarnĂ© de lâenfer. â Vous crĂ»tes un moment lâavoir renvoyĂ© dans sa de- meure Ă©ternelle? â PlĂ»t au ciel que jâeusse rĂ©ussi ! La mĂȘme occasion ne -e reprĂ©sentera peut-ĂȘtre jamais. . . et je nâaurai sans doute plus le mĂȘme courage. Le familier de Daubigny ne prononça ces derniĂšres pa- roles quâĂ voix basse et en tremblant. â Il ne vous soupçonne toujours pas ? demanda encore Marcel. â Seule, mĂšre BĂ©atrice sait que câest moi. â Et aujourdâhui vous paraissez trembler rien quâen son- geant Ă lui ? â Il me domine et me fascine. â Ne pouvez-vous secouer un pareil joug, vous sous- traire Ă une telle influence ? â Je ne le puis, dit frĂšre Gilles dâune voix Ă©treinte. Il mâa jetĂ© comme un sort... Ah ! jâai peur. â Peur de quoi ?... â De lâavenir. A ces mots, sans plus regarder celui quâil savait ĂȘtre son fils, lâancien ligueur, devenu lâaffidĂ© et lâaveugle instrument des jĂ©suites, se couvrit le visage des deux mains et sortit de Vosteria Ă pas prĂ©cipitĂ©s. â Singulier homme ! dit Marcel. On dirait que le bien et le mal se disputent son Ăąme. Y a-t-il donc rĂ©ellement un bon et un mauvais gĂ©nie qui prĂ©sident Ă certaines destinĂ©es ? â Cet homme, intervint gravement lâancien pfitre de Pailhat, a peut-ĂȘtre un horrible passĂ© et de grandes fautes Ă expier. Les tortures de son Ăąme, jetĂ©e par le fanatisme Digitized by Google 158 LâARBESSE IE MONTMARTRE hors de la voie du Seigneur, le placent sans force sous une influence mauvaise. Puis il ajouta mentalement Ăź â Ah ! sâil mâĂ©tait permis de laisser agir lâautre in- fluence!... Mais non, câest impossible ! Nos quatre voyageurs quittĂšrent lâhĂŽtellerie, aprĂšs avoir examinĂ© chacun ses pistolets, et prirent la route des mon- tagnes. Kien de suspect ne se montra pourtant Ă eux jusquâĂ No- valĂšse, oĂč ils se mirent Ă gravir les rampes escarpĂ©es. Trois des chevaux faisaient merveille. MalgrĂ© la route dĂ©jĂ parcourue, les nobles bĂȘtes avançaient dâun trac dâen- trepas, sans la moindre bronchade. Seul lâalezan brĂ»lĂ© de. RenazĂ© choppait Ă tout moment et battait Ă la main en le- vant et en baissant la tĂšte coup sur coup. CâĂ©tait un vrai terragnol, qui avait peine Ă lever le devant et allait terre Ă terre. Souvent il Ă©tait en arriĂšre. â Quel ramingue jâai lĂ ! disait le secrĂ©taire de Laffln lâĂ©peron nây fait rien! Et, voyez, un panard sâil en fut, avec ses pieds tournĂ©s en dehors ! â Vous jouez de malheur, maĂźtre RenazĂ© ! fit observer La Nocle. Pour notre fugue dâaujourdâhui surtout, vous aviez besoin de ce vif gris-pommelĂ©, auquel vous teniez tant ? â Ah ! si jamais je rattrape le maraud qui me lâa volĂ© il y a quelques jours, dans cette auberge, devant Turin, oĂč nous dĂ©jeunions, je lui en dĂ©coudrai, je le jure. â A moins quâil ne soit plus fort que vous. â Un si bel animal ! Je lâavais achetĂ© la veille de notre dĂ©part de Paris, sur le marchĂ© aux chevaux des Tournelles, et payĂ© en beaux doubles ducats dâEspagne Ă deux tĂȘtes, baillĂ©s par .qui vous savez, M. de Laffin. â Ne parlons plus de cela, maĂźtre RenazĂ©, dit vivement le gentilhomme. Cet or-lĂ brĂ»le les mains. Durant la premiĂšre heure de la montĂ©e, tout alla bien. Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 159 Mais le voie devient difficile quand on approche des chaumines de FerriĂšres, site effondrĂ© par les ravines et hĂ©- rissĂ© de rochers Ă pic. Un torrent roule, Ă grand bruit, des cailloux au travers d'une vallĂ©e stĂ©rile et resserrĂ©e de tous cĂŽtĂ©s. Une gorge profonde, que masquaient de noirs sapins Ă la droite de nos cavaliers, attira tout Ă coup lâattention de Marcel, dont lâĆil scrutateur avait vu reluire quelque chose au fond des arbres. â VoilĂ une embuscade, fit observer lâofficier des gardes, ou je ne mây connais guĂšre. â Oserait-on tirer sur vous? dit Michel. â Je ne le pense pas, rĂ©pondit Laffin. Tant que la guerre, nâest pas dĂ©clarĂ©e, le prudent Savoyard se gardera bien de tenter quelque chose contre un envoyĂ© du roi de France... Et puis, voyez !... nous avons passĂ© les sapins. â Câest quâon veut nous couper le chemin du retour, rĂ©- pliqua Marcel. Le vĂ©ritable piĂšge est plus loin. â Comment faire ? â Puisque nous voici avertis, ne nous amusons pas Ă battre la chamade pour parlementer inutilement... Pre- nons subitement toute lâallure de trot que la montĂ©e nous permet, et passons Ă leur barbe, si câest possible. â Et sâils nous arquebusent? â Nous leur rĂ©pondrons Ă la maniĂšre des Parthes, en leur lĂąchant des coups de pistolet sans ralentir notre course... En nous Ă©lançant, messieurs, distançons-nous de droite Ă gauche, pour offrir un but moins compacte. â Monsieur de Fontaine, dit Laffin, on voit que vous avez Ă©tĂ© Ă bonne Ă©cole. â Et maintenant, reprit Marcd, en avant, Ă la grĂące de Dieu ! Les quatre cavaliers partirent Ă la fois, et bien ils firent... En effet, Ă peine eurent-ils dĂ©passĂ© une crĂȘte de roche, Digitized by Google IbO LâABBESSE DE MOIS T MARTHE quâun Diavolo ! de dĂ©pit se fit entendre Ă quelques pas derriĂšre euxâ En se retournant, les fugitifs aperçurent une dizaine de chevau-lĂ©gers ducaux, qui sâĂ©lançaient du pied du rocher sur la voie, mais avec quelque peine, Ă cause des difficultĂ©s -du terrain. Plus loin, derriĂšreceux-ci, vers la gorge boisĂ©e, dâautres cavaliers, ceux dont Marcel avait vu briller les ar- mes au milieu des sapins, avaient dĂ©jĂ barrĂ© la route. â En avant toujours! cria Marcel. MaĂźtre KenazĂ©, piquez votre bĂȘte. â Ne tirez que sur les chevaux, commanda le capitam. Câest lâordre du duca ! â Ah ! on veut bien respecter nos personnes, dit Laffin en riant. Gare les balles, ma pauvre bĂȘte ! Lâescopetterie commença. Mais les chevau-lĂ©gers Ă©taient armĂ©s de pĂ©trinaux ou poitrinaux, espĂšce de mousquets dont nous avons parlĂ© dĂ©jĂ , et que lâon tirait en appuyant la crosse sur la poitrine, ce qui empĂȘchait de viser ; aucun des premiers coups ne porta. Il est vrai que les pistolets des fugitifs ne firent pas de mal non plus aux cavaliers savoyards. â Toujours en avant ! dit encore Marcel. Et ne nous amusons pas Ă recharger nos pistolets ! Malheureusement pour RenazĂ©, il nâobĂ©it pas Ă cette re- commandation. En bourrant le canon de son arme, il laissa son alezan, dĂ©jĂ si traĂźnard, ralentir encore sa marche, et deux ou trois chevau-lĂ©gers avaient pris les devants. Lâun de ces derniers planta une balle dans le train de derriĂšre de lâalezan, qui en bondit de douleur et renversa son cavalier. RenazĂ© fut fait prisonnier, tandis que Jes trois autres voyageurs fuyaient au loin. Dans la soirĂ©e du lendemain, Marcel, Laffin et Gros- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 101 Michel atteignaient Pont-de-Beauvoisin, Ă la grande joie de Gargantua, qui pourtant avait fait de lâhĂŽtellerie de PJ Ăcu de France ses dĂ©lices de Capoue. â Je vois, capitaine, lui dit Marcel, que vous avez tenu compte de mes exhortations. Je vous retrouve en bonne santĂ©. â la, ia, ça va pien, mon bedit, rĂ©pondit Gargantua en montrant le ceinturon moins lĂąche sur son ventre. Tieu merci! che rebrends dut ducement. â Vous nâavez pas trop mangĂ© Ă la fois? â la, ia, châavre manchĂ© un dut bedit beu Ă la fois. â A la bonne heure. â Mais gondinuellement... et che mâen blains pas. Nos cavaliers traversĂšrent le Lyonnais et sa capitale, et entendirent avec plaisir, dans cette grande ville, fredonner quelques-uns des airs populaires de lâĂ©poque, tous en lâhon- neur du BĂ©arnais. Les forts Saint-Jean et de Pierre-Encise, sur les deux rives de la SaĂŽne, ainsi que les remparts de François I er , quâon avait bastionnĂ©s pour les mettre en rapport avec les progrĂšs remarquables que lâartillerie avait accomplis dĂšs les premiĂšres annĂ©es du rĂšgne de Henri IV, voyaient flotter Ă leurs tours lâĂ©tendard de France et de Navarre. â Une ville et un gouverneur fidĂšles ! fit observer Marcel. â Oh ! lĂ nâest pas le danger, dit Laffin. Câest la Bour- gogne quâil faut voir. La Bourgogne commençait au Charolais, câest-Ă -dire presque aux portes de Lyon. En remontant la SaĂŽne par les coteaux du Maçonnais, Marcel et ses compagnons commencĂšrent Ă remarquer un mouvement peu ordinaire, et ce mouvement ne leur parut quâaccroĂźtre Ă mesure quâils approchaient de ChĂąlon. Sur les routes, le long des vignes, câĂ©taient des chevau- chĂ©es de gens dâarmes et de carabins, des bandes de lans- i * u Digitized by Google 1G2 LâABBESSE DE MONTMARTRE quenels et dâarquebusiers, le tout bien fourni de guidons, de tabarins et de Jleustes tambours et flĂ»tes. Les chĂąteaux devant lesquels on passait, semblaient sur le qui-vive, avec leurs piquiers aux Ă©chauguettes, leurs couleuvrines, faucon- neaux, obusiers et pĂ©tards, qui montraient leurs gueules de bronze menaçantes dans les crĂ©neaux. â Vous le voyez, monsieur de Fontaine, dit Laffin tout est prĂȘt... On dirait quâon nâattend quâun signal pour des- cendre des donjons lâĂ©tendard tleurdelysĂ©. â En effet, rĂ©pondit lâofficier des gardes. Et ce qu montre surtout, Ă mon avis, quâon se prĂ©pare au combat â pour quelle guerre ? la plus affreuse, la guerre civile â câest la prĂ©sence de nombreux aventuriers, accoutrĂ©s de mille maniĂšres, que je remarque parmi les bandes discipli- nĂ©es... Ah ! M. de Biron! â Nous ne pouvons faire autrement que de passer par Dijon. Ne faites donc semblant de rien, je vous prie, si vous mâentendez parler aux officiers du marĂ©chal, et au marĂ©- chal lui-mĂȘme, comme si vous et moi nous Ă©tions tout dĂ©- vouĂ©s Ă la conspiration. â Un pareil rĂŽle me rĂ©pugne, dit Marcel. â U le faut pourtant, dans lâintĂ©rĂȘt du roi et le nĂŽtre, ar on nous arrĂȘterait indubitablement, si lâon savait ce c ue nous allons faire Ă Paris, et la conspiration Ă©claterait qvant que le roi eĂ»t pu en saisir les fils. â Il importe de nous presser, monsieur de La Nocle entre la mine et la mĂšche allumĂ©e, il nây a certainement plus que lâĂ©paisseur dâun souffle. â Celui du marĂ©chal donnant lâordre... Mais câest mon avis aussi, quâil faut nous presser, et pour une autre cause. â Laquelle, je vous prie ? â Câest que le duc de Savoie, mâayant su Ă©chappĂ© Ă la poursuite de ses chevau-lĂ©gers, aura incontinent expĂ©diĂ© un homme Ă lui pour prĂ©venir Biron, et cet homme doit nous suivre de prĂšs. i* Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 163 â Vous avez raison. â HĂątons-nous donc !... Ah! voici la haute flĂšche de la cathĂ©drale de Dijon, et le Jacquemart flamand de Notre- Dame sonne midi. âą â A cĂŽtĂ©, la tour carrĂ©e du Palais, dont la plate-forme domine la ville. Philippe le Hardi et Jean-sans-Peur, qui dorment dans lâĂ©glise de Sainte-BĂ©nigne, ont brillĂ© avec leur cour dans ce palais gothique, et monsieur de Biron vou- drait y trĂŽner Ă son tour. â Belle et formidable ville Ă la fois, avec ses nombreux clochers et ses tours sur les remparts ! Ancienne capitale des ducs souverains, elle prĂ©sente fiĂšrement son front, quâon dirait ceint dâune couronne. â Quel est le drapeau qui ventile sur cette porte, mon- sieur de Laffin? â Ses ondulations sous la brise empĂȘchent de distin- guer... Ah! je vois câest lâĂ©cu du duchĂ©, bandĂ© dâor et dâazur de six piĂšces, Ă la bordure de gueules. » â Biron aurait-il dĂ©jĂ abattu le drapeau de son roi ? de- manda Marcel en frĂ©missant. â Rassurez-vous ! jâaperçois encore le blason de France et de Navarre au milieu le quatriĂšme dâazur semĂ© de fleurs de lis dâor. » â Tant mieux, je respire Biron nâa pas encore donnĂ© le signal de la guerre civile. â Jâai eu peur un instant comme vous. â Mais ne point , monsieur de Laffin, quâaussitĂŽt aprĂšs avoir reçu lâavis du duc de Savoie, le ma- rĂ©chal ne lĂšve lâĂ©tendard de la rĂ©volte? â Câest Ă craindre, monsieur de Fontaine. â Jâen tremble. â Silence ! on nous a aperçus. Une sentinelle venait en effet de crier aux cavaliers de sâarrĂȘter, et bientĂŽt un officier se prĂ©senta pour leur de- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE lu mander qui ils Ă©taient, et ce qui les amenait dans la ca- pitale de la Bourgogne. â Câest une prĂ©caution quâon ne prenait point il y a quelques jours, fitobserver Marcel, car jâai passĂ© sous les portes de Dijon pas plus tard que la semaine derniĂšre. â Possible, monsieur ! mais il y a des ordres. â Vous voyez, du reste, qĂŒe je suis officier des gardes de Sa MajestĂ©, et ces messieurs sont de ma compagnie. â Et moi, der Teufel! ne put sâempĂȘcher de crier Gar- gantua, je suis capitaine de reĂźtres... â En disponibilitĂ© pour le moment, murmura Gros- Michel. â Messieurs, veuillez mâaccompagner auprĂšs de mon- sieur le baron de Lux, qui se trouve en ce moment au vieux chĂąteau de Louis XI. â Quoi! demanda Laffin, le baron a quittĂ© son gouver- nement de la ville de Beaune, pour venir Ă Dijon? â Il remplace monsieur le marĂ©chal et duc, parti pour Fontainebleau. Marcel et Laffin firent un mouvement. Ces nouvelles les Ă©tonnaient, surtout aprĂšs avoir Ă©tĂ© tĂ©moins de lâaspect du pays sur la route quâils venaient de poursuivre. Cependant, on comprend quâils durent en ĂȘtre heureux. Le marĂ©chal Ă©tant auprĂšs du roi, le danger ne pressait plus autant. Marcel et Laffin trouvĂšrent le baron de Lux, le confident intime, i'alter ego du duc de Biron, dans le massif chĂąteau carrĂ©, flanquĂ© de quatre grosses tours rondes, dont Louis XI commença la construction, lorsquâil prit possession de la Bourgogne aprĂšs la mert de Charles le TĂ©mĂ©raire. Le baron Ă©tait occupĂ©, prĂšs dâune fenĂȘtre qui donnait sur lâavancĂ©e de la porte Guillaume, Ă examiner avec impatience la route de Paris, qui y aboutissait alors. Il interrogait lâho- rizon de scs regards inquiets. â Que je suis donc aise, monsieur le baron, dit Laffin Digitized by GoogI LâABBESSE DE MONTMARTRE lfiâ avec an empressement parfaitement jouĂ©, de vous rencon- trer Ă Dijon. â Quoi ! câest vous, monsieur de La Nocle ! fit de Lux en se retournant vivement... Ah Ăź plĂ»t au ciel que je fusse toujours Ă Beaune! â Pourquoi, monsieur ? â Parce que je ne remplacerais pas cĂ©ans le marĂ©chal. â En effet, on nous a dit que monsieur de Biron Ă©tait Ă Fontainebleau... â MandĂ© et pressĂ© par le roi, il est parti en poste. DâEscures, puis le prĂ©sident Jeannin, venus de la part de Henri IV, ont eu beau le rassurer moi, jâai peur, et vous me voyez prĂ©cisĂ©ment dans la plus vive anxiĂ©tĂ©. â En effet, baron, je commence Ă penser comme vous... â Je crains quâil ne soit arrĂȘtĂ©. En partant, il mâavait assurĂ© quâil serait de retour avant quatre jours, ou quâil mâenverrait un chevaucheur porteur dâun ordre. â Quand est-il parti? demanda Laffin avec animation. â Nous sommes au cinquiĂšme jour de son absence, et vous le voyez, je guette... Je mâattends mĂȘme Ă voir appa- raĂźtre, Ă sa place, une troupe royale avec un hĂ©raut dâarmes. â Le marĂ©chal aura niĂ©, rassurez-vous !... Et quel ordre devait vous apporter le chevaucheur ? â Le signal du soulĂšvement. Car tout est prĂȘt... Ah ! ils seront bien reçus, les gens du roi, je vous le promets. â En effet, moi et mon ami que voici, nous arrivons de Savoie, et dans tout le MĂ©connais, le ChĂąlonnais et le Dijon- nais nous avons remarquĂ© des prĂ©paratifs non Ă©quivoques. â Avez-vous observĂ© les canons sur les remparts?... Et tenez, vous pouvez voir, sur les murs de ce chĂąteau, des bombardes de calibre, pouvant lancer des boulets de 500 li- vres, sans compter les canons de bronze et les bombes Ă grosses grenades. â Voici, en effet, un formMale rempart devant nous ! Digitized by Google 166 LâABBESSE DE MONTMARTRE â De ce fer Ă cheval je balayerais la route jusqu'Ă lâĂ©mi- nence boisĂ©e que vous apercevez au loin. â Souffrez, baron, puisque le marĂ©chal nâest plus ici, que nous nous remettions promptement en route pour Fon- tainebleau. Jây dois porter des communications du plus pres- sant intĂ©rĂȘt. â De la part du duc de Savoie? â Si le marĂ©chal est encore libre, il les accueillera cer- tainement avec Ă©motion, et des ordres vous seront proba- blement expĂ©diĂ©s promptement. â Oui, allez ! Vous trouverez auprĂšs du duc son secrĂ©- taire HĂ©bert... Adieu, messieurs ! Laffin et Marcel retrouvĂšrent dans la cour leurs deux compagnons, et se hĂątĂšrent de franchir le pont qui rattachait le chĂąteau Ă la ville. On nâĂ©couta point cette fois Gargantua, qui rĂ©clamait Ă grands cris un quartier de bĆuf gras du Morvan, assaisonnĂ© de moutarde de Dijon, avec du fromage dâEpoisse. â Quand nous aurons mis quelques lieues entre le baron de Lux et nous, dit Laffin, nous songerons Ă dĂ©jeuner. Ils prirent par une ruelle, le long des remparts, jusquâĂ la porte Guillaume, qu'ils franchirent, et bientĂŽt ils trot- taient sur le chemin de Paris. Une montĂ©e fit ralentir lâallure Ă leurs chevaux. â Ah ! sâĂ©cria Laffin, voici lâĂ©minence boisĂ©e dont mâa parlĂ© le baron de Lux. Ses bombardes portent loin, si elles atteingnent le sommet. La montĂ©e Ă©tĂ it dâun quart de lieue au moins ; seulement, elle Ă©tait peu sensible. ArrivĂ© presque au haut du long mamelon, Laffin, qui marchait en avant avec Marcel, sâĂ©tant retournĂ© par hasard du cĂŽtĂ© de Dijon, poussa un cri strident et enfonça lâĂ©peron dans le ventre de son cheval. il venait dâapercevoir, sur les remparts du chĂąteau de Louis XI, plusieurs Ă©clairs suivis de fumĂ©e. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE !07 Presque au mĂȘme instant des boulets sifflĂšrent aux oreil- les de nos cavaliers, les uns balayant la route devant eux, les autres sâenfonçant dans le bois Ă leur cĂŽtĂ©, en coupant avec un bruit sec les troncs des arbres et leurs branches. Les dĂ©tonations des canons ne leur arrivĂšrent que quelques secondes aprĂšs, au faĂźte mĂȘme de lâĂ©minence. Gargantua poussait des der Tenfel sans nombre , en Ă©pe- ronnant son coursier Ă la suite de Michel. IX ARRESTATIONS. â Mort de Dieu ! sâĂ©cria Laffin, ce sont les bombardes de M. de Lux. Ventre Ă terre ! et que le pli du terrain nous couvre... Mais, en mĂȘme temps que nos fugitifs avaient entendu les premiĂšres dĂ©tonations, de nouveaux boulets sifflaient en ricochant, Ă leurs cĂŽtĂ©s, et Ă©taient suivis dâautres explo- sions. Heureusement quâils en furent quittes Ă peu prĂšs pour quelques Ă©claboussures. Seul, Gargantua reçut un Ă©clat de pierre dans le dos. â Ah I der Teufel ! hurla-t-il, se croyant louchĂ© par un des projectiles. Mais, comme il put dĂ©valer ainsi que les autres, et sans choir, lâĂ©minence fatale par son versant opposĂ©, il se sentit bientĂŽt rassurĂ©. On Ă©tait Ă couvert, et lâon nâavait dĂ©sormais plus rien Ă Digitized by Google 108 L'ABBESSE DE MONTMARTRE craindre de lâartillerie dijonnaise. Aussi, tout en galopant, Gros-Michel plaisantait-il le reĂźtre sur la peur quâil avait eue. â Oh ! non, bas beur, moi ! rĂ©pondit avec flegme le Bran- debourgeois. Le sort brĂ©dit bar la maudite sorciĂšre, il ĂȘdre rombu maindenant châavre bendu lâautre. Mais... â Mais vous nâavez pas moins, capitaine, poussĂ© un juron dâaxiĂ©tĂ©. â la... ia. Châavre graint seulement de ne bas buvoir tĂ©cheuner, et châavre si pon abbĂ©dit, mein Gott ! Laffin, de son cĂŽtĂ©, se fĂ©licitait dâavoir quittĂ© Dijon si promptement. â Câest Ă nâen pas douter, dit-il Ă Marcel. Le messager du duc de Savoie nous marchait sur les talons, et il a remis sa lettre Ă de Lux... RenazĂ© aura cĂ©dĂ© aux menaces et parlĂ©. Nous saurons plus tard ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă maĂźtre RenazĂ©. Quant Ă la cause de la canonnade, câĂ©tait bien celle devinĂ©e par Laffin. A peine, en effet, nos cavaliers eurent-ils disparu, Ă Dijon, dans la petite rue qui les avait menĂ©s Ă la porte Guillaume, quâun chevaucheur savoisien, couvert de pous- siĂšre, sâĂ©tait prĂ©sentĂ© devant le vieux chĂąteau. On avait introduit ce messager auprĂšs da gouverneur par intĂ©rim, qui poussa une exclamation de fureur en lisant la lettre du duc. â Comment ! sâĂ©tait Ă©criĂ© le baron, Laffin nous trahit. â Câest indubitable, monseigneur, rĂ©pondit le messager pqisquâil sâest mis en route pour Fontainebleau avec le favori du roi. Dâailleurs, son secrĂ©taire RenazĂ©... â Oui, oui, le duc me le mande... HolĂ ! quâon appelle le capitaine des boute-feux ! Lâofficier dâartillerie sâĂ©tant prĂ©sentĂ©, de Lux lui avait ordonnĂ© de lĂącher des bordĂ©es sur les quatre cavaliers. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE lt>9 â Comment vous nomme-t-on, lâami? demanda le baron au messager. â Claude le Lorrain. Je suis lansquenet. â Vous nâen portez point le costume ? â Ces cavaliers ne doivent point me reconnaĂźtre, car je me rends Ă Fontainebleau comme eux. â Pour y voir le marĂ©chal? â Jâai une autre mission. Le rĂ©vĂ©rend pĂšre Daubigny mâa chargĂ© dâune lettre pour la marquise de Verneuil. â Henriette dâEntragues ! Serait-elle aussi du complot? â Je lâignore, monseigneur. â Dans tous les cas, son frĂšre, le comte dâAuvergne, est des nĂŽtres, et, bien quâil soit Ă©galement Ă Fontainebleau, il brĂ»le de faire lever les boucliers Ă ses partisans en pro- vince. La canonnade nâayant abattu aucun des quatre cavaliers, le baron de Lux fit monter Ă cheval une vingtaine dâhommes de la compagnie de gens dâarmes affectĂ©e alors Ă chaque prince, officier de la couronne et gouverneur de province. Mais cela demanda du temps, et la troupe dut revenir au bout de quelques heures dâune poursuite infructueuse. Nos quatre compagnons atteignirent Fontainebleau le surlendemain dans la soirĂ©e. Comme ils approchaient du chĂąteau, un gentilhomme Ă cheval, en tenue de voyage et suivi dâun Ă©cuyer, dĂ©boucha dâune avenue voisine. Ce gentilhomme se dirigeait comme eux vers la rĂ©sidence royale. En. lâapercevant, Gargantua poussa un cri de surprise. â Ah 1 je le gonnais, celui-lĂ , ajouta-t-il. Câest mossiĂ© tâAupignĂ©. â Monsieur dâAubignĂ©! sâĂ©cria Marcel Ă son tour. Il re- viendrait vers le roi ! â Ah ! che me rabbelle, der Teufel ! Au chĂądeau dâUs- son, il me menaçait te me bendre. Mais che ne le grains blus... Bonchur, mossiĂ© tâAupignĂ©! il. Digitized by Google 170 L 1 ABBESSE DE MONTMARTRE Le gentilhomme calviniste salua et dit â Mais, si je ne me trompe, câest le capitaine Gargantua. â la, ia, et voici le bedit Marcel... vus savez, le bedit Marcel du pourg de Pailhat. â Mais je connais parfaitement monsieur de Fontaine. Je lâai revu Ă Fontaine- Française, oĂč il a sauvĂ© le roi. â Monsieur dâAubignĂ©, je ne l'ai jamais quittĂ©, dit Mar- cel, du moins volontairement. â Câest un reproche, je crois. Mais tranquillisez-vous, je viens me ranger de nouveau Ă ses cĂŽtĂ©s. â Jâen bĂ©nis le ciel, monsieur. â Pour deux causas. Jâai su, Ă mon chĂąteau de Maille- zais, que, me croyant prisonnier Ă Limoges, il avait mis Ă part quelques bagues de la reine pour payer ma rançon, et je nâen veux pas, dâautant plus que je nâaj jamais Ă©tĂ© pri- sonnier, bien que jâeusse bataillĂ© lĂ -bas dans les derniĂšres Ă©motions. Ensuite, Ă cause de ces Ă©motions mĂȘmes et des complots dont jâai entendu parler, je viens lui offrir mes services, quoiquâil ait abandonnĂ© la vraie foi pour aller Ă la messjd, /â Câest ce qui sâappelle agir en gentilhomme loyal et dĂ©vouĂ©. â Par la Passion! rĂ©pliqua vivement le rigide religion- naire, ce nâest pas le roi apostat que mon bras servira, mais lâaini seulement. DâAubignĂ© fut accueilli Ă bras ouverts par son royal com- pagnon de guerre, qui lui avait Ă©crit jadis jusquâĂ quatre lettres, sans pouvoir le dĂ©cider Ă revenir Ă la cour. DĂšs lors il rie quitta plus Henri IV. Marcel sâĂ©tait fait annoncer aussitĂŽt chez le roi, qui le reçut avec Laffin. â Sire, sâĂ©cria ce dernier en se jetant aux pieds de Henri, pardon ! pardon ! â Ah ! fit le roi en levant les yeux au ciel, que je vous Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 171 * drais donc que le marĂ©chal me criĂąt cela du fond de son cĆur. â Il est trop orgueilleux, Sire ! dit Laffin en se rele- vant. â Las ! câest vrai. Je nâen puis rien tirer depuis quâil est ici. Je lâavais pourtant embrassĂ© Ă son arrivĂ©e... Je voudrais le sauver, et ce sont toujours les mĂȘmes colĂšres de sa part, la mĂȘme obstination, les mĂȘmes paroles hautes et fiĂšres. En effet, le marĂ©chal avait reçu trĂšs-froidement les ca- resses de son souverain, ce qui dĂ©plut beaucoup Ă ce der- nier. DĂšs lors, Biron ne vit plus autour de lui que des visages glacĂ©s. Peu de gens lâabordaient ; on lui parlait Ă peine. Un autre se serait cru perdu; mais il Ă©tait si prĂ©somp- tueux ! La comtesse de Rossi, sa sĆur, lui Ă©crivit de sâenfuir, sâil en Ă©tait temps encore. Henri lui offrit un moyen plus honorable de se sauver. Il Ă©tait disposĂ© Ă user de clĂ©mence Ă son Ă©gard, pourvu quâil fĂźt lui-mĂȘme lâaveu de son crime. La veille, il lâavait menĂ© dans les jardins du chĂąteau. AprĂšs quelques propos assez indiffĂ©rents, il entama le dis- cours sur les sujets de mĂ©contentement quâil avait du marĂ©- chal, et lui dit que, pourvu quâil ne dĂ©guisĂąt rien, il en se- rait quitte comme la premiĂšre fois Ă Lyon, pour le repentir de ses fautes. â Si je vous exhorte, ajouta le roi, Ă dĂ©clarer vous- mĂȘme tout ce que vous avez fait contre mon service, câest pour empĂȘcher que d 'autres ne prennent connaissance dâune affaire qui vous serait dĂ©savantageuse. » ' * CâĂ©tait un avertissement. Ces autres , câĂ©taient Messieurs du Parlement. Mais le marĂ©chal, qui Ă©tait loin de sâimaginer que Laffin le trahissait et que celui-ci pouvait dâun moment Ă lâautre revenir de Savoie, rĂ©pondit avec arrogance Digitized by Google 172 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Je suis venu, non pour me justifier, mais pour con- naĂźtre mes accusateurs. Je nâai nul besoin de pardon, attendu que ne suis pas coupable... JâespĂšre mĂȘme, Sire, que vous ferez justice de mes calomniateurs; autrement, je la ferais moi-mĂȘme. » Quoique cette rĂ©ponse altiĂšre aggravĂąt encore lâoffense, Henri se borna Ă lui dire avec bontĂ© â Pensez-y mieux, marĂ©chal! Vous .prendrez un meil- leur conseil. » AprĂšs souper, le comte de Soissons lâexhorta encore, de la part du roi, Ă lui confesser la vĂ©ritĂ©, il conclut par cette sentence â Monsieur, sachez que le courroux du roi est le mes- sager de la mort. » Biron avait toisĂ© le comte -de la tĂȘte aux pieds, et lui avait rĂ©pondu avec plus de fiertĂ© encore quâil nâavait rĂ©pondu au souverain. Laffin fit connaĂźtre au roi le plan dĂ©finitif de la conspira- tion. Le royaume de France devait ĂȘtre dĂ©membrĂ©. Le duc de Savoie aurait la Provence et le DauphinĂ©; Biron la Bourgo- gne et la Bresse, avec la troisiĂšme fille de ce duc en mariage et cinquante mille Ă©cus de dot; quelques autres seigneurs, comme le comte dâAuvergne et Bouillon, dâautres provinces avec la qualitĂ© de pairs. Tous ces petits souverains eussent relevĂ© du roi dâEspagne. Pour parvenir Ă ce rĂ©sultat, les Espagnols, jetteraient une puissante armĂ©e dans le royaume, et le Savoyard une autre. Non-seulement les gouverneurs de province dans le complot,. afa signal donnĂ© par Biron, lĂšveraient lâĂ©- tendard de la rĂ©volte, mais oh ferait aussi remuer ceux des huguenots qui avaient encore sur le cĆur lâabjuration du roi. En mĂȘme topips, on rĂ©veillerait plusieurs mĂ©contents en divers eud roi ts, et lâonsusciterait et animerait lesipopula- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 173 lions, qui Ă©taient fort irritĂ©es contre la pancarte dont il a Ă©tĂ© question, et qui consistait, comme on sait, dans lâimpĂŽt dâun sou par livre sur toutes les denrĂ©es des villes fermĂ©es. â Et vous avez les preuves de tout cela, M. de Laffin ? demanda le roi. â Les voici, Sire, Ă©crites de la propre main du marĂ©chal. Laffin tendit au roi les piĂšces quâil avait soustraites au feu, lors de sa derniĂšre entrevue avec le marĂ©chal, Ă Di- jon. â Vous dĂ©poseriez contre lui devant le Parlement, nâest- ce pas ? â RenazĂ©, mon secrĂ©taire, le ferait comme moi, si les gens du duc Savoie ne lâavaient retenu prisonnier, ainsi que vous le racontera M. de Fontaine. â Câest bien, monsieur. Vous allez vous retirer dans le logement qui vous est prĂ©parĂ©, et ne point vous montrer au marĂ©chal. JâespĂšre en- core quâon nâaura pas besoin de vous pour le confondre devant le Parlement... Je vais revoir Biron, je ferai sem- blant encore de ne rien savoir, pour lui laisser le mĂ©rite des aveux qui seuls peuvent le sauver. Câest un dernier effort que je tente. Le roi, demeurĂ© seul, appela son capitaine des gardes. â OĂč est le marĂ©chal, M. de Vitry? â Sire, il est au jeu de la reine, qui vient de commen- cer. â Dites-lui que je lâattends au jardin. Quelques minutes apĂšs, le roi conjurait Biron, pour la se- conde fois, de lui avouer la conspiration. Il employa les remontrances, les priĂšres et les assurances dâun pardon complet; mais le marĂ©chal nâen fut pas plus Ă©mu, et finit par dire que, sâil connaissait ses calomnia- teurs, il leur romprait le cou. En parlant ainsi, les yeux du marĂ©chal, enfoncĂ©s dans sa petite tĂȘte, lançaient des Ă©clairs sinistres. Digiiized by Google 174 LâABBESSE DE MONTMARTRE Enfin le roi, ennuyĂ© de ses rodomontades et de son opi- niĂątretĂ©, le quitta brusquement en lui disant â Eh bien! il faudra apprendre la vĂ©ritĂ© d'ailleurs. Adieu, baron de Biron ! » Baron ! câĂ©tait lĂ le seul titre qui lui fĂ»t venu de sa fa- mille. Ce mot fut comme un Ă©clair avant-coureur de la foudre. Le roi, dĂ©gradant par lĂ Biron de tant dâĂ©minentes dignitĂ©s dont il lâavait honorĂ©, montrait quâil allait lâabaisser autant quâil lâavait Ă©levĂ©. Mais rien ne servit. Biron, se croyant certain quâaucune preuve ne pouvait dĂ©poser contre lui, retourna chez la reine, oĂč il se mit Ă jouer Ă la prime avec le comte dâAu- vergne. Celui-ci eut tout Ă coup un soupçon, en voyant M. de Vi- try paraĂźtre sous la porte et fixer les yeux sur lui et sur le marĂ©chal. Il se pencha sur la table et dit tout bas Ă Biron â Il ne fait pas bon ici pour nous. â Bah ! rĂ©pondit le marĂ©chal, on nâosera jamais. Et le jeu continua. Le roi Ă©tant entrĂ©, vers minuit, chez la reine, fit cesser les jeux et ordonna Ă tout le monde de se retirer. Vitry se tenait immobile, Ă©piant la sortie du roi, comme sâil nâattendait que ce moment pour exĂ©cuter quelque ordre secret. Mais Henri hĂ©sitait. Il Ă©tait tout pĂąle... Au moment de quitter la salle, il se retourna encore brus- quement, et, appelant Biron, lâentraĂźna vers son cabinet. Vitrv suivit. â Au nom du ciel, dit le roi Ă Biron dâune voix Ă©mue, confessez votre faute. â Ma faute! rĂ©pliqua le marĂ©chal de sa voix toujours ar- rogante et irritĂ©e. Voulez-vous parler. Sire, des services que je vous ai rendus ? Mon pĂšre a souffert la mort pour met- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 115 tre Ă Votre MajestĂ© la couronne sur la tĂȘte, et moi jâai reçu quarante blessures pour lây maintenir... » Voyant quâil nâen tirerait encore rien, aprĂšs tant dâessais infructueux, le roi le congĂ©dia. M. de Vitry et ses gardes attendaient dans lâantichambre ; il y avait aussi lĂ quelques gentilshommes de la suite de Biron. â * Monsieur, dit Vitry de sa voix calme et rude, en sâapprochant du marĂ©chal, le roi mâa commandĂ© de lui ren- dre compte de votre personne. Donnez-moi votre Ă©pĂ©e! » Les gentilshommes essayĂšrent de se mettre en dĂ©fense, mais il furent aussitĂŽt saisis par les gardes. Biron demanda alors Ă parler au roi. On lui rĂ©pondit quâil sâĂ©tait retirĂ©. â Donnez-moi votre Ă©pĂ©e, lui dit lâimpassible Vitry pour la seconde fois. â a Mon Ă©pĂ©e, sâĂ©cria le marĂ©chal, qui a rendu tant de services au roi ! » Il la donna, et on le conduisit dans une chambre du chĂą- teau. Pendant quâon lây menait, il cria avec une colĂšre amĂšre Ă ceux qui se trouvĂšrent sur son passage ; â Regardez, messieurs, comme on traite les bons ca- tholiques. » Le comte dâAuvergne Ă©tait arrĂȘtĂ© en mĂȘme temps par M. de Praslin, au moment oĂč il cherchait Ă sâenfuir du chĂąteau par la cour de lâOrangerie. Biron passa la nuit dans une espĂšce de fureur, et se rĂ©- pandit en invectives contre Henri IV. Le baron de Rosny Ă©tant entrĂ© dans lâappartement du roi, pour recevoir ses ordres, celui-ci lui dit â Nos gens sont pris. Montez Ă cheval, et allez prĂ©pa- rer un logement Ă la Bastille, oĂč je les enverrai par bateau. Ils ne tarderont pas Ă vous suivre. Vous les ferez descendre par la porte de lâArsenal, du cĂŽtĂ© de lâeau, et vous les con- duirez par les jardins. Faites en sorte dâempĂȘcher la foule Digitized by Google 176 LâABBESSE DE MONTMARTRE du peuple... Vous irez ensuite au Parlement et Ă lâHĂŽtel- de-Ville, pour les instruire de ce qui vient dâarriver. Je leur en apprendrai les causes, et je mâassure quâils les trou- veront justes. » Rosny, qui avait le commandement de la Bastille, alla immĂ©diatement exĂ©cuter les ordres du roi. Les deux prisonniers partirent le lendemain, bien escor- tĂ©s. On les logea dans des chambres sĂ©parĂ©es. Le roi se rendit Ă©galement Ă Paris, oĂč le peuple tĂ©moi- gna, par mille acclamations, la joie quâil avait de voir la conspiration dĂ©couverte. Commission fut envoyĂ©e au Parlement, pour faire le pro- cĂšs au marĂ©chal. Marcel avait suivi Henri IV Ă Paris. Il y embrassa sa mĂšre, et raconta au chevalier du Bosc, ainsi quâĂ lâabbesse Marie de Beauvilliers, les rĂ©sultats de son second voyage en Savoie. Quant au seigneur Ligier de Clignancourt, il lâa- vait trouvĂ© Ă Fontainebleau. Marie lui demanda sâil avait fait part au roi de son excur- sion Ă Milan et de son entrevue avec le comte de FuentĂšs. â A mon premier retour, rĂ©pondit lâofficier, le temps pressait, et je nâai pu entretenir Sa MajestĂ© que des rĂ©vĂ©la- tions de Laffm. Depuis mon arrivĂ©e Ă Fontainebleau, dâautre part, le roi est Ă peine visible. Il se montre fort irritĂ©, dit- on, plein dâamertume et misanthrope. â Vous avez eu tort peut-ĂȘtre, Marcel, de ne point sai- sir une occasion pour lui rĂ©vĂ©ler le secret de la naissance dâAlice. â Je ne voudrais point quâil en parlĂąt Ă monsieur de Cli- gnancourt. â Le comte de FuentĂšs Ă©tant un des agents les plus ac- tifs de la conspiration, votre sĂ©jour inexpliquĂ© au Palais Sforza pourrait tourner contre vous, mon ami. Sonyez-y bien. â Vous ĂȘtes la prudence mĂȘme, madame ! Mais, si le roi Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE lâ- avait vent de mes rapports avec le comte, un mot suffirait alors pour lui en expliquer les causes. â En politique, les accointances les plus naturelles de- viennent souvent funestes. â Nâest-ce pas moi qui ai amenĂ© la dĂ©couverte du com- plot, en convertissant Laffin aux intĂ©rĂȘts du roi ? â Il est des circonstances oĂč mĂȘme un service rendu peut devenir un moyen dâaccusation de plus. â Madame, vos paroles commencent Ă mâĂ©mouvoir. â Croyez-mâen cherchez Ă voir le roi, et ne lui cachez rien. â Vous avez raison je cours au Louvre. Marcel avait Ă peine fait quelques pas dans la grande ga- lerie, que le capitaine des gardes, M. de Vitry, marcha droit Ă lui â Votre Ă©pĂ©e, monsieur! lui dit le vieil officier, de sa voix impassible. â Mon Ă©pĂ©e! sâĂ©cria Marcel en reculant stupĂ©fait. â Ordre du roi ! Notre jeune homme savait quâavec le rigide Vitry, la con- signe incarnĂ©e, qui eĂ»t arrĂȘtĂ© sans sourciller tous les gen- tilshommes prĂ©sents, y compris les princes de sang, sâil en avait eu lâordre, il nây avait aucune explication Ă avoir. Il tendit donc lâarme au capitaine des gardes, avec un soupir, en pensant aux paroles de lâabbesse, quâil nâavait certes pas cru devoir se justifier si promptement. Puis il demanda Ă voir le roi. â Je vous en supplie, monsieur, dit-il Ă Vitry,. laissez- moi entrer dans le cabinet de Sa MajestĂ©. â Sa MajestĂ© nâest point dans son cabinet. â Permettez-moi de la rechercher avec vous, de lâatten- dre au moins. AprĂšs mâavoir entendu, elle rĂ©voquera cet ordre. â Impossible. En marche! Les seigneurs de la galerie, attirĂ©s par Ăšetie scĂšne, se Digitized by Google 178 LâABBESSE DE MONTMARTRE pressaient autour de Marcel et de Vitry. Crillon, dâAubignĂ© et Castaignac Ă©taient en tĂȘte. â Harmbleu ! ne pourriez-vous accĂ©der au dĂ©sir de votre lieutenant, monsieur de Vitry ? disait Crillon. . â Morbleu ! ajoutait dâAubignĂ©, je rĂ©ponds de mon- sieur. â Par ma coiichemarde fidĂšle ! osa gasconner Castai- gnac, le roi ne peut... Comme un sanglier au poil hĂ©rissĂ©, Vitry fit tour Ă tour face Ă chacun des intervenants. â Le roi sait ce quâil fait, M. de Castaignac, gronda-t-il ; et moi je lui rĂ©ponds du prisonnier, M. dâAubignĂ©... Quant au dĂ©sir de ce dernier de rechercher le roi, M. de Crillon, au- tant vaudrait me proposer de me faire lâhuissier de la marquise de Verneuil, car Sa MajestĂ© soupe avec elle. â Ah! voilĂ la chose, marmotta dâAubignĂ©. Toujours le cotillon ! â Et quand vous feriez cela pour votre lieutenant? dit encore Crillon; câest un homme dâhonneur qui en vaut la peine. â MĂȘlez-vous de votre commandement, M. de Crillon, bougonna le revĂȘche capitaine, et laissez-moi mâoccuper du mien. â Boule-dogue! murmura Crillon. â Je vous conseille de medonner votre nom ! sâĂ©cria Yitrv qui avait entendu. On ne sait peut-ĂȘtre pas ce dont vous ĂȘtes capable', M. de Crillon, quand le roi a commandĂ©... Gardes ! Ă la Bastille ! â A la Bastille! dit en soupirant lâinfortunĂ© Marcel. Et le roi soupe avec Henriette dâEntragues ? Les gardes emmenĂšrent le nouveau prisonnier vers la sombre forteresse de la porte Saint-Antoine. Du seuil du cabinet des Trois-Tonneaux, au coin de la ue Saint-honorĂ© et de celle de la Tonnellerie, un homme Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 179 sâĂ©lança en reconnaissant Marcel au milieu de lâescorte. â Ah! der Teufel! sâexclama-t-il. Guâest-ce gue câest gue cela ? Marcel ! mon bedit Marcel ! â Capitaine ! cria le jeune homme qui voyait le reĂźtre dĂ©jĂ prĂȘt Ă jouer de son schwert contre les gardes. Point de violence ! Courez plutĂŽt Ă Montmartre. PrĂ©venez madame lâabbesse et Michel quâon me mĂšne Ă la Bastille. Gargantua obĂ©it, non sans montrer le poing Ă ceux qui emmenaient son jeune ami. Il est temps de faire connaĂźtre maintenant les causes de cette arrestation inattendue. ProfondĂ©ment irritĂ© de la conduite de Biron, le roi sâĂ©tait montrĂ© taciturne et dâune humeur presque farouche depuis lâarrestation du marĂ©chal. A peine rĂ©pondait-il Ă Rosny et Ă ses conseillers. Le front plissĂ© par le mĂ©contentement, on ne lâentendait par moments ouvrir la bouche que pour se plaindre de lâin- gratitude des hommes et de leur profonde perversitĂ©. Lui si franc et si expansif dâordinaire, il ne jetait plus sur tous ceux qui lâapprochaient que des regards obliques et mĂ©fiants. Partout il lui semblait voir des conspirateurs et des traĂźtres. Le soupçon le rendait intraitable. Pour un mot Ă©quivoque, il avait failli, dans la matinĂ©e, faire arrĂȘter Sillery, qui pourtant lui avait rendu dans les nĂ©gociations des services si signalĂ©s. RenfermĂ© dans son cabinet, il en avait dĂ©fendu lâentrĂ©e Ă tout autre quâ Ă son valet de chambre, Ă lâastrologue Pe- rmet et Ă son cuisinier Fouquet de la Varenne, maintenant contrĂŽleur gĂ©nĂ©ral des postes. Ayant entendu gratter Ă une porte dĂ©robĂ©e, Henri alla ouvrir et aperçut maĂźtre PĂ©rinet et la Varenne. â Bonjour, mes maĂźtres! leur dit-il. Quel sujet vous amĂšne ? Digitized by Google 180 L'ABBESSE DE MONTMARTRE â Toujours votre heur et votre avenir, rĂ©pondit lâastrolo- gue en sâinclinant trois fois avec obsĂ©quiositĂ©. â Ah ! mon bonheur ! fit le roi avec amertume. Il sâen va comme l'avenir... Toujours des complots ! Quand on nâen veut plus Ă ma vie, câest ma couronne que lâon convoite ! Et parmi les traĂźtres je retrouve mĂȘme le frĂšre de ma mie. â Sire ! la marquise est innocente. âą â HĂ© ! qui sait ? fit le roi en soupirant. â La preuve, câest que jâai tirĂ© hier soir votre horoscope et le sien, et que jâai vu vos deux astres toujours planant amicalement dans la mĂȘme Maison du ciel. â Est-ce lĂ la seule preuve que tu as, maĂźtre PĂ©rinet ? â Jâai rencontrĂ© dans la cour mon ami de la Varenne, qui vous en apporte une autre fort concordante. â Voyons celle-lĂ ! Mais si elle nâest pas meilleure, vous vous tiendrez pour dit, messieurs, que frĂšre et sĆur se valent... Ah! je nâai plus fiance en personne, et lâon me dirait que le Dauphin me trahit, tout innocent mignon quâil est, que je ne serais pas Ă©loignĂ© de le croire. â Pourtant, Sire, dit la Varenne, madame la marquise, dont je viens de quitter lâappartement oĂč elle mâavait mandĂ©, est prĂȘte Ă vous tĂ©moigner combien elle vous est attachĂ©e et dĂ©sire lâaffermissement de votre trĂŽne. â Câest bien Ă elle, et je lâen remercie, mais je ne la verrai point. Le temps nâest point aux amours, maĂźtre la Varenne. â Sire! ce nâest point dâamour quâil sâagit cette fois, mais bien dâune rĂ©vĂ©lation importante, rĂ©pliqua ce dernier. â Une rĂ©vĂ©lation ! sâĂ©cria Henri en sâavançant avec vi- vacitĂ© vers la Varenne et en fixant sur lui des yeux ardents. Comme Laffin, la marquise aurait-elle les mains pleines de piĂšces dâun nouveau complot?... Cela ne mâĂ©tonnerait point, ajouta-t-il avec un rire amer. Tout le monde con- spire... De quoi sâagit-il? â De menĂ©es coupables au premier chef, mâa-t-elle dit. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 181 â Parlez donc... parlez vite! Il y a encore de la place Ă la Bastille. â Sire! je vous lâai dit maintes fois, vos ennemis ne sont pas ceux que vous croyez. Les membres de la Com- pagnie de JĂ©sus... â Encore ces gens-lĂ ! dit le roi avec humeur. â Ce sont vos amis, sâĂ©criĂšrent Ă la fois les deux com- pĂšres. â Ils ont voulu mâassassiner. â Erreur! calomnie! dit la Varenne. Ils veulent vous prouver, aujourdâhui, que rien ne leur tient plus Ă cĆur que la prospĂ©ritĂ© de votre Ătat. La rĂ©vĂ©lation vient de lâun dâeux. â Son nom? â Le rĂ©vĂ©rend pĂšre Daubigny... Daignez vous rendre Ă lâappel de la marquise, qui vous attend elle vous contera tout. Les sourcils froncĂ©s, sans mot dire, Henri suivit lâex- cuisinier, qui le mena par des couloirs secrets jusquâĂ lâap- partement que Henriette dâEntragues occupait au Louvre. Certes, la prĂ©sence de la marquise au Louvre nâĂ©tait point excusable. Toutefois, les mĆurs du temps faisaient quâon ne sâen scandalisait pas trop. La reine avait du reste de grands torts envers Henri IV. En ce qui est de sa vertu, dit un historien, elle est restĂ©e beaucoup trop Ă©quivoque pour quâon puisse prendre Ă Marie de MĂ©dicis lâintĂ©rĂȘt quâeĂ»t mĂ©ritĂ© une Ă©pouse trahie. Lâaffection de Marie pour son cousin Virginio Orsini ne passait pas pour fraternelle ; on soupçonna aussi de ga- lanterie ses relations avec le duc de Bellegarde, qui lâavait Ă©tĂ© chercher Ă Florence, comme ambassadeur du roi, et il nâv a surtout guĂšre de doute en ce qui regarde le trop fameux Concini, jeune et brillant gentilhomme ilorentin que Marie avait amenĂ© Ă sa suite, et quâelle fit Ă©pouser Ă sa sĆur de lait, LĂ©onora Dori, dite la Galigai, crĂ©ature dif- Digitized by Google 18 Ă LâABBESSE DE MONTMARTRE forme, adroite et rusĂ©e, qui la dominait entiĂšrement* LĂ©onora et son mari nâusĂšrent de leur empire sur la reine, que pour lâaigrir contre Henri IV et pour envenimer des discordes, que Rosny sâefforçait sans cesse dâapaiser. Les scĂšnes entre le roi et la reine arrivĂšrent Ă une telle violence, que Marie, un jour, sauta au visage du roi et lâĂ©gratigna. Une autre fois, elle eĂ»t donnĂ© un soufflet Ă Henri IV, si Rosny ne lui eĂ»t rabattu le bras avec tant de vivacitĂ©, quâelle prĂ©tendit quâil lâavait frappĂ©e. Sans la naissance du Dauphin, Henri se fĂ»t peut-ĂȘtre rĂ©solu Ă renvoyer la Florentine dans son pays. Il se dĂ©cida Ă prendre patience, et les deux Ă©poux sâaccoutumĂšrent jus- quâĂ un certain point lâun Ă lâautre, sans jamais vivre en bonne intelligence. Le roi trouva Henriette dâEntragues dans un nĂ©gligĂ© charmant, mais le front sĂ©rieux. Elle Ă©tait Ă demi couchĂ©e sur un lit de repos, et jouait nĂ©gligemment avec un Ă©trange mais assez joli animal, fort Ă la mode Ă cette Ă©poque. CâĂ©tait un adive ou chacal apprivoisĂ©, venu dâAsie, et de la taille dâun chat de grosseur moyenne. Son pelage Ă©tait dâun gris jaunĂątre, avec une queue trĂšs-longue, terminĂ©e par une mĂšche de poils noirs. De chaque cĂŽtĂ© de la tĂȘte il avait une raie' brune allant de lâĆil au bout dĂŒ museau. Toutes les grandes dames avaient alors leur adive , comme elles ont eu depuis leur bichon, leur levrette, leur King-Charles. Henri marcha Ă pas si rapides vers la marquise, que le chacal effrayĂ© bondit du lit de repos. â Vous avez Ă©pouvantĂ© mon pauvre IsmaĂ«l! sâĂ©cria Henriette en se levant, non sans jouer de la prunelle. Mais dans quel Ă©tat vous vois-je, cher Sire? Quel front cour- roucĂ©! Digitized by Googl L'ABBESSE DE MONTMARTRE 183 â Je viens Ă votre appel, dit le roi sans se dĂ©rider et dâun ton brusque quâelle ne, lui avait jamais vu. De quelles rĂ©vĂ©lations avez- vous Ă mâentretenir, marquise? Jugeant, Ă lâair du roi, quâil Ă©tait tout entier Ă de som- bres prĂ©occupations politiques, la favorite eut un Ă©clair de joie. Cette situation dâesprit Ă©tait on ne peut plus favorable Ă ses desseins haineux. Elle se dit quâune fois sa vengeance satisfaite, elle trouverait bien le moyen, grĂące Ă ses ma- nĆuvres coquettes, dâamener Henri Ă dâautres idĂ©es. Elle brusqua donc lâexplication. â Sire! dit-elle en prenant son air le plus grave, vous souvient-il dâun rĂȘve que je vous communiquai il y a quelques mois? Henri tressaillit il sâagissait de Marcel. â Votre officier des gardes, monsieur de Fontaine, pour- suivit lâastucieuse marquise, mâĂ©tait apparu en compagnie de vos ennemis le Savoyard et les Espagnols, leur livrant vos secrets et complotant contre vous. â Ce furent exactement vos paroles je mâen souviens. â Eh bien ! ce nâest plus dâun rĂȘve quâil sâagit, mais dâune rĂ©alitĂ©. MalgrĂ© lâhumeur farouche du roi, et quelles que fussent ses dispositions ombrageuses, il ne put se dĂ©fendre dâun mouvement de surprise et dâincrĂ©dulitĂ© Ă ces paroles de la marquise. â Je vous ai dĂ©jĂ dit, ce me semble, rĂ©pliqua-t-il, que cet officier mâa sauvĂ© deux fois la vie. Et câest grĂące Ă lui que je connais tout le fond de la conspiration dont les deux principaux coupables sont Ă la Bastille Votre frĂšre est lâun des deux! marquise, ajouta-il dâun ton sĂ©vĂšre. â Soit, Sire! mon frĂšre est accusĂ© il sortira innocent du procĂšs criminel. Aussi nâest-ce point de lui que je vous parle en ce moment, mais dâun vrai et dâun plus grand coupable. Digitized by Google 184 L'ABBESSE DE MONTMARTRE â Je ne saurais croire, murmura le roi... non, non, câest impossible. Mais lâesprit de Henri Ă©tait tellement bouleversĂ© par lâaffaire de Biron, quâil ne murmura ces mots que de lâair dâun homme qui ne croit plus Ă l'impossibilitĂ© dâune trahi- son, quelque surprenante quelle soit. Henriette acheva bientĂŽt de dĂ©truire ce qui restait de confiance dans le cĆur du monarque, si Ă©prouvĂ© dans se affections. â Monsieur de Fontaine est demeurĂ© longtemps en Italie, reprit la favorite. â En effet... longtemps. â Il a mĂȘme poussĂ© jusquâĂ Milan... â Je lâignorais. Marcel ne mâen a point parlĂ©. â Câest quâil y livrait vos secrets Ă lâEspagnol. â Mes secrets ! â Vos grands desseins, dont vous avez parfois laissĂ© Ă©chapper quelques mots devant moi, sans pourtant jamais avoir daignĂ© me les faire connaĂźtre... Ah! Sire, il ne sâagit plus ici dâun mĂ©chant et absurde complot pour le prĂ©sent, mais bien dâune trahison qui compromet tous vos projets dâavenir, ces grands projets qui doivent faire la gloire de votre rĂšgne et transmettre votre nom bĂ©ni aux gĂ©nĂ©rations futures... Nâest-ce point lĂ ce que vous me disiez maintes fois? â Câest vrai, rĂ©pondit le roi, tout pĂąle. â Ces projets, continua lâadroite Henriette, sont connus seulement de trois autres personnes que vous... Eh bien, Sirel ce sont ces secrets que monsieur de Fontaine a livrĂ©s. â Des preuves ! sâĂ©cria Henri , frĂ©missant, et le poing serrĂ© . â Vous le voyez c'est lĂ un homme bien autrement coupable que Biron, Bouillon et le comte dâAuvergne, mon frĂšre, un Ă©tourneau tout au plus ! â Des preuves! dit encore le roi. Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 185 - â Monsieur de Fontaine a vendu ces projets au comte de FuentĂšs, lâagent du roi dâEspagne. â Encore une fois, des preuves ! rĂ©pĂ©ta Henri en frap- pant du pied. â La trahison sâest faite dans le jardin du palais Sforza, Ă Milan. On a vu, on a entendu. â Qui a vu, qui a entendu? â Un homme cachĂ© derriĂšre la grille dans lâombre, qui a rapportĂ© la scĂšne au rĂ©vĂ©rend pĂšre Daubigny de la SociĂ©tĂ© de JĂ©sus. â OĂč est cet homme? â Et le digne pĂšre, qui, dans lâexil, appelle sur la tĂȘte de son roi les bĂ©nĂ©dictions du ciel, sâest empressĂ© de me faire connaĂźtre ce crime odieux... Voyez, Sire! lisez... La marquise lendit au roi une lettre, quâil parcourut avec un Ăącre sourire . â Cet homme est ici? demanda-t-il aprĂšs avoir lu. Henriette courut Ă une petite porte latĂ©rale, et lâouvrit. â Le voici! dit-elle. Le lansquenet Claude le Lorrain se prĂ©senta devant le roi. â Câest toi qui as entendu les paroles du comte de FuentĂšs? lui demanda Henri dâune voix saccadĂ©e. ^ â De mes propres oreilles, Sire. â RepĂšte-les ! â Le gouverneur du Milanais, sortant dâun pavillon, tendit la main Ă lâofficier, et lui dit * Vous serez grand dâEspagne! » â Et lâofficier est demeurĂ© quelque temps au palais Sforza ? â Plusieurs semaines. Je nâĂ©tais du reste pas seul Ă entendre ces paroles. Il y avait les gardes et un autre gen- tilhomme français, qui pourra lâattester comme moi . â Le nom de ce gentilhomme â Le baron de Fontanelle. it 12 Digitized by Google 186 LâABBESSE DE MONTMARTRE Le pĂšre Daubigny, qui, au moment du dĂ©part du lans- quenet de Novare, ne savait pas encore que Laffin trahis- sait, avait dĂ©fendu au lansquenet de nommer ce dernier. â Le baron de Fontanelle! sâĂ©cria le roi. Mais il est arrĂȘtĂ© depuis hier. Les papiers de Biron lâont compromis. Henri frappa sur un timbre la Varenue, qui attendait dans lâantichambre, parut. â Quâon appelle monsieur de Vitry ! commanda le roi. Le capitaine des gardes vint bientĂŽt. â Amenez-moi cĂ©ans, par les escaliers particuliers, le baron de Fontanelle , qui a Ă©tĂ© Ă©crouĂ© au Grand-ChĂątelet- Ce nâest pas loin. Courez, monsieur de Vitry! Avant de prendre un parti rigoureux, le roi avait voulu entendre lui-mĂȘme ce second tĂ©moin. Le baron vint confirmer la dĂ©position du lansquenet. â Monsieur de Vitry, dit alors le roi dâun ton ferme, vous arrĂȘterez votre lieutenant des gardes, M. de Fontaine, et le ferez conduire Ă la Bastille. Henriette dâEntragues triomphait. ... Aussi, quand elle se revit seule avec le roi, eut-elle ses plus adorables sourires, ses regards les plus fascinateurs, ses paroles les plus tendres, pour le retenir chez elle. Elle craignait, du reste, que Henri, livrĂ© Ă lui-mĂȘme et re- voyant son officier favori, ne revĂźnt sur lâordre donnĂ© et ne lui fĂźt grĂące. Le BĂ©arnais, accablĂ©, se laissa faire et soupa avec sa perfide maĂźtresse. Comme il avait de la peine pourtant Ă secouer la tristesse que tant de trahisons avaient jetĂ©e dans son esprit, la mar- quise, aprĂšs souper, appela IsmaĂ«l, son adive joueur. Elle savait que les tours du savant animal, instruit par elle, faisaient souvent pĂąmer de rire son royal amant. En effet, le chacal en eĂ»t remontrĂ© Ă maint singe ou chien de bateleur du Pont-Neuf. â Il devient de plus en plus fort, mon petit ismaĂ«l, dit- Digitized by Google LâABBESSE DE .MONTMARTRE 187 elle au roi. Son esprit est aussi avisĂ© que celui de M. Chicot... A un signe de moi, il porte et rapporte main- tenant tout ce que je lui dĂ©signe. â Je serais curieux dâen ĂȘtre tĂ©moin, mignonne! â Et je gage que ce chiffon de papier que je prends sur mon Ă©tudiole, il le glissera dans la poche de vos grĂšgues ou de votre pourpoint, avec une dextĂ©ritĂ© telle, que vous ne vous en apercevrez mĂȘme point. â En vĂ©ritĂ©, vous piquez ma curiositĂ©. â Vous allez voir, Sire ! La marquise, sâĂ©tant assise Ă quelque distance, caressa un instant IsmaĂ«l ; puis elle Ă©tendit derriĂšre elle, sans affectation, sa main munie du papier. Lâadive happa aussitĂŽt le chiffon, et sur un simple coup dâĆil de sa maĂźtresse, sâen alla, par un dĂ©tour, en remuant gracieusement oreilles et queue, le porter vers le roi, pour le laisser tomber dans la poche bĂ©ante pratiquĂ©e Ă la basque du pourpoint. â Eh bien, Sire, quâen dites-vous ? demanda Henriette â Mais câest merveilleux, rĂ©pondit le BĂ©arnais en sc dĂ©ridant. â Nâest-ce pas?... A dâautres, IsmaĂ«l !... Sautons pour le marquis! Et la favorite continua le jeu, en faisant gambader de toutes maniĂšres lâintelligent adive. BientĂŽt Henri, complĂštement distrait de son humeur noire, rit aux Ă©clats, oubliant et Biron et lâinfortunĂ© Marcel, quâon conduisait dans la sombre prison oĂč le coupable ma- rĂ©chal attendait son sort. X LâĂCHAFAUD a la bastille. La nuit approche, le couvre-feu ne tardera pas Ă sonner. NĂ©anmoins, les rues sont encore pleines, dans tout le Digitized by Google 188 L'ABBESSE DE MONTMARTRE quartier qui sâĂ©tend de lâHĂŽtel-de-Ville Ă la porte Saint- Antoine. Des groupes animĂ©s se voient dans les carrefours ; on cause avec force gestes devant les Ă©choppes et dans les tavernes ; on jure Ă travers les chants. On remarque surtout, au milieu de cette foule, des gens de guerre, reĂźtres, lansquenets et carabins, soldats dâaven- ture dont Paris fourmillait Ă cette Ă©poque ; mais il y a aussi les fauteurs ordinaires de tumulte, les Ă©coliers, les laquais, les truands et autres mauvais garçons. Enfin, des moines de toute couleur et divers gens Ă allure Suspecte ne font pas dĂ©faut. DâoĂč vient que ce soir-lĂ il y ait encore tant de populaire et tant dâĂ©motion dans ce quartier, oĂč semble sâĂȘtre donnĂ© rendez-vous tout ce quâil y a de plus remuant dans la ville, la CitĂ© et lâUniversitĂ©? Voici un cabaret devant un bastion du rempart de la ville, en face dâun sombre et monstrueux bĂątiment de pierre. Dans ce cabaret, un peu pouillis, câest-Ă -dire de bas Ă©tage, allants et venants se heurtent et paraissent se com- muniquer des nouvelles. En y pĂ©nĂ©trant, nous saurons peut-ĂȘtre de quoi il re- tourne. Mais avant dây entrer, jetons un coup dâĆil sur le voisi- nage. Il fait encore jour assez pour voir oĂč nous sommes. A droite, voici le vieux parc de lâhĂŽtel des Tournelles, de cet hĂŽtel jadis si magnifique avec sa forĂȘt dâaiguilles, mais que Catherine de MĂ©dicis fit dĂ©molir par douleur dây avoir perdu son Ă©poux, Henri II, et dont la cour intĂ©rieure servait alors Ă un marchĂ© de chevaux. A notre gauche se dresse le lugubre et gigantesque bĂąti- ment que nous avons mentionnĂ© plus haut. Ce sinistre faisceau de tours Ă©normes, noires comme de lâencre, en- trant les unes dans les autres, et ficelĂ©es, pour ainsi dire, par un fossĂ© circulaire revĂȘtu de murailles ; ce donjon, beaucoup plus percĂ© de meurtriĂšres que de fenĂȘtres, ce Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 189 pont-levis, presque toujours dressĂ©, cette herse si souvent tombĂ©e... câest la Bastille! Ces espĂšces de becs noirs qui sortent dâentre les crĂ©- neaux, et quâon prend de loin pour des gouttiĂšres, ce sont des canons. Sous le boulet de ces canons, au pied du formidable Ă©di- fice, est la porte Saint- Antoine, enfouie entre ses deux tours. Les soldats qui la gardent semblent assez inquiets du bruit qui se fait autour et en face dâeu*. La rue Saint-Antoine montre ses pignons pointus de ' maisons Ă peuple, adossĂ©es, pour ainsi diçe, Ă droite, aux palais du Marais, Ă gauche, aux demeures encore si somp- tueuses du quartier Saint-Paul, au-dessus desquelles sâĂ©lĂšve gracieuse la flĂšche de lâabbaye des CĂ©lestins. Au delĂ du parc des Tournelles enfin, se dĂ©roule, sous les derniers reflets du soleil couchant, avec de riches com- partiments de verdure et de fleurs, un tapis veloutĂ© de cultures. Au milieu de ce tapis, on reconnaĂźt encore, Ă son labyrinthe dâarbres et dâallĂ©es et Ă son observatoire , le fameux Jardin Dedalus, que Louis XI avait donnĂ© au mĂ©decin Coictier. Mais ces jardins vont disparaĂźtre bientĂŽt sous les galeries de la Place Royale, oĂč Henri IV veut Ă©tablir des manufactures. Enfin, derriĂšre la Bastille, sâĂ©tendent les nouveax bĂąti- ments et jardins de lâArsenal, avec leur porte dĂ©corĂ©e de colonnes en forme de canons. Quarante ans auparavant, lâancien arsenal avait sautĂ© avec une si formidable dĂ©tona- tion, quâon lâentendit Ă Melun et que les poissons en pĂ©- rirent dans la Seine. Voyons maintenant ce qui se passe dans le cabaret prĂšs du bastion Saint-Antoine. Il y a deux salles dans le pouillis. On y voit des tables couvertes de gobelets et de brocs; quelques-unes de ces tables ne sont que des planches clouĂ©es sur des futailles vides. Des bancs de bois brut servent de siĂšges. il , 12. Digitized by Google 190 LâABBESSE DE MONTMARTRE Mais peu de buveurs sont assis dans la premiĂšre salle, la seule dont, nous puissions voir le coup dâĆil, lâautre ayant sa porte obstruĂ©e par un groupe assez nombreux. Un bruit assourdissant de voix frappe les oreilles en entrant, tandis que lâodorat et la gorge sont saisis par lâodeur du vin qui rougit les tables. Le tavernier et sa femme sont occupĂ©s Ă servir. Les gens qui parlent avec tant dâanimatidn dans ce ca- baret, sont pour la plupart, des gens de guerre. Il y a, tou- tefois, quatre frocards parmi eux. Mais sont-ce bien de vrais frĂšres frapparts, que ces der- niers, câest-Ă -dire des moines buveurs et dĂ©bauchĂ©s? Il y a lĂ , dans le groupe sous la porte de communication, un carme dĂ©chaussĂ©, un cordelier, un augustin Ă coule noire et ceinture de cuir. Aucun ne paraĂźt avinĂ©, et quoique des reĂźtres et lansque- nets, au milieu desquels lâun dos moines pĂ©rore et lâautre donne des instructions Ă voix mystĂ©rieuse, semblent sâĂȘtre livrĂ©s Ă de copieuses libations, nul, mĂȘme parmi les sou- dards, ne chancelle. Evidemment les hĂŽtes du pouillis, de mĂȘme que la foule du dehors, sont sous lâempire de graves prĂ©occupations. Il y a plus le quatriĂšme moine est un cĂ©lestin Ă la mine altiĂšre, orgueilleusement drapĂ© dans son manteau. U ne prononce que quelques paroles de temps en temps, et on paraĂźt le consulter avec une certaine dĂ©fĂ©rence. Ces cĂ©lestins, dont le monastĂšre est voisin de lâancien HĂŽtel Saint-Paul, Ă©taient les religieux les plus riches et aussi les plus orgueilleux de la capitale. Les libĂ©ralitĂ©s des rois, surtout celles de Charles Y qui rĂ©sidait Ă lâHĂŽtel Saint-Paul, avaient fait de leur maison un vĂ©ritable musĂ©e. Colonnes de marbre, obĂ©lisques, statues, vases, tableaux tout y Ă©tait rĂ©uni. Un nombre considĂ©rable de princes et de princesses avaient tenu Ă Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 191 honneur lâĂȘtre enterrĂ©s dans leur Ă©glise. Aussi de superbes mausolĂ©es lâornaient-ils. La bibliothĂšque des cĂ©lestins avait une grande renommĂ©e, mais ne leur servait de rien on ne cite pas un savant dans cet ordre. En revanche, ils cultivaient avec gloire lâart culinaire ils possĂ©daient un assortiment dâustensiles de cuisine dont tous les autres couvents de Paris Ă©taient jaloux. Les ome- lettes Ă la cĂ©lestine avaient une haute rĂ©putation. Pour toutes ces raisons, le nom des cĂ©lestins avait ob- tenu de la cĂ©lĂ©britĂ©. Leur ignorance au sein dâun trĂ©sor de science, jointe Ă leur orgueil, faisait dire, quand on voulait rabaisser la vanitĂ© dâun sot VoilĂ un plaisant cĂ©lestin! CâĂ©tait devenu un proverbe. Toutefois, la sottise nâexclut pas lâambition, au con- traire ; et tandis que le studieux bĂ©nĂ©dictin demeurait humble et ne rĂ©clamait de nobles distractions quâĂ la science, le paresseux cĂ©lestin, comme tant dâautres moines de lâĂ©poque, visait Ă la domination. Avant de faire connaĂźtre quel Ă©tait le sens des avis que donnait le moine cĂ©lestin au lansquenet qui lâinterrogeait, il nous faut signaler un personnage dont lâattitude et le mutisme faisaient contraste avec ces gens de guerre et fro- cards. Ce personnage, aux Ă©paules carrĂ©es, est assis prĂšs dâune fenĂȘtre. Il a les coudes sur la table, la tĂȘte tout entiĂšre dans ses larges mains. On ne lui voit point la figure. Son broc et son gobelet sont vides devant lui, il nây fait pas attention. De temps en temps seulement, un gros soupir sâĂ©chappe des profondeurs de sa poitrine. Alors, sans dĂ©tacher les mains de son visage, il lĂšve les yeux et, par la fenĂȘtre, jette un regard dĂ©solĂ© sur la sombre Bastille. Un vieux reĂźtre se dĂ©tache enfin du groupe du fond, sâapproche du triste personnage, et lui frappe sur lâĂ©paulp Digitized by Google 192 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Capitaine ! dit ce retire, vous serez des nĂŽtres, nâest- ce pas? â Ah ! der Teufel! bourdonne celui quâon vient de dis- traire ainsi de sa douleur. Mais il se contente de lever la tĂȘte un instant, puis la replonge aussitĂŽt dans ses mains velues. â Veuillez Ă©couter au moins votre vieux compagnon de lâarmĂ©e de Henri III, reprend le soudard. â Quâest-ce gue du me veux, Harti-GĆur? demanda cette fois le capitaine, mais sans changer de position. â Hardi-CĆur ! câest bien mon nom de guerre aussi vais-je le justifier demain. â Eh pien ! grĂšve les beaux, due, Ă©vendre... et laisse-moi tranguille. â Mais, capitaine, câest demain, dit-on, quâils .veulent exĂ©cuter le marĂ©chal Biron. â Quâest-ce gue ça me fait, Ă moi, don marĂ©chal Piron ? â HĂ© ! je sais bien que vous nâavez jamais servi ni sous son pĂšre, le grand marĂ©chal, ni sous lui. â Alors, guâils lui gubent la dĂȘte, ça mâĂȘdre Ă©cal. â Mais ceux quâils nomment ses complices seront dĂ©ca- pitĂ©s avec lui, capitaine Gargantua. â Hein?... Ses gomblices! â Oui. Et cet officier, dont vous me parliez ce matin, que vous aimez tant, pour lequel, depuis un mois et demi, vous ne quittez pas cette taverne, le sera avec lui. â Der Teufel ! hurla Gargantua en se levant tout dâune piĂšce. Che ne le veux bas, moi. â Il en sera pourtant ainsi. Ne m'avez-vous pas dil quâil avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© quelques jours aprĂšs Biron ? â la, ia, lieber Gott ! â Eh bien ! câest quâil en est, comme le comte dâAu- vergne, comme le baron de Lux quâon a Ă©tĂ© saisir Ă Dijon, ' Time le gentilhomme breton Montbarot, comme le baron Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 193 mt de Fontanelle, tous impliquĂ©s dans la conspiration.. . Votre officier sera dĂ©capitĂ© avec le marĂ©chal. â Donner ound Hagel! sâexclama Gargantua , en saisis- sant son Ă©norme Ă©pĂ©e Ă deux mains. â A la bonne heure ! vous vous joindrez Ă nous. â Avec mon schwert!... Mais bourguoi faire? demanda naĂŻvement le reĂźtre allemand, toujours prĂȘt Ă un coup de main, mais Ă la condition quâon le dirigera et quâil nâaura absolument quâĂ jouer dâestoc et de taille, sans avoir be- soin de rĂ©flĂ©chir. â Pour dĂ©livrer les condamnĂ©s. â Quand? OĂč cela? - â Au moment de lâexĂ©cution, sur la place de GrĂšve. â Temain? Est-ce temain? â On dit que câest demain ; mais ce nâest pas sĂ»r encore. Nous attendons prĂ©cisĂ©ment des renseignements. Dans tous les cas, tenez-vous prĂȘt, capitaine, et faites cause com- mune avec nous. â Sur la blace de CrĂšve ! Pon ! â Nous serons nombreux, du reste. â Oh! fit lâintrĂ©pide casse-cou, châemproche, che fends, che gasse... â Tous les gens de guerre prĂ©sents Ă Paris en seront. â Ponne et honnĂȘde gombagnie ! â Mais nous avons aussi avec nous les Ă©coliers, bache- liers de la Sorbonne, clercs de la Basoche, mariniers et garçons de riviĂšre, gueux et mendiants.. . â Beuh ! ce nâest maille gui vaille. â Les vieux de la Ligue s'en mĂȘlent, et capucins, carmes, jacobins, Cordeliers y poussent. â Bouah ! la filaine moinerie! â Câest sur leurs efforts que nous comptons le plus pour ameuter le populaire, et nous profiterons de lâĂ©motion, nous autres gens de guerre, pour tomber en phalange ser- Digitized by Google I9i L'ABBESSE DE MONTMARTRE rĂ©e sur les gardes de la prĂ©vĂŽtĂ© et autres, et pour dĂ©livrer les condamnĂ©s. â Ah ! ça faut mieux, ça. â Mais ce nâest pas tout. â Ah ! guoi engore ? â Les tronçons de la Ligue, poussĂ©s par les Ă©missaires des jĂ©suites, se renouent partout Ă lâheure quâil est... Ces moines que vous voyez ne sont lĂ que pour cela. * â Les chĂ©suitcs! che n'en veux bas, moi. Che ne les aime bas che nâaime gue les dindons guâils nous ont ab- bordĂ©s. .. CâĂȘdre drĂšs pon, le dindon! â Leur but est de faire dâune pierre deux coups . â Gombrends bas. â On veut profiter de la victoire sur la place de GrĂšve, pour se jeter sur le Louvre, Biron en tĂȘte, et sâemparer du roi. Nous comptons pour cela sur nos camarades, les reĂź- tres et les lansquenets de la garnison. â Oh ! oh ! fit Gargantua en ouvrant de grandes oreilles. Quâest-ce gue châendends lĂ ? â VoilĂ le plan. Nâest-ce pas quâil est bien conçu? â la, ia, drĂšs-pien, rĂ©pondit le capitaine en clignant de lâĆil du mieux quâil put, pour se donner un air fin et entendu. Il voulait bien sauver Marcel, mais rien de plus. Or, dans son Ă©paisse cervelle, il lui Ă©tait venu, tout Ă coup, une de ces rares idĂ©es dont nous avons vu un exemple dans la pri- son de Turin. Le reĂźtre serra la main Ă son ancien capitaine et retourna auprĂšs du groupe des soudards et des moines. , â Diens ! diensl se dit Gargantua en se grattant lâoreille, che grois gue che bense Ă guelgue chose... la, ia, ça beut lui faire avoir sa grĂące, Ă mon bedit Marcel... Tame ! service bur service... la, ia, Cros-Michel ne va bas darder Ă venir, che lui tirai ça. Il me gombrendra engore mieux gue che Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 195 me gombrends... Dut de mĂȘme, châĂȘdre gondent de moi la, ia, pieu gondent, gomme guand châavrc bendu lâautre... Ah ! mein Gutt, ça ne mâarrive bas su vent. Gargantua achevait Ă peine sa pensĂ©e, que deux nou- veaux personnages pĂ©nĂ©traient tout essoufflĂ©s dans la ta- verne. La nuit sâĂ©tait faite, et une lampe fumeuse Ă©clairait seule la salle. CâĂ©tait le lansquenet Ă barbe fauve, Claude le Lorrain, et un religieux dominicain en robe blanche, avec le man- âą teau et le capuchon noir, qui venaient de faire leur entrĂ©e . A leur aspect, on sâĂ©cria â Voici des nouvelles ! â Câest pour demain, annonça le lansquenet. â Pour demain!... Auriez-vous Ă©tĂ© Ă la Bastille avec le pĂšre ĂlysĂ©e? â Non, rĂ©pondit le pĂšre ElysĂ©e, le dominicain. ChargĂ© dâassister le marĂ©chal dans ses derniers moments, je nâai pu moi-mĂȘme mây introduire encore... Mais, comme je descendais la rue Saint-Antoine, jâai rencontrĂ© le Lorrain, qui venait de la GrĂšve. â On y dresse lâĂ©chafaud, sâĂ©cria le lansquenet, et lâun des aides du bourrel, une connaissance Ă moi, mâa dit que câĂ©tait pour demain Ă midi. â En ce cas, pĂšre ThĂ©otime, dit Hardi-CĆur, le relire, au moine cĂ©lestin, quel est votre avis? â Je vais mâentendre avec mon frĂšre augustin. Les deux religieux eurent un entretien particulier de quelques minutes, au bout desquelles les instructions fu- rent donnĂ©es Ă la fois aux autres moines et aux soldats. Puis, reĂźtres, lansquenets et frocards quittĂšrent la ta- verne, pour aller se rĂ©pandre, les uns parmi les groupes, les autres dans les quartiers populeux. Comme Claude le Lorrain dĂ©passait le seuil, il ne pu», sâempĂȘcher de faire un mouvement dâeffroi. Digitized by Google 196 LâABBESSE DE MONTHAUTRE Il venait dâapercevoir, aux rayons de la lune qui planait au-dessus du noir massif de la Bastille, lâhomnie aux lourds coups de poing, autrement dit Gros-Michel, qui sâĂ©tait rangĂ© devant la porte pour laisser passer le flot. â Quâest-ce quâil est venu faire ici, ce lansquenet ? se demanda Michel. Gargantua va me le dire. Celui-ci lui sauta au cou en lâapercevant. Tout autre que le pĂątre de lâAuvergne eĂ»t Ă©tĂ© renversĂ© du choc mais câĂ©taient deux colosses qui se valaient, on le sait. Le capitaine raconta Ă son ami tout ce quâil venait dâap- prendre dans la taverne. De mĂȘme que le gros reĂźtre â car, malgrĂ© sa douleur, Gargantua nâavait pas jeĂ»nĂ©, et il avait repris depuis un mois et demĂ»tout son bel embonpoint â de mĂȘme que le gros reĂźtre, disons-nous, Michel comprit que la rĂ©vĂ©lation de ce nouveau complot au centre mĂȘme de Paris, pouvait ĂȘtre la planche de salut pour Marcel. Il rĂ©solut de retourner immĂ©diatement Ă Montmartre, et de faire connaĂźtre Ă lâabbesse ce que venait de lui appren- dre Gargantua. â Je ne mâĂ©tonne plus maintenant, dit-il, de la prĂ©sence du lansquenet en ces lieux. â Guel landsknecht ? demanda le capitaine. â Celui qui est sorti un des derniers, le mĂȘme que jâai touchĂ© Ă Turin. ' â Ah! pien tuchĂ©!... Diens! mais câest vrai, il mâafoir semplĂ© aussi que che le gonnaissais... un boil fauve, nâest- ce pas? ^ â DĂ©cidĂ©ment, se dit Michel, cet homme est trop sou- vent sous nos pas, et Ă la premiĂšre rencontre... Il entraĂźna Gargantua vers lâabbaye de Montmartre. * Depuis plus de six semaines, lâinfortunĂ© Marcel gĂ©mis- sait dans un des tristes cabanons de la Bastille. EnfermĂ© dans une chambre aux murs Ă©pais, presque Digitized by Googl LâABBESSE DE MONTMARTRE 197 sous les calottes dâune des tours, dâoĂč il ne voyait le ciel que par une Ă©troite fenĂȘtre donnant dans la cour, sans nou- velles du dehors, rĂ©duit Ă une chĂ©tive nourriture que lui apportait un porte-clefs rĂ©barbatif, il devait se croire aban- donnĂ©. Pourtant, aucun des cĆurs qui l'aimaient ne lâavait oubliĂ© et nâavait cessĂ© de sâoccuper de lui. Mais en vain Marie de Beauvilliers avait-elle Ă©crit au roi ses lettres lui avaient Ă©tĂ© renvoyĂ©es sans quâon les eĂ»t ou- vertes. Inutilement aussi avait-elle fait demander une au- dience Henri avait refusĂ©. Le crime de Marcel paraissait trop manifeste aux yeux du souverain. Une circonstance pourtant avait, jusquâĂ ce jour, tran- quillisĂ© lâabbesse. Le chevalier du Bosc, conseiller au Par- lement, lui assurait quâaucune information nâĂ©tait ouverte contre lâofticier des gardes. Il est vrai que, dans certains cas, surtout quand il sâagis- sait du crime de haute trahison, et que le coupable nâavait point, comme Biron, une haute position dans le gouverne- ment, quelques jours suffisaient pour lâinstruction et la condamnation. Et depuis le matin de ce jour dont nous venons de voir les derniĂšres lueurs sâĂ©teindre au front de la sinistre forte- resse, oĂč tant de victimes avaient dĂ©jĂ priĂ© la veille de leur supplice, le bruit avait couru, dans tout Paris, que lâexĂ©cu- tion de Biron et de ses complices devait avoir lieu le len- demain en place de GrĂšve !... On conçoit donc dans quelles mortelles transes devaient ĂȘtre Marie de Beauvilliers et tous ceux qui sâintĂ©ressaient si vivement Ă Marcel. Le procĂšs de Biron avait du reste marchĂ© vers son fatal dĂ©noĂ»ment. Lâinstruction avait Ă©tĂ© entamĂ©e par une commission Ă la tĂšte de laquelle Ă©tait le premier prĂ©sident Achille de Harlay. ii 13 Digitized by Google 198 LâABBESSE DE MONTMARTRE Biron protesta dâabord de son innocence, mais il fut frappĂ© de stupeur quand on lui reprĂ©senta les papiers livrĂ©s par T affin et auâil croyait brĂ»lĂ©s. Il Ă©clata en iniecĂŒvea contre Laffin, l'appelant soraer traĂźtre, assassin... et invoqua contre lui le tĂ©moignage de KenazĂ©, dont un avertissement ami lui avait fait connaĂźuc lâarrestation en Savoie. Mais soudain RenazĂ© paraĂźt Ă son tour. Biron croit voir un fantĂŽme ; il demeure comme frappĂ© de la ioudre, et sans mot dire, entend sa dĂ©position, conforme Ă celle de Laffin . B " e croit trahi par le duc de Savoie el le comte de FuentĂšs. RenazĂ© avait rĂ©ussi Ă sâĂ©vader Ă Turin, grĂące aux mtelli onces que frĂšre Gilles avait dans la prison sĂ©natoriale. Le crime Ă©tait constant, Biron ne pouvait plus mer . tout CS Alors 11 commença k sâhumilier. Il adressa ou fit adresser par quelquâun des siens au roi une requĂȘte pathĂ©tique, dans laquelle il demandait franchement la vie. Sa vieille mĂšre, la veuve du grand marĂ©chal de Biron, Ă©criv it Ă Henri IV une lettre noble et touchante ; ses frĂšres et ses beaux-frĂšres accoururent se jeter aux pieds du roi. Il Ă©tait trop tard. Henri accueillit avec bontĂ© ces parents n fil iaĂ©s. mais leur dit fermement â Pour le bien de mon peuple et de mes enfants, je ne puis empĂȘcher le cours de la justice. * Les pairs de France, convoquĂ©s Ă deux reprises, ne vin- rent pas prendre leurs places sur les bancs du P arleraent - CâĂ©tait la cause des grands quâon jugeait dans la peisonnc de Biron ils nâosaient absoudre et ne voulaient point frap- per lâaccusĂ©. Tous sâexcusĂšrent sous diffĂ©rents prĂ©textes. Le parlement alors donna dĂ©faut contre eux, et passa ° U La sentence fut pronocĂ©e Ă T unanimitĂ© des cent cinquaute iu-ms, il nây en eut pas un qui opinĂąt diffĂ©remment. Le soir mĂȘme oĂč avaient lieu les conciliabules Ă la taverne Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 199 du bastion Saint-Antoine, le marĂ©chal, entendant le grand bruit qui se faisait dans la Tille, et yoyant, par les grilles de sa fenĂȘtre, le populaire sâagiter aux environs de la Bas- tille, sâĂ©cria â Je suis jugĂ© et je suis mort! » Le lendemain matin, une modeste litiĂšre, venant de la butte Montmartre, sâavançait vers le Louvre. Elle Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ©e dâun officier de lâabbaye, et suivie du âą capitaine Gargantua et de Gros-Michel. Dans la cour du Louvre, on vit sortir lâabbesse Marie de Beauvilliers, qui demanda oĂč Ă©tait le roi. â A la chapelle, lui fut-il rĂ©pondu. â Tant mieux, ĂŽ mon Dieu! se dit-elle. La mansuĂ©tude du Seigneur passera en son Ăąme. Elle pĂ©nĂ©tra aussitĂŽt dans le sanctuaire. A sa vue, Henri IV tressaillit il ne pouvait refuser de lâentendre. Marie marcha droit au roi, qui assistait Ă la messe der- riĂšre le jubĂ©. Avant de lâaborder, elle se prosterna devant le tabernacle et fit une courte priĂšre. â Sire, dit-elle ensuite au monarque, je viens jusque dans ce saint lieu dire deux choses Ă mon roi. â Lesquelles? balbutia Henri. â Quâil sauve Ă la fois sa couronne et un innocent! Le roi savait bien de quel prĂ©tendu innocent il s'agissait, mais il ignorait que sa couronne fĂ»t en pĂ©ril. Aussi son es- prit, rempli encore des affaires du procĂšs et des idĂ©es de trahison, fut-il troublĂ©. â Expliquez-vous, madame! dit-il en faisant brusque- ment un pas vers la religieuse. â Daignez mâentendre en particulier. Le roi entraĂźna lâabbesse vers la sacristie, oĂč on les laissa seuls. Que se passa-t-il dans cet entretien, qui dura une demi- heure? Quel en fut le rĂ©sultat ? Digitized by Google 200 . L'ABBESSE DE MONTMARTRE On ne sait. Seulement on vit lâabbesse ressortir de la sacristie, ayant lesyeux encore rougis par les larmes quâelle avait versĂ©es, et remonter dans sa litiĂšre, en ordonnant Ă Michel et Ă Gargantua de demeurer au Louvre. Quant au roi, il avait mandĂ© auprĂšs de lui Grillon et les principaux officiers de ses gardes. Dix minutes aprĂšs, les Ă©chos du Louvre rĂ©percutaient le bruit des tambours et le son des trompettes. Toute la maison militaire du roi, lâinfanterie avec ses en- seignes, la cavalerie avec ses guidons, sauf les gardes de la Porte qui ne quittaient jamais la personne du souverain, sâassembla aussitĂŽt dans les cours. Les quatre compagnies des gardes du corps, la compagnie dâordonnance et les chevau-lĂ©gers , qui avaient dĂ©finiti- vement remplacĂ© les anciens gentilshommes Ă bec de corbin, les Cent-Suisses, les deux cents arbalĂ©triers, le rĂ©giment des gardes françaises, se formĂšrent en ligne. â Grillon! avait dit le roi, vous commanderez mes gar- des aujourdâhui. Le connĂ©table de' Montmorency Ă©tait trop ami de Biron... Ah ! lâon veut, par une sĂ©dition, empĂȘcher le cours de la justice et attenter mĂȘme Ă ma couronne ! â Harnibieu ! Sire, nous disperserons ces truands, rĂ©- pondit Crillon. â Je lâespĂšre bien ainsi... Je viens dâenvoyer des officiers aux quartiers des gens dâarmes et des rĂ©giments de Picardie et Navarre. â Et les reĂźtres, les lansquenets, Sire ? â Ils seront consignĂ©s câest sur eux que comptent ces aventuriers de guerre dont ĂŽn mâa parlĂ©... Mais hĂątez-vous, Crillon! je crains que les pistoliers et les compagnies suis- ses de Galati et de Baltazar, qui ont dĂ» occuper les abords de la Bastille au point du jour, nâaient dĂ©jĂ le tumulte sur les bras. â Cornibieu 1 flous les dĂ©gagerons. Digitized by Google LâAli B K SS K DE MONTMARTRE SOI BientĂŽt les gardes du roi sortirent du Louvre et se diri- gĂšrent vers la rue Saint-Antoine. DâAubignĂ© avait pris place Ă cĂŽtĂ© de Crillon, en sâĂ©criant â Par la Bible ! il doit y avoir de la Ligue et de la moi- naille lĂ -dessous. Quel plaisir de houspiller ces guisards et frocards ! â Jarnigoi ! monsieur dâAubignĂ©, vous avez toujours le vieux levain huguenot qui vous travaille. â Ne les avez-vous point en aversion comme moi, mon- sieur de Crillon? â En tant quâennemis du roi seulement. En mĂŽme temps que Crillon dirigeait ses troupes sur le quartier de la Bastille, des officiers galopaient vers leGrand- ChĂątelet et vers lâHĂŽtel-de-Ville. Le capitaine de Praslinen personne, avec un ordre Ă©crit, se rendait au greffe du Par- lement, sis au Palais. Nous ne tarderons pas Ă savoir quelle Ă©tait la teneur de cet ordre du roi. Il Ă©tait temps que Crillon arrivĂąt sur le lieu du tumulte. DĂ©jĂ , en effet, dans toutes les rues aboutissant Ă la GrĂšve, ainsi que dans la rue Saint-Antoine jusquâĂ la Bastille, la foule, excitĂ©e par les meneurs que nous connaissons, sâa- gitait menaçante. De tous les points de la capitale, les Ă©lĂ©ments turbulents - de la sĂ©dition sâĂ©taient assemblĂ©s sur la place, oĂč se dres- sait lâĂ©chafaud, entourĂ© seulement dâarchers du guet et de la prĂ©vĂŽtĂ©. Et Ă tout moment venaient sâĂ©chouer lĂ dâautres flots de mutins. LâUniversitĂ© avait envoyĂ© de ses nombreux collĂšges des centaines dâĂ©tudiants munis de dagues. La Basoche avait expĂ©diĂ© les clercs de son miĂšvre et remuant royaume. Coupe-bourses, tire-laines, barbets, Ă©taient venus, dans le double but de gagner quelques sous parisis promis par les chefs du complot, et de voler au besoin dans la bagarre. Les diffĂ©rentes i cours des Miracles, celles du roi François, Sainte-Catherine, du marchĂ© Saint-HonorĂ©, de la rue des Digilized by Google m LâABBESSE DE MONTMARTRE Tournelle», de la Grande et de la Petite-Truanderie, de la butte Saint- Roch, du faubourg Saint-Marcel,' avaient vomi leurs milliers de mendiants et faux Ă©clopĂ©s. Il y avait les malinqreux et les franc-mitoux , simulant des maladies ; les polissons et les millards, le bissac sur lâĂ©paule et la bouteille au cĂŽtĂ©; les coquillards , en habits de pĂšlerin ; les narquois ou drilles, soldais qui demandaient lâaumĂŽne lâĂ©pĂ©e au cĂŽtĂ© ; les gens de la petite flambe, avec leurs ciseaux pour couper les bourses. Beaucoup Ă©taient armĂ©s de bĂątons ferrrĂ©s. De la grande cour des Miracles de la rue Neuve-Saint- Sauveur, la plus fameuse de toutes, la Cour'-fcenlrale, le Co'Ăšsre ou chef suprĂȘme, avec ses archi-suppĂŽts ou offi- ciers, Ă©tait sorti en personne pour diriger ses bande.». Dans la rue de la Tixeranderie, le CoĂšsre sâĂ©tait un instant abouchĂ© avec le pĂšre ThĂ©otime, le moine cĂ©lestin, et il alla Ă©tablir son quartier gĂ©nĂ©ral Ă la taverne du Pot d' Etain, situĂ©e prĂšs du charnier Saint-Jean, non loin de la rue Ke- naud-le-Favre. Dans la foule circulaient des moines et de vieux bourgeois enveloppĂ©s dans leurs capes, excitant sournoisement le peuple. â Ah ! sâĂ©cria un Ă©colier barbu de Cluny, au nez bour- geonnĂ© et au pourpoint rĂąpĂ© ; voilĂ maĂźtre Jean Guille 1 Il dĂ©signait un bourgeois qui soufflait le feu, sans rien perdre de son air bĂ©at. â HĂ© ! oui, câest moi, rĂ©pondit lâancien quĂ©reur de par- dons. â Il y a longtemps que nous nous connaissons. â Cela date, je crois, de la grande procession de la Li- gue, mon petit BĂ©nĂ©dict ! â Jâavais quinze ans alors, et jâarrivais du VendĂŽmois. â Il y a au moins douze ans de cela... Et vous ĂȘtes tou- jours sur les bancs de lâĂ©cole? â En comptant bien les heures oĂč jâuse mes chausses sur Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE >03 ceux de lfr taverne, il nây a guĂšre que trois ans que jâĂ©tudie... Dame ! je ne suis pas comme ce basochien du ChĂątelet que voici, qui fut mon condisciple et qui depuis six ans a pris ses lettres de bĂ©jeaune... â Que me veux-tu, BĂ©nĂ©dict? demanda le clerc de la Basoche dĂ©signĂ©. â Je dis que tu es un bĆuf A' Abraham, un vrai Ăąne de Jialacm, bourrĂ© de latin et de grimoire... mais bon luron du reste... Et que viens-tu faire cĂ©ans, mon cher Leufroy? Es-tu aussi des nĂŽtres? â Henri III, le stupide tyranneau, a supprimĂ© par ja- lousie notre empereur de GalilĂ©e , parce quâil marchait dans Paris entourĂ© de gardes... Nous voulons son rĂ©tablis- sement. On voit que la sĂ©dition, comme toujours, se composait dâĂ©lĂ©ments divers, et que le mĂ©contentement pour la sup- pression de certains privilĂšges se joignait Ă la politique. Les gens de guerre se rĂ©unissaient peu Ă peu autour de lâĂ©chafaud. Le mĂȘme moine cĂ©lestin qui avait dĂ©jĂ parlĂ© au GoĂ«sre de la cour des Miracles, vint accoster Hardi-CĆur, le retire, et Claude le Lorrain, le lansquenet. â Avez-vous des nouvelles, pĂšre ThĂ©otime? demanda ce dernier. â Le dominicain vient de se diriger vers la Bastille pour confesser Biron... Ătes-vous tous rĂ©unis? â Personne ne manque, je pense... Et vous, mon rĂ©vĂ©- rend, avez-vous vu votre monde ? â Chacun est Ă son poste... Tout ira bien. â Surtout, ajouta Hardi-CĆur, si lâĂ©chafaud nâest pro- tĂ©gĂ© que par ces archers. â Les pistoliers et les Suisses qui sont Ă la Bastille es- corteront les condamnĂ©s. â Ceux-lĂ ne rĂ©sisteront pas plus que les archers. Nous aussi, nous avons des pistolets. Digitized by Googli 204 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Câest Ă©gal, fit Claude le Lorrain, cela mâinquiĂšte. â Que redoutez-vous? â Il est onze heures. LâexĂ©cution est annoncĂ©e pour midi, et le faible nombre de ces archers autour de lâĂ©chafaud me fait craindre... â Quoi ? â Quâil nây ait quelque contre-ordre fatal. Il nâachevait point, que plusieurs hommes, arrivant du quai sur la GrĂšve, se mirent Ă chanter, sur le ton nasillard et larmoyant habituel, les couplets de la complainte sui- vante Le roi fut averti par un de ses gendarmes bis Donnez-vous bien degarde du marĂ©chal Biron, Il vous fraitdes affaires qui vous coĂ»teraient bon. Quelle entreprise a-t-il ?dis-le-moi, capitaine bis â Faire mourir la reine et Monsieur le Dauphin, Et de votre couronne il veut avoir la fin. Dessus ce propos-lĂ , voilĂ Biron qui entre. Le chapeau Ă la main, au roi fait rĂ©vĂ©rence Bonjour, aimable prince, vous plairait-il jouer Double milliou mille doublons d'Espagne que m'allez gagner? Il y avait ainsi une douzaine de couplets, plus biscornus le uns que les autres. â Il faut faire taire ces maudits chevroteurs, dit le moine avec colĂšre. DĂ©jĂ quelques lansquenets sâĂ©loignaient pour imposer si- lence aux chanteurs de complainte, lorquâun huissier du Parlement, escortĂ© de hallebardiers, se montra tout Ă coup sur les degrĂ©s de lâĂ©chafaud. DĂ©ployant un parchemin, il proclama Ă haute et intelli- gible voix Voici lâarrĂȘt prononcĂ© par M. le chancelier, au nom du Parlement, qui dĂ©clare Charles de Gontaud, marĂ©chal de Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 205 Biron, ai teint et convaincu du crime de lĂšsc-majjslĂ©, pour conspirations contre la personne du roi, entreprises sur lâEtat et traitĂ©s avec les ennemis. En consĂ©quence, ledit Charles de Gontaud est condamnĂ© Ă avoir la tĂȘte tranchĂ©e en place de GrĂšve; ses biens sont dĂ©clarĂ©s acquis et confisquĂ©s au roi, le duchĂ© de Biron Ă©teint; cette terre et autres, sâil^n avait qui relevassent du roi, rĂ©unies Ă la couronne. » Des murmures avaient accueilli les premiers mots de cette proclamation, mais la voix de lâhuissier les avait do- minĂ©s. Ce dernier reprit dâune voix encore plus forte De par le roi, en considĂ©ration des anciens services rendus au royaume par le coupable, et Sa MajestĂ©, vou- lant... » Quelques cris de joie Ă©clatĂšrent parmi les gens de guerre, qui crurent Ă une commutation de peine ; mais leur espoir fut de courtĂ© durĂ©e, car lâhuissier continua Et Sa MajestĂ©, voulant Ă©viter au condamnĂ© lâignominie dâune exĂ©cution publique en place de GrĂšve, il est ordonnĂ© que le supplice aura lieu ce jourdâhni, midi sonnant, Ă huis- clos, dans la cour de la Bastille. » Des vocifĂ©rations furieuses accueillirent ces derniĂšres paroles. La rage des aventuriers ne connut plus de bornes on leur ĂŽtait tout moyen le mettre Ă exĂ©cution leur projet de dĂ©livrance. En un instant, hallebardiers et archers furent culbutĂ©s on escalada lâĂ©chafaud, on foula aux pieds lâhuissier, et le rĂŽle contenant lâarrĂȘt du Parlement fut dĂ©chirĂ© en mille morceaux. Puis un cri, que bientĂŽt rĂ©pĂ©tĂšrent en une immense cla- meur des milliers de voix, retentit sur la GrĂšve â A la Bastille 1 La foule se prĂ©cipita vers la rue Saint-Antoine, les sou- V Digitized by Google 2i L'ABBESSE DE MONTMARTRE dards brandissant leurs glaives, les Ă©coliers leurs dagues, les truands leurs bĂątons et coutelas. Ce fut en ce moment mĂȘme que Crillon apparut avec les fidĂšles gardes du roi, vieux soldats pour la plupart, et aguerris par les campagnes du BĂ©arnais. â Harnibieu ! sâĂ©cria-t-il en sâĂ©lançant le premier et en distribuant des horions. â Je vous le disais bien, fit observer dâAubignĂ©, il y a de la Ligue sous jeu... Voyez ! Il montrait les moines dans la multitude. Mais dĂ©jĂ ceux-ci, de mĂȘme que les bourgeois meneurs, Jean Guilie en tĂȘte, sâesquivaient prudemment par les rues voisines. Le populaire qui nâĂ©tait point du complot se sauvait Ă©ga- lement, et les truands du CoĂ«sre , en suivant les flots par les ruelles, eurent beau jeu avec leurs ciseaux et leurs doigts agiles. Les gens de guerre voulurent tenir tĂȘte, mais furent bientĂŽt dispersĂ©s Ă leur tour par les gardes du roi. Sur quelques points on essaya de tendre les chaĂźnes aux angles des rues. CâĂ©taient des troupes de meschins ou jeu- nes garçons, qui faisaient des leurs en rĂ©sistant des der- niers, comme toujours. Celle population imberbe de Paris, insoucieuse du danger, nâagissait, suivant son habitude, quâen simple amateur ; mais elle Ă©tait poussĂ©e par quelques grisons qui voulaient renouveler les scĂšnes de la fameus eJournĂ©e des Barricades, sous Henri III. Elle jouait alors, dans toute Ă©motion populaire, le mĂȘme rĂŽle actif et bruyant dont la tradition sâest conservĂ©e jusquâĂ nos jours. On tira les oreilles Ă quelques-uns de ces petits mutins, on fouetta les autres, et bientĂŽt le quartier, redevenu tran- quille, fut occupĂ© militairement jusquâĂ la Bastille. I Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE i07 Mais il est temps de nous transporter Ă la sombre for- teresse, oĂč Marcel est dans des angoisses mortelles. Midi va sonner Ă lâhorloge du donjon, et lâinfortunĂ© jeune homme, le visage collĂ© aux barreaux de sa fenĂȘtre qui plonge dans la cour, a vu tous les lugubres apprĂȘts du supplice. Un Ă©chafaud avait Ă©tĂ© dressĂ© promptement dans cette cour, par une vingtaine dâouvriers. Des crampons de fer quâon voyait encore en 1789 servirent Ă le maintenir con- tre la muraille. Trois maĂźtres des requĂȘtes, avec M. le chancelier de Sil- lery, vĂȘtu dâune robe de satin Ă grandes manches, » pas- sĂšrent alors devant les sinistres trĂ©teaux, suivis dâhuissier; et dâun homme habillĂ© de rouge... Quelques instants aprĂšs, tout ce monde revint avec le marĂ©chal, quâon menait Ă la chapelle. A la vue de lâĂ©chafaud, Biron tressaillit, et Marcel lâen- tendit sâĂ©crier avec emportement â Quelle injustice ! faire mourir un homme innocent! M. le chancelier, mâaĂźlez-vous vraiment faire exĂ©cuter ?... Je suis innocent de ce dont on mâaccuse. » Dans un coin de la cour, une femme pleurait. CâĂ©tait lâĂ©pouse du sieur de Ramigny, concierge de la Bastille. â Il se dit innocent, murmura Marcel, et espĂšre encore... Et moi, qui ai rendu un si grand service au roi, je suis Ă©galement ici... Pourquoi? Je lâignore... Oh 1 cet Ă©chafaud... ce bourreau... quelle horrible chose ! Il sentit un frisson de terreur parcourir tout son corps et le glacer jusquâĂ la moelle des os. â Si je devais mourir ainsi... demain... aujourdâhui... tout Ă l'heure peut-ĂȘtre !... Le porte-clefs, en mâapportant Ă dĂźner tanlĂŽt avait un air encore plus sinistre que dâhabi- tude, et quand je lui ai demandĂ© Ă quelle heure serait lâexĂ©- cution, il mâa rĂ©pondu avec un singulier sourire Vous le saurez toujours assez tĂŽt ! » Digitized by Google 208 L'ABBESSE DE MONTMARTRE Marcel rĂ©flĂ©chit un moment. Puis, la pupille dilatĂ©e pa r lâhorreur, il sâĂ©cria â Mais, en effet, hier soir, ces cris de la place qui mon- taient jusquâĂ ma fenĂȘtre!... Biron et ses complices, » disait-on. Et jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© quelques jours aprĂšs lui... Moi, son complice !...» Il se mit Ă creuser plus profondĂ©ment dans son esprit lâeffrayante pensĂ©e qui venait dây surgir. â Je me souviens maintenant de ces autres paroles du gardien il y a quelques jours Le baron de Fontanelle est aussi condamnĂ© Ă mort, ainsi que dâautres complices . » Pourquoi me disait-il cela? A Milan, jâai vu le baron au palais Sforza, Ă notre retour de la poursuite du pĂšre CĂ©- sario ; et le comte de FuentĂšs me dit Vous ĂȘtes homme dâhonneur, vous ne compromettrez point le baron, parce quâil est mon hĂŽte!... » Câest peut- ĂȘtre le baron prĂ©cisĂ©ment qui mâa compromis, en dĂ©non- çant ma prĂ©sence au palais Sforza... Oui, câest cela. On me croit complice. Il se mit Ă arpenter sa chambre Ă grands pas. â Mais on ne peut mâavoir condamnĂ© sans mâentendre, reprit-il en frappant du pied... A plus forte raison que le marĂ©chal, je puis mâĂ©crier Je suis innocent!... » Que dâexemples pourtant de condamnations pareilles, suivies dâun prompt supplice 1 Nul doute cet Ă©chafaud est pour moi, comme pour Biron et les autres... Mon Dieu! mon Dieu ! ayez pitiĂ© de moi ! En ce moment, le bruit dâune voix, lisant hautement, monta de la cour jusquâĂ Marcel. Il courut Ă la fenĂȘtre, et Ă travers les barreaux regarda. Au pied de lâĂ©chafaud, entourĂ© par des archers et des gardes, un greffier lisait lâarrĂȘt de mort, et Biron, le ge- nou droit en terrre, le chapeau Ă la main, Ă©coutait ; mais, atout moment, le marĂ©chal sâĂ©criait en serrant le poing- â Câest faux ! Otez cela ! Digitiz'ed by Google 1/ ABBES SE DE MONTMARTRE 209 Le chancelier de Sillery le calmait et lâexhortait Ă .se soumettre. Riais, lui, continuait Ă interrompre et ajoutait des invec- tives Ă lâadresse de Laffin. La lecture de lâarrĂȘt finie, le marĂ©chal se tourna mĂȘme brusquement vers le lieutenant civil, pour lui dire â Monsieur, vous avez de trĂšs-mĂ©chants hĂŽtes. Si vous nây prenez garde, ils vous perdront. » Il entendait parler de Laffin et du vidame de Chartres son neveu, qui lâavait chargĂ© aussi tous deux Ă©taient lo- gĂ©s chez le lieutenant civil. On lui dit enfin que le moment Ă©tait venu. Biron jeta son chapeau, se mit Ă genoux et pria un in- stant, assistĂ© du dominicain, son confesseur. Puis, vĂȘtu dâun habit de taffetas gris, il monta, sans sâĂ©tonner, sur lâĂ©chafaud. AprĂšs avoir dĂ©pouillĂ© son pourpoint, car sur sa priĂšre on ne lui avait point liĂ© les mains jusque-lĂ , il cria aux soldats qui gardaient la porte â Ah ! que je voudrais bien que quelquâun de vous me donnĂąt une mousquetade au travers du corps ! HĂ©las ! quelle pitiĂ© ! la misĂ©ricorde est morte ! Il voulut sâopposer Ă ce quâon lui lĂ»t une seconde fois lâarrĂȘt sur lâĂ©chafaud, comme le voulait la loi. â le lâai ouĂŻ, » dit-il. â Monsieur, il le faut ! » rĂ©pliqua le greffier. â Lis ! lis ! » Quand le marĂ©chal entendit Pour avoir attentĂ© Ă la vie du roi, il sâĂ©mut comme la premiĂšre fois et sâĂ©cria encore â Messieurs, cela est faux ĂŽtez cela ! je nây songeai jamais. » Le greffier lui dit â Ce sont vos confessions. â Boute ! boute l je suis pour moi, » rĂ©pliqua Biron. Lui- mĂȘme se banda les yeux, et il se mit Ă genoux. Puis, Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE .MO tout Ă coup, retirant son mouchoir, il jeta un regard sur le bourreau. On sait que Biron avait lâĆil habituellement sinistre. Mais il paraĂźt quâen ce moment son regard eut un Ă©clat tellement terrible, que chacun crut qu'il allait s'Ă©lancer sur lâĂ©pĂ©e de lâexĂ©cuteur. Il nâen fut rien pourtant. On lui dit alors quâil fallait quâil se laissĂąt couper les cheveux et lier les mains. Il jura et cria dâune voix tonnante â Que lâon ne mâapproche pas, je ne saurais lâendurer; et si lâon me met en fougue, jâĂ©tranglerai la moitiĂ© de ce qui est ici. » t Sur laquelle parole, raconte le chroniqueur auquel nous avons empruntĂ© textuellement tout ce que dit le marĂ©ehal Biron en ce moment suprĂȘme, il se vit tel qui portait Ă©pĂ©e Ă son cĂŽtĂ©, qui regardait Ă la montĂ©e, prĂȘt Ă se sauver de frayeur. » Lâaccent avec lequel le marĂ©chal avait prononcĂ© ces mots glaça le cĆurde Marcel, tĂ©moin muet de cette terrible scĂšne. Enfin le condamnĂ© appela M. Baranton qui lâavait gardĂ© durant sa captivitĂ©, lequel monta sur lâĂ©chafaud, lui banda les yeux et troussa ses cheveux. Puis Biron cria au bourreau â DĂ©pĂȘche! dĂ©pĂȘche! » â Monsieur, lui dit lâexĂ©cuteur pour distraire son at- tention, il faut dire votre In manus. En mĂȘme temps il faisait signe Ă son valet de lui bailler lâĂ©pĂ©e. Une seconde aprĂšs, la tĂȘte de Biron volait sous le glaive. On remarqua, rapportent tous les chroniqueurs du temps, quâelle bondit par trois fois, poussĂ©e par lâimpĂ©tuositĂ© des esprits qui sây Ă©taient transportĂ©s, » et quâil en sortit plus de sang que du tronc. A sa fenĂȘtre, Marcel avait poussĂ© un cri dâhorreur. Puis, Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE * 211 se prĂ©cipitant au pied de son lit, il sây cacha la tĂȘte et pria... Au mĂŽme instant, les verroux de sa chambre furent tirĂ©s avec fracas, la porte grinça sur scs gonds, et la grosse voix du porte-clefs cria â Le numĂ©ro 21 !... Allons, debout ! Le numĂ©ro 21 , câĂ©tait Marcel.... XI Prise k son propre piĂšge. Une fois dans la Batille, on nâavait plus de nom on de- venait un numĂ©ro, celui de son cabanon. Et il y en avait, de ces lugubres cabanons, dans le don- jon formidable, fondĂ© par Philippe-Auguste et agrandi pa>' Charles V ! Ses huit tours, comme ses courtines, en Ă©taient pleines du haut en bas. En bas les cachots infects qui sâenfonçaient de dix-neuf pieds sousierre. En haut les calottes , Ă©touffantes lâĂ©tĂ©, glaciales lâhiver. Et des prisonniers y passĂšrent leur vie ! A la voix du gardien, Marcel avait tressailli. â Mon heure est venue, pensa-t-il. Seigneur ! je vous re- commande mon &me. Tout Ă coup une autre voix, non moins formidable, mais joyeuse dans son expression, sâĂ©cria â Ah I der Teufel! câest moi, mon bedit Marcel. â Gargantua ! fit le jeune homme en se prĂ©cipitant dans ses bras. Digitized by Google 212 L'ABBESSE DE MONTMARTRE â la, ia... Mais sauvons-nus pieu Vite tâici... Ah ! la vilaine burg ! â Nous sauver! â la , ia... Ortre du roi! Nâest-ce bas, mossiĂ© le borte- glĂ©s? Pour toute rĂ©ponse, ce dernier montrait la porte ouverte- â Libre !... libre ! disait Marcel, encore tout pĂąle. â la, ia, et gurons au Louvre, oĂč le roi vus addend. â Câest donc bien vrai ?... Cet Ă©chafaud... ce bourreau... ce nâest pas pour moi ? â la, ia, châavre pien vu en bassant, mais che nâavre blus beur mĂȘme lâune bodence. . . Venez ! sordons brestissimo, comme tisait lâaudre Ă Durin. Et il entraĂźna Marcel. Au moment oĂč il passait devant lâĂ©chafaud, le jeune homme frissonna en voyant une mare de sang et une masse informe, recouverte dâun drap blanc et noir. Michel, qui nâavait pu pĂ©nĂ©trer dans la Bastille, attendait devant le pont-levis. Comme le capitaine, il pressa le jeune homme contre son cĆur. On courut au Louvre. Marcel se rencontra au pied du grand degrĂ©, avec Henri IV qui allait le gravir. Le roi venait de faire une tournĂ©e dans la ville, aux acclamations du peuple. Le monarque ouvrit les bras Ă son officier, en pleurant et en lui demandant pardon. â Sire ! jâĂ©tais innocent, dit ce dernier. â Tais-toi, mon fils, je sais tout. Madame Marie mâa contĂ© ce que tu faisais au palais Sforza... Viens, viens! tu vas souper avec moi. Comme ils montaient ensemble lâescalier, une dame en merveilleuse toilette se monlra dans le haut pour le des- cendre. En apercevant lâofficier des gardes, elle devint pĂąle et faillit tomber dans les bras de sa suivante. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE Ă l3 CâĂ©lait Henriette dâEntragucs, qui venait Ă la rencontre du roi. Elle ne lâavait pas vu de la journĂ©e. Henri lança Ă la favorite un regard fulminant, et sans lui adresser la parole directement â Cette dame est malade, dit-il avec une froideur glaciale. Quâon la reconduise Ă son hĂŽtel ! C'Ă©tait un coup de foudre. La marquise comprit dĂšs lors que son rĂšgne Ă©tait fini. Mais, dans sa chute, elle brava encore les regards des courtisans, et se tournant vers un page, elle lui dit dâune voix ferme â Quâon fasse avancer ma litiĂšre ! La tĂȘte haute, la mine altiĂšre, lâĆil menaçant, elle des- cendit les degrĂ©s comme si elle Ă©tait toujours la seconde reine. â Reine je serai, malgrĂ© tout, murmura-t-elle en mon- tant dans sa litiĂšre; car mon fils sera couronnĂ© avant peu, je le jure. Ah ! je me vengerai dâeux tous! Elle se fit conduire Ă lâhĂŽtel quâelle avait tout prĂšs du Louvre, dans la rue Froidmantel. Le soir venu, le corps de Biron fut enterrĂ© dans lâĂ©glise Saint-Paul, au milieu de la nef, devant la chaire, avec une grande affluence de peuple, qui accourut de toutes parts Ă ses obsĂšques. Les jours suivants, le baron de Fontanelle fut rompu vif en place de GrĂšve, et plusieurs de ses gens, impliquĂ©s comme lui dans la conspiration, pĂ©rirent au gibet. Henri IV pardonna au comte dâAuvergne, tant parce quâil Ă©tait fils de Charles IX, que comme frĂšre de la marquise de Verneuil. Le baron de Lux reçut Ă©galement sa grĂące, ainsi que Montbarot. On voit que Henri IV, aprĂšs avoir dĂ©ployĂ© une rigueur jugĂ©e nĂ©cessaire par tous les hommes dâĂlat qui lâentouraient, sut laisser parler la clĂ©mence et la bontĂ© de son Ă©Ćur. Il Ă©tait prudent, du reste, et il supprima une partie des Digitized by Google LâABBESSE 1»E .MONTMARTRE 1>U papiers livrĂ©s par Laffin, pour nâĂȘire pas obligĂ© dâĂ©tendre trop loin ses poursuites. Le duc dâĂpernon se justifia assez plausiblement, et le roi sâen contenta. Ce fut lĂ la derniĂšre tentative sĂ©rieuse de ces grands sei- gneurs, qui, pour avoir aidĂ© Ă faire le roi, se croyaient de force Ă le dĂ©faire. Ce que lâon essaya encore, comme on va le voir bientĂŽt, nâcutpas la mĂȘme gravitĂ© que la conspiration de Biron et surtout ne put ĂȘtre mĂ»ri aussi Ă point pour me- nacer rĂ©ellement lâEtat. Outre les dâĂnlragues, dont Henriette Ă©tait lâĂąme et dont lâambition rĂȘva toujours de hautes destinĂ©es, il restait en- core le duc de Bouillon. Ce dernier, loin de se rendre Ă lâappel du roi comme Biron, sâĂ©tait obstinĂ© Ă rester dans ses domaines du Midi, oĂč il se sentait fort. Nous ne tarderons pas Ă savoir quelles furent les nou- velles menĂ©es de ces gens-lĂ . LâannĂ©e sâĂ©coula, pour Henri IV, dans un calme politique relatif, mais non sans deux nouvelles tentatives contre sa personne. AprĂšs un nommĂ© Julien GuĂ©don, qui songea Ă lâempoi- sonner, vinrent un prĂȘtre et un gentilhomme de Bordeaux, qui complotĂšrent de le tuer Ă coups dâarbalĂšte. Il y avait eu une douzaine dâattentats contre la personne du roi. 11 en Ă©tait las. Or, comme il attribuait ces crimes aux passions religieuses, et quâii voulait se prĂ©parer tranquillement Ă la rĂ©alisation de ces grands projets quâii mĂ©ditait depuis si longtemps, il finit par ouvrir l'oreille aux conseils de son ex-cuisinier la Varenne. Il espĂ©rait, en laissant rentrer les jĂ©suites en France, que les fureurs du fanatisme se calmeraient. De deux choses lâune, disait-il Ă Rosny, son ministre ou il faut les rĂ©tablir simplement, restituer leur rĂ©putation flĂ©trie, et mettre Ă lâĂ©preuve la sincĂ©ritĂ© de leurs belles pro- messes ; ou bien, il faut les rejeter entiĂšrement, accroĂźtre Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 215 contre eux toutes les rigueurs, afin quâils nâapprochent ja- mais de mes Etats ni de ma personne. Dans ce dernier cas, je les rĂ©duis au dĂ©sespoir ; et ne pourront-ils pas, dans cet Ă©tat de dĂ©sespoir, attenter Ă ma vie? Ce qui me la rendrait si misĂ©rable et langoureuse, demeurant toujours ainsi dans les dĂ©fiances dâĂȘtre empoi- sonnĂ© ou bien assassinĂ© car ces gens ont des intelligences et correspondances partout, et grande dextĂ©ritĂ© Ă disposer l*s esprits selon ce qui leur plail, quâil me vaudrait mieux, ĂȘtre dĂ©jĂ mort. Je suis de lâopinion de CĂ©sar, que la mort la plus douce est la moins prĂ©vue et attendue. » RoĂŻny eut beau faire valoir, contre lâopinion de Henri IV, plusieurs raisons trĂšs-solides; celui-ci, par lâentremise de la Varenne, sâaboucha avec le pĂšre Majus et le pĂšre Cotton, esprit souple et retors sâil en fut. Sur ees entrefaites, vers PĂąques de lâannĂ©e suivante, deux gentilshommes, les frĂšres Sobolle, qui commandaient dans la citadelle de Metz, ayant donnĂ© lieu Ă de trĂšs-graves plaintes, le roi dut se mettre en voyage pour cette ville, avec une partie de sa maison militaire. La veille de son dĂ©part, un nouveau message lui parvint de la reine Marguerite. Ce fut monsieur dâAubiac, lâancien page, qui le lui apporta. â Ventre-saint-gris ! dit le BĂ©arnais en apercevant le messager, est-cĂ© de politique ou dâamourettes que votre dame va mâentretenir? â Sire 1 rĂ©pondit le favori de Margot, ma dame est libre ; Votre MajestĂ© y a pourvu. â HĂ© 1 je le sais bien, et elle en use, de sa libertĂ©. Tu- dieu! ce sont aventures sur aventures dont la chronique mâarrive dâUsson. â Cette fois, Sire, il sâagit de politique. Dame Margue- rite vous est reconnaissante de lui avoir conservĂ© son titre Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 216 de reine, et la prospĂ©ritĂ© de Votre MajestĂ© lui sera toujours prĂ©cieuse. Son unique dĂ©sir serait dâĂȘtre plus prĂšs de son roi. â Oui-dĂ . Eli bien ! nous allons voir, et si son avis vaut celui quâelle me donna sur lâaffaire de Biron, nous y avise- rons sĂ©rieusement. Sur quoi Henri lut la missive. âą Il bondit aprĂšs en avoir pris connaissance. ' La reine Marguerite lui apprenait une nouvelle trame, et cette fois les dâEntragues, Henriette en tĂȘte, manĆuvraient avec lâEspagne. Depuis quâil avait obtenu sa grĂące, le comte dâAuvmrgne Ă©tait Ă Clermont, dans son comtĂ© dont il jouissait en fbrtu de la donation que lui en avait faite Henri SU. Or, comme il sâennuyait au fond de sa retraite, il y buvait pour se distraire. Il arriva que, dans un de ses moments de dĂ©bauche, il frappa un gentilhomme voisin, dont il avait fait Ă la fois son compagnon de plaisir et son confident. Furieux, celui-ci alla dĂ©voiler Ă la reine Marguerite ce que le comte lui avait confiĂ© sur les desseins de la famille dâEntragues. Henriette, avec ses enfants, Ă©tait Ă la veille de se rendre sur les terres dâEspagne, pour se jeter dans les bras de Phi- lippe III. Le plan conçu avec lâEspagnol consistait tout sim- plement Ă faire reconnaĂźtre, pour Dauphin de France, le fils de la marquise. AussitĂŽt le roi donna ses ordres pour lâarrestation du comte dâAuvergne, ainsi que de M. dâEntragues, pĂšre de Henriette et gouverneur dâOrlĂ©ans. Quant Ă la marquise, il songea Ă Marcel. CâĂ©tait le meilleur gardien quâil pĂ»t trouver, lâofficier ne pouvant ĂȘtre que lâennemi dĂ©clarĂ© de Henriette. Justement, Marcel revenait du logis du chevalier du Bosc, Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 21 ? auquel il avait fait ses adieux pour partir le lendemain avec le roi. . On pense bien que, dans ces adieux, se mĂȘlĂšrent, de part et dâautre, maint soupir Ă lâadresse de lâinfortunĂ©e Alice, dont on nâavait pu avoir la moindre nouvelle. Le comte de FuentĂšs avait Ă©crit quâil nâavait pu dĂ©couvrir aucune trace de sa fille en Allemagne, peignant sa dĂ©solation avec tous le transports de son Ăąme castillane. Le roi enjoignit Ă son officier de se transporter avec des gardes Ă lâiiĂŽtel de la marquise de Verneuil, et de lây tenir prisonniĂšre jusquâĂ son retour. Quelque rĂ©pugnance quâeĂ»t Marcel Ă se charger dâune pa- reille mission, il dut lâaccepter. Nous en connaĂźtrons bientĂŽt les consĂ©quences.... Le lendemain, le roi partit pour Metz. Henri IV Ă©tait du reste bien aise que Marcel ne le suivĂźt point dans cette ville. La Varenne lâavait prĂ©venu quâune dĂ©- putation de la Compagnie de JĂ©sus devait venir lây trouver, pour y plaider 3 â Mais câest impossible ! sâĂ©cria-t-elle enfin en frappant du pied. Ce baiser nâa pu produire un pareil effet. Henriette se mit alors Ă marcher Ă grands pas, murmu- rant des paroles entrecoupĂ©es. Puis elle se secoua, comme pour se dĂ©barrasser dâune gĂȘne importune... Rien nây fit. De nouveau elle agita la sonnette. â Un bain ! commanda-t-elle. Quâon mâapprĂȘte lâĂ©tuve! La camĂ©riĂšre alla prĂ©parer le bain. â Oui, câest cela, murmura la marquise. Cela me cal- mera. Mais en vain demeura-t-elle plongĂ©e une heure entiĂšre dans une eau quâelle refroidissait de plus en plus. Un feu dĂ©vo- rant circulait dans ses veines. AprĂšs cette balnĂ©ation rĂ©fri- gĂ©rante, sa peau Ă©tait ardente comme avant. Elle se sentait aux flancs la robe de DĂ©janire.... Le baiser de Marcel brĂ»lait encore sa main! Elle put Ă peine souper, et passa une nuit sans sommeil. Son sang Ă©tait en Ă©bullition. Le lendemain, elle pria Marcel de passer chez elle, lâen- tretint de choses et dâautres, ayant constamment les yeux attachĂ©s sur lui. Mais, quand elle ne parlait pas au fiancĂ© dâAlice de celle quâil pleurait, les rĂ©ponses et lâattitude du jeune homme Ă©taient distraites. Elle nâosait plus maintenant essayer sur lui la sĂ©duction, telle quâelle lâavait employĂ©e rue du Petit-Musc. Froidement, elle ne pouvait plus le faire, et elle compre- nait que, si elle osait se livrer vis-Ă -vis de lui Ă lâardente impulsion de sa passion, il la quitterait immĂ©diatement, pour ne plus remettre le pied dans son appariement. Et Henriette avait besoin de sa prĂ©sence. Cette prĂ©sence excitait encore son impressionnable nature ; mais elle ne pouvait sâen passer. Pour le retenir, mĂȘme Ă dĂ©jeuner et Ă dĂźner, elle ne ces- sait plus de lui parler dâAlice. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 2Ăźt Les jours se passĂšrent ainsi pour Henriette, dans un Ă©tat de fiĂšvre continuelle. Ce quâelle Ă©prouvait, elle ne le comprenait point. Elle nâavait jamais aimĂ© le roi. Lâambition seule lui avait fait simuler lâamour, et ce qui lâavait surtout lancĂ©e dans la nouvelle conspiration, câĂ©tait le ressentiment profond qu'elle avait constamment nourri au fond de son Ăąme contre Henri IV, qui avait manquĂ© Ă sa promesse de mariage et fait Ă©vanouir ainsi ses rĂȘves dâorgueil. A cela sâĂ©tait joint le dĂ©sir indĂ©racinable, dans ce coeur avide dâhonneurs, de sâasseoir sur les marches du trĂŽne Ă quelque titre que ce fĂ»t. Toutefois, chez celte femme aux passions violentes, lâam- l.'ilion ne devait point exclure dâantres sentiments Ă une heure donnĂ©e. Et cette heure Ă©tait venue ! Mais chez Henriette dâEntragues, ces sentiments tumul- tueux Ă©taient plutĂŽt affaire de tempĂ©rament, que besoin dâaimer. Dans ses affections, les sens devaient ĂȘtre pour plus que la tendresse du cĆur, le mysticisme de lâĂąme. Ce quâelle endurait chaque soir, aprĂšs le dĂ©part de Mar- cel, Ă©tait atroce. Sa passion approchait de dĂ©lire. Elle souffrait dâautant plus, quâelle avait dĂ» faire, dans la journĂ©e, des efforts sur- humains pour ne rien laisser paraĂźtre dâune flamme qui eĂ»t Ă©tĂ© le signal de lâĂ©loignement du jeune homme. Quel tourment pour elle, de se voir obligĂ©e de parler dâune rivale dĂ©testĂ©e, unique moyen dâendormir la dĂ©fiance de Marcel, et de la laisser jouir de sa prĂ©sence! Au bout de quinze jours de cet enfer et de ces luttes Ă©ner- vantes, la marquise fut Ă bout de ses forces. Elle sâĂ©tait enfin prise k ses propres piĂšges.... En effet, ses relations avec lâofficier des gardes dataient du jour oĂč, sans le moindre amour, mais uniquement pour Digitized by Google l/ABRESSK DE MONTMAUTKE 3*5 arriver jusquâau roi, elle lâavait attirĂ© dans son rĂ©duit de plaisance au fond du jardin de la rue du Petit-Musc. Dcsrapportsintimes sâĂ©taient Ă©tablis entre son esprit et celui du jeune homme, du moment oĂč elle avait cherchĂ©, par arti- fice, Ă exercer sur lui lâempire de ses charmes, dans un but d'ambition. Le dĂ©pit de nâavoir pu en faire lâinstrument dĂ©sirĂ©, avait fait naĂźtre de la haine. Mais cette haine mĂȘme, dont Hen- riette dâEntragues avait si longtemps harcelĂ© lâofficier du roi, en concentrant tous les efforts de son esprit rancunier sur le jeune homme, et en lui montrant continuellement son image, avait prĂ©disposĂ© la marquise Ă ce revirement subit, Ă cette fermentation contraire, assez communs chez les or- ganisations adustes et nerveuses comme la sienne. Le baiser de Marcel, quoique de pure reconnaissance, nâavait fait, par son fluide magnĂ©tique, que dĂ©terminer chez Henriette la rĂ©volution subite. LâĂ©tincelle avait allumĂ© lâin- cendie tout prĂ©parĂ©. Et maintenant lâartificieuse marquise se mourait dâamour ! â CoĂ»te que coĂ»te, se dit-elle, un soir quâĂ©puisĂ©e par toute une journĂ©e de fatigante retenue et dâignition concen- trĂ©e, elle se roulait sur sa couche ; coĂ»te que coĂ»te, demain je lui confesserai tout, et peut-ĂȘtre le calme rentrera-il dans mon cĆur. Le lendemain matin, comme elle allait, selon lâhabitude, faire prier Marcel de monter Ă son appartement, on lui ap- porta une lettre sans adresse. CâĂ©tait un biilet dâun des affidĂ©s de la famille, prĂ©venant la marquise, sans la nommer toutefois, de la prochaine exĂ©- cution dâun des points essentiels du complot avec lâEspagne. La missive Ă©tait conçue en ces termes Dans quinze jours je serai Ă Marseille. Une escadre es- pagnole se tiendra au large. Câest entendu avec le secrĂ©taire de lâambassadeur de Philippe III, Ă Paris, que je dois re- voir dans lâaprĂšs-midi, avant de quitter la capitale. n tt. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE ->2 1 envers Henriette dâEntragues; que les apparences seules la condamnaient; si elle lui avait voulu sĂ©rieusement quelque mal, câĂ©tait par dĂ©pit dâavoir Ă©tĂ© dĂ©daignĂ©e. Un homme excuse et pardonne aisĂ©ment les persĂ©cutions quâune femme a pu exercer contre lui par amour mĂ©connu ou jalousie. Nous avons tous une certaine dose dâamour-pro- pre, et lâacharnement mĂȘme que met une dĂ©laissĂ©e Ă nous poursuivre de ses intrigues mĂ©chantes, en nous montrant le degrĂ© de sa passion, nous flatte Ă©trangement. Quand les domestiques se furent retirĂ©s, la marquise alla, suivant sa coutume, sâasseoir sur son lit de repos ; mai>, au lieu de se dominer comme les autres fois, pour prendre un air souriant et adresser la parole au jeune homme, elle se couvrit le visage de ses deux mains et plongea sa tĂȘte brune dans les coussins. â Quâavez-vous, madame ? demanda Marcel avec intĂ©- rĂȘt. Seriez-vous indisposĂ©e ? Point de rĂ©ponse ; mais lâofficier voyait le sein de la mar- quise se soulever tumultueusement et imprimer Ă lâĂ©dredon ses propres mouvements dĂ©sordonnĂ©s. â De grĂące, rĂ©pondez! rĂ©pondez, continua lejeunehomme, assez inquiet de cette agitation qui Ă©tait loin de ressembler au calme de leurs entretiens prĂ©cĂ©dents, dont lâesprit en- jouĂ© de Henriette modifiait heureusement le caractĂšre trop mĂ©lancolique. Que se passe-t-il en vous? â Ce qui se passe en moi ! sâĂ©cria Henriette en se re- dressant tout Ă coup, le visage enflammĂ© et baignĂ© de pleurs. Ce que jâai ! Vous me le demandez? Marcel recula, presque effrayĂ© de lâĂ©trange expression de ces traits, quâil nâavait jamais vus ainsi, mĂȘme lors de la scĂšne du pavillon. Mais elle sâĂ©lança vers lui, lâentoura de ses bras avant quâil eĂ»t pu sâen dĂ©fendre, et Ă©clata en paroles tellement frĂ©- nĂ©tiques, que Marcel en eut un frisson. CâĂ©tait la passion dĂ©lirante, la folie de lâamour dans son Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 2 '* Toot entier h l'irrĂ©sistible besoin dâavoir des nouvelles de sa bien-aimĂ©e, Marcel ne sâaperçut point de lâamĂšre in- flexion avec laquelle elle venait de prononcer ces derniers mots. â Parlez 1 supplia-t-il en flĂ©chissant le genou. * Elle le retint, en lui tendant la main. â Venez encore une fois dĂźner avec moi, murmura- t-elle. Je vous montrerai une lettre du pĂšre Daubigny. En vain insista-il Henriette ne fit que rĂ©pĂ©ter quâaprĂšs le dĂźner elle lui donnerait la preuve des vĂ©ritables senti- ments de son cĆur. â Oui, sâĂ©cria la marquise en changeant de visage dĂšs que Marcel se fut retirĂ©. Oui, tu lâauras, cette preuve, vil aventurier, sot pĂ©dant, misĂ©rable haut-le-pied !... Je me perds, mais je te perdrai avec moi ! AussitĂŽt elle prit du papier et Ă©crivit une lettre, en ayant soin de dĂ©guiser habilement son Ă©criture. Quand elle eut fini, elle sonna. â Marceline, dit-elle Ă sa camĂ©riste, voici une lettre ! â Il faut lâenvoyer Ă son adresse, madame ? â Par le premier garçonnet que tu rencontreras dans la rue Saint-HonorĂ©. â Ce sera fait. â Tu lui donneras ces deux testons dâargent, afin quâil fasse diligence. â Pour une si belle rĂ©compense, il ne perdra point une minute. â Va, Marceline ; mais ne prends ce messager quâ assez loin de lâhĂŽtel, et surtout quâil ne se doute point que tu mâappartiens. La domestique Ă©tant partie, Henriette appela son IsmaĂ«l, qui vint en frĂ©tillant lĂ©cher les mains blanches de sa maĂź- tresse. Alors la machiavĂ©lique crĂ©ature prit le billet signĂ© de lâinitiale M... quâon lui avait transmis dans la matirife, le Digitized by Google 230 LâABBESSE DE MONTMARTRE donna Ă flairer Ă Iâadive intelligente, et lai fit faire plusieurs exercices dont elle parut satisfaite. A lâheure du dĂźner, Marcel fut exact. Il brĂ»lait dâavoir sur Alice les renseignements promis. La conversation fut contrainte pendant le repas. Dominant ses dispositions haineuses, Henriette tenta inu- tilement, avec tout son esprit subtil, sinon Ă Ă©gayer le tĂȘte- Ă -tĂȘte, du moins Ă le rendre moins morose. Le fiancĂ© dâAlice se tint sur la rĂ©serve, nâaspirant quâa- prĂšs le moment oĂč, suivant lâengagement pris, la marquise lui ferait ses rĂ©vĂ©lations. Il toucha Ă peine au gĂ©nĂ©reux cru de Gascogne, que lui offrait son hĂŽtesse. - , Enfin, le dessert achevĂ©, Marcel rappela Ă Henriette sa promesse. Depuis quelques instants, la marquise donnait des si- gnes dâinquiĂ©tude, tantĂŽt Ă©coutant les bruits de la rue, tantĂŽt jetant les yeux du cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre qui donnait sur la cour. â Cher ami, rĂ©pondit-elle Ă lâofficier, ne vous plairait- il point de goĂ»ter de cette liqueur brune, dont le roi a fait plusieurs fois ses dĂ©lices ? â Vous voiliez parler du cafĂ© dâArabie, dont un mĂ©de- cin vĂ©nitien conseilla lâusage Ă Sa MajestĂ©, et qui depuis prĂšs dâun siĂšcle dĂ©jĂ est fort en usage chez le Turc ? â En effet câest un stimulant merveilleux qui, pris aprĂšs le repas, rend plus agile et plus dispos. Votre hu- meur triste, dont je nâai pu vous tirer, disparaĂźtrait aussitĂŽt, jâen suis sĂ»re. Tel est du moins lâeffet que eette dĂ©coction amĂšre, quâon sucre du reste autant que lâon veut, a tou- jours produit sur le roi. Il mâa fait cadeau dâun petit sae plein de cette fĂšve torrĂ©fiĂ©e, et jâen use quelquefois. Marcel nâavait aucun prĂ©texte pour refuser. Il dut se rĂ©- signer Ă ne recevoir quâaprĂšs le cafĂ© lâexplication tant dĂ©- sirĂ©e. Le dessein de la marquise nâavait Ă©tĂ© que de gagner du Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 231 temps, et aussi de se lhrer Ă la manĆuvre que lâon va voir. Tandis que lâon servait le cafĂ© dans deux de ces tasses de faĂŻence Ă reliefs de rocailles et de reptiles, brillantes par leurs couleurs, qui avaient fait accorder Ă Bernard Pa- lissy le titre de potier royal , et qui, avant lâinvention en France de la porcelaine de façon chinoise, Ă©taient le seul luxe de cĂ©ramique quâon vĂźt figurer mĂŽme Ă la table des rois, Henriette sortit un papier de sa gorgĂšre, et dit avec un soupir affectĂ© â Voici la lettre du rĂ©vĂ©rend pĂšre!... GoĂ»tez de cette dĂ©coction, et je vous la communiquerai pour rĂ©jouir votre Ăąme. Le jeune homme eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© sâemparer immĂ©diatement de la lettre ; mais, si prĂšs de voir son dĂ©sir satisfait, il ne pouvait manquer aux convenances. Il faut le dire, du reste maintes fois on lui avait parlĂ©, au Louvre, de la liqueur brune du docteur vĂ©nitien, encore presque inconnue en France, et la curiositĂ© lâaiguillonnait. Pendant quâil goĂ»tait Ă la fois lâarome et la saveur de lâinfusion arabique, et quâĂ la façon des gourmets, bien quâil ne fĂ»t point du nombre, il tenait la tĂȘte baissĂ©e sur la poterie, Henriette dâEntragues mit sans affectation un doigt sur la lettre quâelle avait posĂ©e Ă cĂŽtĂ© dâelle. En mĂȘme temps, elle jeta du cĂŽtĂ© de lâofficier un coup dâĆil indicateur. Peu dâinstants aprĂšs, Marcel sentit quelque chose frĂŽler contre les basques de sa soubreveste. Il regarda et aperçut lâadive, avec son museau pointu. â Câest IsmaĂ«l, dit en souriant la marquise, qui a flairĂ© le prĂ©cieux sucre blanc des Canaries dont vous venez de dulcifier le jus amer du cafĂ©... Il en est trĂšs-friand, et ne sâen dĂ©lecte pas tous les jours. Le sucre Ă©tait en effet, fort rare Ă cette Ă©poque. Le peu- ple ne le trouvait que chez les apothicaires, oĂč il lâachetait Ă lâonce. Digitized by Google 2Ă2 LâABBESSE DE MONTMARTRE Marcel crut devoir se permettre de donner un morceau de sucre Ă lâadive, qui ne se fit pas prier pour le gober, pensant, sans doute, quâil venait de le mĂ©riter de la main de lâofficier. Ce dernier Ă©tait loin de se douter du tour infĂąme que la trop intelligente bĂȘte venait de lui jouer si innocemment. A peine eut-il repris sa tasse de poterie, que la porte donnant sur le palier sâouvrit avec fracas. Un homme, qui portait sur son manteau les armes royales, apparut, accompagnĂ© dâarchers, en accentuant dâune voix forte â Au nom du roi, que personne ne bouge ! Lâofficier des gardes sâĂ©tait levĂ© avec prĂ©cipitation, et Henriette dâEntragues simula une non moins vive Ă©motion. Mais, Ă lâaspect du personnage, Marcel se remit promp- tement, et dit, en sâinclinant avec politesse â Monsieur le chevalier du guet, jâai lâhonneur de vous saluer. â Quâon fouille cet officier 1 sâĂ©cria le chef suprĂȘme de la police. â â Qui? Moi ! fit Marcel en reculant stupĂ©fait. â Vous-mĂȘme, monsieur ! â Mais je reprĂ©sente ici Sa MajestĂ©. â Moi, la loi ! rĂ©pliqua le magistrat. Voici lâordre de monsieur le premier prĂ©sident. â Il doit y avoir erreur. Vous vous appelez bien monsieur Marcel de Fon- taine. â Câest mon nom. â Vous ĂȘtes lieutenant dans les chevau-lĂ©gers de Sa Ma- jestĂ©? â PrĂ©cisĂ©ment, monsieur le chevalier. â Et le roi vous a commis Ă la garde de madame la mar- quise de Verneuil ? â En effet, telle est ma mission. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 233 â Eh bien ! monsieur, vous trahissez le roi . â Moi, grand Dieu ! â Vous complotez avec ses ennemis. â Une pareille accusation... â Sera facile Ă dĂ©montrer... Voici dĂ©jĂ , du reste, de graves prĂ©somptions contre vous ! â Que voulez-vous dire ? Le chevalier du guet montra la table avec les deux tasses. â DĂźne-t-on avec ses prisonniers et les ennemis du roi demanda-t-il. Marcel se mordit les lĂšvres, puis balbutia â Câest vrai, monsieur, je nâaurais point dĂ»... Mais, de lĂ Ă trahir les intĂ©rĂȘts de mon souverain et Ă conspirer avec ses ennemis, il y a loin. â Jâai la conviction du contraire, monsieur lâofticier. â Quelle preuve peut-on allĂ©guer contre moi? Quel tĂ©- moignage invoquera-t-on ? â Nous allons vous le montrer. Archers ! exĂ©cutez mes ordres, et perscrutez monsieur I ' â A moi, mes gardes ! cria Marcel, qui tira lâĂ©pĂ©e en mĂȘme temps. â De la rĂ©bellion! ceci aggrave votre position, fit ob- server le magistrat. â Câest vous, au contraire, qui vous rebellez contre un officier de Sa MajestĂ©, chargĂ© dâune mission. Je vous le rĂ©- pĂšte, je suis ici de par le roi. â Assez, monsieur! dit le chevalier du guet en frappant de son talon le parquet. Quand le Parlement ordonne au nom du souverain, chacun doit se soumettre. â Jâen appellerai Ă Sa MajestĂ©. â Soit. En attendant, laissez agir la justice. Jâai du reste assez de force pour lâappuyer. Dix de mes archers tiennent vos gardes en respect. Marcel sentit quâil fallait sâincliner devant la loi, reprĂ©- sentĂ©e par le Parlement. 15 Digitized by Google 234 LâABBESSE DE MONTMARTRE Pendant que les archers dĂ©sarmaient lâofficier et le fouil- laient, le chevalier du guet sâadressa Ă la marquise, qui se tenait immobile, mais avec un regard ironique. â Madame ! lui dit-il, câest moi en personne qui vous garderai dĂ©sormais, et souvenez-vous quâune accusation de lĂšse-majestĂ© sâĂ©lĂšve contre vous. â Je le sais, rĂ©pondit sĂšchement Henriette dâEntragues. â Une lettre ! sâĂ©cria tout Ă coup lâun des archers en montrant le papier quâil venait de trouver. â Une lettre ! rĂ©pĂ©ta Marcel Ă©tonnĂ©. Le magistrat sâempara aussitĂŽt du pli et le parcourut. â Voici la preuve de votre trahison, monsieur, dit-il Ă lâofficier. t â La preuve de ma trahison! Câest impossible. Le chevalier du guet lut alors Ă haute voix ce mĂȘme billet envoyĂ© le matin Ă la marquise par lâaffidĂ© de la fa- mille dâEntragues. â Monsieur, reprit le chevalier du guet, un avis officieux mâa Ă©tĂ© transmis ce matin ; cet avis me prĂ©venait de vos re- lations avec madame la marquise depuis que vous Ă©tiez de garde dans son hĂŽtel. On mâavertissait, en outre, quâun gen- tilhomme provençal, qui vient dâĂȘtre nommĂ© viguier de Marseille, Ă©tait en correspondance avec vous... â Je proteste de toutes mes forces contre celte assertion, interrompit Marcel avec indignation. â Et quâon trouverait indubitablement sur vous, con- tinua le magistrat, un tĂ©moignage Ă©crit, relatif Ă la perpĂ©- tration dâun acte de trahison qui doit livrer Ă lâEspagne la ville et le port de Marseille. â Câest de toute faussetĂ©. Comment sâappelle ce gentil- homme fĂ©lon ? â M. de MĂ©rargues. â Je nâai jamais connu personne de ce nom â Vous serez confrontĂ© avec lui, si, comme je lâespĂšre, Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 233 il nâa point encore quittĂ© la capitale. Je lâai fait aussitĂŽt re- chercher, notamment Ă lâambassade dâEspagne. â Je dĂ©sire quâon nous mette en prĂ©sence le plus tĂŽt possible, sâĂ©cria Marcel, sans sâapercevoir que la marquise venait de tressaillir. Si lâon parvenait Ă se saisir de MĂ©rargucs, tout le plan dâHenriette devait Ă©chouer. Le viguier de Marseille dĂ©cla- rerait probablement la vĂ©ritĂ©. â Marchons ! dit lâofficier aux archers. OĂč me conduit-on? â Monsieur de Harlay, Ă qui je me suis hĂątĂ© de demander un ordre dâarrĂȘt contre vous en sa Chambre des Tournelles, mâa ordonnĂ© de vous mener Ă la Grosse Tour du Palais. â Allons y donc ! Sâil plaĂźt Ă Dieu, mon innocence Ă©cla- tera promptement, et je nây resterai pas longtemps. Marcel fut conduit Ă la Grosse Tour du Palais de justice, dite aussi Tour de Montgomery, prison qui avait conservĂ© tout le caractĂšre hideux des temps fĂ©odaux. La tristesse et lâeffroi saisissaient les captifs dĂšs leur en- trĂ©e dans les cachots obscurs et humides de ce lieu, si- tuĂ©s de dix Ă douze pieds au-dessous du niveau des rues voisines. Heureusement quâon mit la main sur MĂ©rargues dans la soirĂ©e mĂȘme. On le trouva confĂ©rant avec le secrĂ©taire de lâambas- sadeur espagnol. Il fut fouillĂ©, et lâon dĂ©couvrit sous lesplis de sa jarretiĂšre un mĂ©moire contenant le plan de son en- treprise. Il venait, en effet, dâĂȘtre nommĂ© viguier de Marseille. On appelait viguiers en Provence, vicomtes en Normandie, chĂątelains en Auvergne et en Bourgogne, des prĂ©vĂŽts de justice, qui connaissaient de tous les dĂ©lits non rĂ©servĂ©s aux baillis et aux sĂ©nĂ©chaux. ConfrontĂ© avec Marcel, le viguier dĂ©clara sans hĂ©siter que cet officier lui Ă©tait complĂštement inconnu ; mais il ne vou- Digitized by Google 236 LâABBESSE DE MONTMARTRE lut pas dire Ă qui Ă©tait destinĂ©e la lettre quâon lui reprĂ©- sentait. La question seule lui fit avouer quâil avait adressĂ© ce bil- let Ă la marquise de Verneuil. Marcel pensa quâon allait le remettre en libertĂ© ; mais il se trompait. On voulut attendre le retour du roi, qui apprĂ©cierait la conduite de son officier, dĂźnant avec celle dont on lui avait confiĂ© la garde. Seulement, on le tira de son cachot infect, pour le mettre en une chambre de la tour. Henri IV fut de retour Ă Paris huit jours aprĂšs. Marie de Beauvilliers, qui avait appris lâarrestation de Marcel et ce qui sâen Ă©tait suivi, se rendit aussitĂŽt au Louvre et implora la bontĂ© du roi en faveur de son officier, coupable tout au plus de lĂ©gĂšretĂ©. Lâordre fut aussitĂŽt envoyĂ© au Palais, par le capitaine Gargantua et Michel, de rendre le prisonnier Ă la libertĂ©. Ce dernier nâeut auftune peine Ă convaincre Henri de son entiĂšre innocence, en lui racontant franchement tout ce qui sâĂ©tait passĂ©. Le procĂšs contre les dâEntragues fut instruit aussi promptement que possible. Henriette, son pĂšre le marquis et le comte dâAuvergne avaient Ă©tĂ© dĂ©fĂ©rĂ©s au Parlement. On avait eu quelque peine Ă sâemparer de ce dernier. Il se tenait sur ses gardes, dans sa province, avec toutes les prĂ©cautions imaginables. NĂ©anmoins il ne put ĂȘtre si fin, quâon ne lâattrapĂąt, et par un artifice assez original. Il Ă©tait colonel de la cavalerie française. On le pria dâaller voir faire montre revue Ă une compagnie du duc de Ven- dĂŽme. Il se rendit Ă la revue, bien montĂ©, se tenant assez Ă©loignĂ© pour nâĂȘtre point enveloppĂ©. NĂ©anmoins, dâEurre, lieutenant de cette compagnie, ainsi que NĂ©restan, lâabordant pour le saluer, montĂ©s sur des _ _ -MifĂš. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 237 bidets de peur de lui inspirer du soupçon, mais accom- pagnĂ©s de trois soldats dĂ©guisĂ©s en laquais, le jetĂšrent en bas de son cheval et le firent prisonnier. On mena aussitĂŽt le fils de Charles IX Ă Paris, oĂč il fut enfermĂ© dans la Bastille. Une frayeur extrĂȘme le saisit, quand il se vit logĂ© dans la chambre oĂč avait Ă©tĂ© le marĂ©chal de Biron, son grand ami et son complice de la premiĂšre conspiration. Le marquis dâEntragues Ă©tait Ă la Conciergerie, et Hen- riette fut laissĂ©e dans son logis, sous la garde du chevalier du guet. Le Parlement ayant convaincu les trois prisonniers dâavoir complotĂ© avec lâEspagnol, dĂ©clara dâAuvergne et dâEntra- gues, ainsi que MĂ©rargues, criminels de lĂšse-majestĂ©, et, comme tels, les condamna Ă avoir la tĂȘte tranchĂ©e. LâarrĂȘt portait, en outre, que la marquise serait con- duite sous bonne garde en lâabbaye des religieuses de Beau- mont, prĂšs de Tours, pour y ĂȘtre recluse, et que cependant il serait plus amplement informĂ© contre elle, Ă la requĂȘte du procureur gĂ©nĂ©ral. Ce monastĂšre de Beaumont Ă©tait prĂ©cisĂ©ment celui oĂč Marie de Beauvilliers avait passĂ© les premiĂšres annĂ©es de son noviciat. La coĂŻncidence Ă©tait assez Ă©trange. La reine, qui portait aux dâEntragues une inimitiĂ© pro- fonde, facile Ă comprendre du reste, nâavait point Ă©pargnĂ© ses sollicitations pour faire rendre cet arrĂȘt ; mais la bontĂ© du roi en neutralisa les effets. Lâamour quâil avait eu pour la marquise nâĂ©tait pas si bien Ă©teint, quâil pĂ»t se rĂ©soudre Ă sacrifier celle qui le lui avait inspirĂ©. Il ne voulut pas quâon exĂ©cutĂąt la sentence. A deux mois et demi de lĂ , par des lettres du grand sceau, il commua la peine de mort du comte dâAuvergne et du sei- gneur dâEntragues, en une prison perpĂ©tuelle. A la marquise, il permit dâabord de se retirer en sa terre de Verneuil, et enfin, sept mois aprĂšs, il la fit dĂ©clarer en- \Sh9. niĂšre Ă ce que tout le monde lâentendĂźt. Il y en a auxquels cet entretien a ennuyĂ© plus quâĂ moi. Afin de les consoler, je veux bien vous dire Ă tous que jâaime Rosny plus que ja- mais... Et vous, mon ami, poursuivit-il en prenant le surin- tendant par la main, continuez Ă mâaimer et Ă me servir comme vousavez toujours fait... ĂĂ , allons dĂźner ensemble... puis nous travaillerons. » La confusion des courtisans fut grande, Concini devint blĂȘme, et dâEpernon conçut dâautant plus de rage, quâil vit Henri IV faire signe aussi Ă Marcel de le suivre, au moment oĂč ce dernier venait de se montrer. â Aux moyens extrĂȘmes 1 murmura le duc en grinçant des dents et en Ă©changeant un coup dâĆil avec Concini... Mais dâabord, voyons la marquise Comme il se rendait aux Ă©curies, oĂč se trouvait son che- val tout sellĂ©, il se croisa avec le pĂšre Cotlon devant la fontaine aux Trois-Visages. â Eh bien ? demanda le confesseur du roi. â Tout est manquĂ© Sully est plus puissant que et ce petit aventurier Marcel dĂźne avec le roi cl le surin- tendant. â 11 faut au moins frapper lâofficier ce sera plus facile, jâespĂšre. Daubigny mâa assurĂ© que son moyen Ă©tait infail- lible. â Aussi vais-je aller trouver madame Henriette dâEn- tragues, qui mâattend Ă Malesherbes. Etant montĂ© Ă cheval, le duc dâEpernon gagna le chĂąteau de Malesherbes, situĂ© sur la petite riviĂšre dâEssonne, et qui appartenait aux dâEntragues. La marquise avait quittĂ© sa terre de Verneuil depuis quel- ques jours, pour se rapprocher de la cour, oĂč, comme on le voit, elle avait conservĂ© des intelligences. Elle attendait le duc, et eut avec lui un assez long en- tretien oĂč furent prononcĂ©s plusieurs fois le nom de Marcel et celui de Ravaillac, Digitized by 296 L'ABBESSE DE MONTMARTRE En la quittant, dâEpernon lui baisa la main. â Et vous me la promettez en mariage ? dit le duc. â DĂšs que ma fille, rĂ©pliqua la marquise avec un accent haineux, pourra se passer du consentement dâun pĂšre , elle sera Ă vous, mon cher duc! Ce dernier comprit parfaitement le sens cachĂ© de ces pa- roles de Henriette dâEntragues, qui avait eu du roi un fils et une fille ; car il eut un sourire aussi abominable que la pensĂ©e mĂȘme de lâancienne favorite. Mais son dĂ©sappointement fut grand, quand il apprit, en arrivant Ă Fontainebleau, quâaprĂšs une confĂ©rence secrĂšte entre le roi, Sully et Marcel, ce dernier avait fait seller son cheval comme pour un long voyage. Le duc alla trouver le pĂšre Cotton, qui lui dit quâen effet lâofficier des gardes Ă©tait parti pour affaires diplomatiques, et ne devait revenir quâau bout de trois moi3 au moins. â Quel contre-temps! sâĂ©cria dâEpernon. Et la marquise qui devait prĂ©parer le piĂšge pour la semaine prochaine ! - â Ce voyage nous servira, au contraire, dit Cotton dâun air fin. â Comment cela? â Lâofficier est parti de nouveau, sans aucun doute, pour les grands desseins du roi. â Câest Ă peu prĂšs certain. â Eh bien ! ne devinez-vous pas, connaissant le projet du pĂšre Daubigny, quel parti nous pouvons tirer de ce voyage contre lâofficier ? â Ah ! jây suis... A merveille I Je vais en prĂ©venir la marquise et monsieur Daubigny. Cela retardera la chute de cet aventurier, mais elle nâen sera que plus sĂ»re. Le pĂšre Cotton avait bien conjecturĂ©. Marcel venait dâĂȘtre chargĂ© par Henri IV de faire une tournĂ©e diplomatique auprĂšs de la plupart des potentats dĂ©jĂ alliĂ©s secrĂštement au roi de France. Il devait voir notamment les princes protestants de lâAUe- Digitized by Google LâABBESSE DT? MONTMARTRE 297 magne, ainsi que les seigneurs de BohĂȘme, de Pologne, de Hongrie et de Transylvanie, gagnĂ©s aux desseins du BĂ©ar- nais. Enfin il devait se rabatlre sur les cantons suisses et la Savoie, dont il connaissait le duc. II comptait bien revoir le comte de FuentĂšs en passant. Michel seul lâaccompagna. Gargantua fut installĂ© au ma- noir de Glignancourt, d'oĂč il allait presque chaque jour vi- siter ses nouvelles connaissances, les vignerons de Mont- âą martre, dont les caves et les grands tonneaux lui causaient la plus profonde admiration. Notre officier ne fut de retour de son voyage que sur la fin de fĂ©vrier 1610 . Il retrouva le roi au Louvre et lui rendit compte de sa mission. IndĂ©pendamment de diverses questions sur lesquelles il Ă©tait tombĂ© dâaccord avec les princes et seigneurs quâil avait vus, il avait fait choix de la ville de Metz, comme lieu de rĂ©union du Grand SĂ©nat de la RĂ©publique chrĂ©- tienne, bien que les souverains allemands eussent penchĂ© pour Cologne ; mais ceux-ci avaient fini par adopter Metz, scion le dĂ©sir du roi. Henri embrassa son officier pour cette bonne nouvelle, et lui donna un congĂ© de plusieurs jours pour se remettre de ses fatigues de voyage et voir les siens. â Maintenant, sâĂ©cria le roi, l'Ćil rayonnant, tous les obstacles sont aplanis, le terrain est prĂ©parĂ©, lâEurope at- tend... Vienne lâoccasion prĂ©vue, et nous fondons lâavenir ! Marcel se hĂąta dâaller visiter sa mĂšre, lâabbesse et le sei- gneur de Glignancourt, que la goutte retenait toujours au manoir. Gargantua, lui, malgrĂ© la soixantaine, continuait Ă grossir ; il narguait goutte et infirmitĂ©s, en lampant et en mĂąchant avec plus dâardeur que jamais. Le chevalier du Bosc, que Marcel vit aussi, commençait Ă se faire vieux le chagrin dâavoir perdu son Alice le minait lentement. Il nâavait plus dâespoir, et ne rĂ©pondait quâen h i&. Digitized by Google 398 Lâabbesse de Montmartre soupirant aux paroles de Marcel, qui affectait toujours la mĂŽme confiance. Comme notre officier, aprĂšs avoir quittĂ© le conseiller au Parlement, revenait Ă Montmartre, il vit accourir au-devant de lui Michel, tout empressĂ© et joyeux. â Quây a-t-il ? demanda Marcel. â Madame lâabbesse vous attend avec impatience. â Quoi de si pressĂ©, mon ami? â Une lettre ! â Une lettre de qui ? â Des nouvelles de mademoiselle Alice. Il nâen fallut pas davantage. Marcel courut comme un fou, vola par le cloĂźtre et gravit les escaliers quatre Ă quatre. Il tomba plutĂŽt quâil nâentra dans la cellule de lâabbesse. â Une lettre dâAlice? demanda-t-il, tout tremblant dâĂ©motion. â IlĂ©las! non, rĂ©pondit Marie en souriant, mais dâune personne charitable et bien contrite, qui sait oĂč se trouve votre fiancĂ©e et qui est prĂȘte Ă vous le dire. â Le nom de cette personne charitable? â Madame Henriette dâEntragues. Marcel recula comme si on lui eĂ»t montrĂ© un aspic. Cette femme ne lui produisait plus lâeffet que dâun serpent veni- meux, dont elle avait les allures, le regard et les instincts perfides. ' Mais Marie tendait une lettre Ă Marcel. â Lisez, mon ami ! lui dit-elle de sa voix si douce. Lâofficier des gardes ne dĂ©plia lâĂ©crit quâĂ contre-cĆur et se mit Ă lire, le front plissĂ© par le doute et la rĂ©pugnance. A mesure quâil avançait dans la lecture, la contraction de scs sourcils disparut, ses traits prirent une expression moins mĂ©fiante, et bientĂŽt la compassion et lâespĂ©rance sâ-y montrĂšrent. â Il serait possible ! sâĂ©cria-t-il. Ah ! je lui pardonnerais tout. Digilized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 309 La marquise de Yerneuil Ă©crivait Ă lâabbesse quâayant passĂ© plusieurs mois dans cette sainte maison de Beau- mont-lĂšs-Tours, oĂč Marie de Beauvi Hiers avait laissĂ© de si bons et Ă©difiants souvenirs, la grĂące lâavait touchĂ©e, et que depuis lors elle ne songeait plus quâĂ son salut. Elle avait complĂštement dit adieu aux vanitĂ©s de ce monde, et loin de chercher Ă rentrer en cour, elle avait rĂ©sistĂ© Ă plusieurs invitations du roi. Bien quâelle eĂ»t quittĂ© le monastĂšre de Beaumont, et quâelle se fĂ»t retirĂ©eren sa terre de Verneuil, prĂšs Senlis, toutes ses journĂ©es Ă©taient consacrĂ©es Ă Dieu, Ă lâĂ©ducation de ses deux enfants, Ă de pieuses correspondances avec son directeur spirituel, ou Ă des entretiens avec lui, quand il venait la voir. Mais ce qui la tourmentait le plus dans sa vie de pĂ©ni- tence, câĂ©tait le remords que lui causait sa conduite passĂ©e envers M. Marcel de Fontaine. Elle ne cessait de verser des larmes amĂšres, en songeant aux odieuses persĂ©cutions quâelle avait exercĂ©es contre cet homme si courtois et si , gĂ©nĂ©reux. Il est vrai que la passion, la jalousie, lui avaient fait commettre ces indignitĂ©s. Son plus grand dĂ©sir Ă©tait dâavoir son pardon et de lui procurer enfin le bonheur quâil mĂ©ritait. * Quâil vienne, ainsi se terminait la lettre, et il saura de ma bouche oĂč se trouve Alice, sa fiancĂ©e. Mon directeur, le 1*. Daubigny, a consenti enfin Ă me faire connaĂźtre le monastĂšre oĂč elle est enfermĂ©e en Allemagne. Il mâa per- mis de lui rĂ©vĂ©ler le lieu... Alice a toujours refusĂ© de prendre le voile, et elle lui sera rendue. M. Daubigny n'a mis Ă Cette rĂ©vĂ©lation quâune seule condition, Ă laquelle je ne doute point que ne souscrive le coeur si haut placĂ© de M. de Fontaine. Veuillez, chĂšre et sainte dame, lui communiquer cette lettre dâune pauvre pĂ©cheresse repentie, qui se recom- Digitized by Google 300 LâABBESSE DE MONTMARTRE mande Ă vos priĂšres et vous demande Ă genoux votre bĂ©- nĂ©diction. Henriette dâEntragues. » Mademoiselle de Coman, qui vous portera la prĂ©sente et que je viens de prendre Ă mon service, parce quâelle a Ă©tĂ© novice jadis Ă ce mĂȘme couvent de Beaumont oĂč la grĂące divine est descendue sur moi, pourra donner quel- ques explications sur la route Ă suivre de Senlis au chĂąteau de Verncuil. » â Ainsi, dit lâabbesse Ă Marcel, vous allez vous rendre Ă son invitation? â Je pars immĂ©diatement, madame. â Il respire dans celte lettre un tel parfum de pieuse contrition et de sincĂ©ritĂ©, que je crois que, malgrĂ© le passĂ© de la marquise, vous pouvez y aller en toute confiance. La grĂące a vĂ©ritablement opĂ©rĂ© sur cette Ăąme mondaine. BĂ©ni soit le ciel ! Marcel se mit en route aussitĂŽt pour le chĂąteau de Ver- ncuil, aprĂšs avoir reçu de lâabbesse les explications sur la voie Ă prendre Ă partir de Senlis, explications transmises verbalement par mademoiselle de Coman. MalgrĂ© Tardent dĂ©sir quâil avait maintenant de revoir cette Henriette dâEntragues qui lui avait causĂ© tant de mal, malgrĂ© lâespoir qui lâanimait en songeant quâil allait enfin avoir des nouvelles positives dâAlice, Marcel ne put se dĂ©- fendre dâune pĂ©uible Ă©motion, en apercevant sur une hau- teur, entre la forĂȘt de HalattĂ© et lâĂŒise, le chĂąteau de Ver- neuil habitĂ© par lâancienne favorite de Henri IV. Etait-ce un avertissement? Ou disait que de vastes et sombres souterrains sâĂ©ten- daient sous ce chĂąteau... Marcel aurait-il peur? Peur de quoi ? Dâune violence contre sa personne !... 11 mit le sentiment dâapprĂ©hension quâil venait dâĂ©prou- Digiiized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE SOI ver sur le compte de ces souterrains dont il avait entendu parler, et nâĂ©peronna que plus vivement son cheval. Les cĆurs courageux ne sont quâaiguillonnĂ©s par le dan- ger, quand un danger de la nature de ceux auxquels pen- sait Marcel, vient Ă se montrer devant eux. Il avait sa dague et son Ă©pĂ©e... U saurait se dĂ©fendre. DĂ©s que Marcel eut franchi le pont-levis du chĂąteau de Verneuil et quâil se fut nommĂ©, les serviteurs sâempres- sĂšrent autour de lâofficier des gardes, et bientĂŽt on lâintro- duisit auprĂšs de la marquise. Elle Ă©tait dans son oratoire... Ni lit de repos cette fois, ni parfums enivrants, ni aucun de ces objets charmants et mondains qui pussent faire pen- ser que la femme qui attendait lĂ voulĂ»t, comme autrefois, exercer sur son visiteur quelque influence prĂ©disposante dont ses charmes personnels eussent ensuite accompli le triomphe. Tout Ă©tait sĂ©vĂšre et sombre dans cette piĂšce prie-Dieu, christ dâivoire sur un crucifix noir, tentures, chaises et table sur laquelle on voyait ce quâil fallait pour Ă©crire. Henriette elle-mĂȘme avait des vĂȘtements dâune coupe rigide et de couleur presque lugubre. Un voile noir couvrait sa tĂȘte et son front, et venait se croiser sur sa poitrine, quâil cachait entiĂšrement sous ses plis Ă©pais. On ne lui voyait mĂȘme pas les boucles de sa chevelure chĂąlain-clair. Une ample pĂšlerine dĂ©guisait sa taille ordinairement si gracieuse. La marquise avait le maintien grave et rĂ©servĂ©. Silencieusement elle montra un siĂšge Ă Marcel. â Merci Ă vous, dit-elle dâun ton triste et doux, merci Ă vous dâĂȘtre venu. Jâosais Ă peine lâespĂ©rer. â Voire lettre, madame, balbutia lâofficier, les senli- ments pieux que vous y exprimez, mâont dĂ©terminĂ©. â Jâai besoin de votre pardon, monsieur. â Il vous est tout acquis. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE iO> â Ne vous pressez pas trop de le prononcer, murmura- t-elĂźe avec un soupir. Il y a une condition aux rĂ©vĂ©lations que mâa permis de vous faire mon directeur, le pcre Dau- bigny, relativement Ă votre iiancĂ©c. â Votre lettre en parle, madame. â Et si vous ne consentiez Ă souscrire Ă cette condi- tion... Ah! mon cĆur se serre rien quâen songeant que votre refus me dĂ©fendrait de vous dire quel lieu habite votre... votre Alice , et quâainsi je serais frustrĂ©e de ce pardon que jâimplore. Disant cela, elle avait aux yeux des larmes qui finirent par dĂ©border et couler en abondance sur ses joues. Soit par suite de ses peines, soit par l'effet de son voile noir, elle semblait avoir pĂąli depuis que Marcel ne lâavait vue. De plus, en prononçant ces mots votre Alice, la mar- quise avait frĂ©mi lĂ©gĂšrement, mais assez pour permettre Ă lâofficier de sâen apercevoir. â Ah ! reprit-elle en remarquant le mouvement de Mar- cel, qui la regardait avec apprĂ©hension. Ah ! nâayez nulle crainte... Toute passion est Ă©teinte en moi, et si je nâai pu mâempĂȘcher dâappuyer sur le nom de votre fiancĂ©e, ce nâest que lâeffet du souvenir de cet amour que je vous portais et qui me rendait si jalouse autrefois. Et comme pour montrer Ă Marcel quâelle sacrifiait tout Ă Dieu, amour et souvenir, elle se leva lentement et alla se prosterner devant le christ dâivoire, son visage dans les mains. En la voyant prier avec tant de ferveur, Marcel se dit â Quâelle est changĂ©e !... Pauvre femme, elle ne songe plus quâĂ Dieu !... Et quand, par moments, lâesprit dâau- trefois se rĂ©veille, elle se rĂ©fugie dans le Seigneur... Elle mâaimait pourtant ! Quand elle se releva, son visage paraissait calme, son regard serein. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 303 â Parlons dâelle maintenant, dit la marquise en se ras- seyant. â Vous vous ĂȘtes engagĂ©e, madame, Ă mâindiquer le lieu oĂč elle sc trouve. â Vous nâignorez pas quâ Alice est entre les mains de la Compagnie de JĂ©sus ? â Je- ne le sais que trop, madame. â Vous savez aussi que, pour le but auquel tend la sainte SociĂ©tĂ©, câest-Ă -dire pour le triomphe de la foi, elle a besoin de grandes ressources. â On la dit effectivement avide de richesses... â Pour la plus grande gloire de Dieu, sâempressa de dĂ©clarer lâouaille des jĂ©suites. Lâofficier fit un geste qui signifiait quâil avait son opinion lĂ -dcssus. â Eh bien ! monsieur, reprit la marquise, en enlevant Alice Ă un monde pervers, et en voulant la dĂ©terminer Ă se vouer Ă Dieu dans une maison religieuse, le mobile de la Compagnie, indĂ©pendamment de lâĆuvre de salut quâelle avait en vue pour la jeune fille, Ă©tait dâhĂ©riter un jour de ses biens. , â Je sais cela, madame. â On avait appris quâAlice Ă©tait la fille du comte de FuenlĂšs et la niĂšce de monsieur Ligier de Clignaucourt, et comme telle leur unique hĂ©ritiĂšre. â Câest vrai, et le calcul Ă©tait juste. â Vous ĂȘtes, monsieur, le favori du roi, qui fera pour vous certainement encore plus quâil nâa fait. â Je ne demande rien de plus le roi mâa dĂ©jĂ comblĂ©. â Vous auriez tort. Si Alice vous est rendue, vous avez besoin pour elle, pour vous et pour vos enfants, dâune for- tune conforme Ă votre position. â Je me contenterai de ce que jâai. â Je suis heureuse de vous voir en ces dispositions, car Digitized by Google 304 L'ABBESSE DE MONTMARTRE elles vous faciliteront un sacrifice nĂ©cessaire, si vous voulez revoir votre fiancĂ©e. De nouveau, Henriette poussa un soupir, en ajoutant â En mĂŽme temps elles amĂšneront pour moi... le par- don. â Daignez vous expliquer, madame ! â Pour quâil me soit permis de rĂ©vĂ©ler le lieu oĂč lâon dĂ©tient votre fiancĂ©e, on exige que vous renonciez Ă lâhĂ©- ritage dâAlice. Marcel rĂ©flĂ©chit pendant quelques instants. â Je le ferais trĂšs-volontiers, dit-il, sâil ne sâagissait que de mâengager de ma personne ; mais je ne puis lier celle qui sera ma femme. â On ne demande que votre signature au bas de la dĂ©- claration. â Je doute que cela suffise, ma temme ne se trouvant pas engagĂ©e. â Pour nous cela suffit, sâĂ©cria vivement la marquise. Marcel se mit Ă la regarder. Les paroles Ă©chappĂ©es Ă Henriette venaient de lui inspirer un vague soupçon. Mais dĂ©jĂ celle-ci avait recomposĂ© son visage. Elle con- tinua â La Compagnie dont je suis lâorgane en ce moment, avec le dĂ©sir si ardent que jâai de vous rendre heureux et dâobtenir votre pardon, â ce qui seul mâa dĂ©terminĂ©e Ă sup- plier le pĂšre Daubigny, â la Compagtlie, monsieur, sâen rapportera entiĂšrement Ă votre loyautĂ©, pour que, le jour oĂč votre femme entrera en possession de ses hĂ©ritages, vous la portiez Ă vous permettre de remplir lâengagement pris aujourdâhui. Lâofficier hĂ©sitait. La marquise Ă©tait- elle sincĂšre ? Nâavait-elle aucune ar- riĂšre-pensĂ©e ? â Ah ! reprit-elle dâune voix Ă©mue, vous refusez le bon- heur que je vous avais prĂ©parĂ© avec tant- de peine. Songez Digitized by Google LâABBESSE DE MON TM AB THE 305 que jâai adjurĂ© mon directeur, le pĂšre Daubigny, que je me suis jetĂ©e Ă ses pieds, pour obtenir de lui quâil se contentĂąt de cette simple dĂ©claration signĂ©e de vous!... Que de larmes jâai rĂ©pandues avant de pouvoir le flĂ©chir!... Je me suis portĂ©e garante de votre loyautĂ©, et vous repoussez la seule voie qui vous est offerte pour revoir votre fiancĂ©e... A lâheure quâil est, elle pleure et gĂ©mit au loin... vous ap- pelant et vous conjurant de venir Ă son secours. â Madame ! sâĂ©cria Marcel, vous me dĂ©chirez le cĆur. â Le sien le sera bien plus, quand elle apprendra que vous avez refusĂ© tout moyen de lui venir en aide et de la tirer de la prison oĂč elle souffre. â OĂč est cet Ă©crit? demanda brusquement lâofficier. La marquise sâapprocha de la table et y prit un papier. â Lisez! lâengagement nâest que personnel. Vous pou- vez le signer en toute conscience. Marcel prit connaissance de la piĂšce. Elle ne contenait, en fait, que la dĂ©claration quâil renon- çait pour sa part Ă lâhĂ©ritage des FuentĂšs et des Clignan- court, avec la promesse de faire son possible pour que sa femme Alice consente Ă y renoncer, comme lui, en faveur de la SociĂ©tĂ© de JĂ©sus. â Vous nâavez quâĂ y apposer votre signature, dit la marquise, et aussitĂŽt, suivant la permission que mâa accor- dĂ©e M. Daubigny, je vous rĂ©vĂ©lerai la maison oĂč est retenue Alice. Marcel prit une plume, et signa. Si, pendant quâil mettait son paraphe sur cette feuille volante, il se fĂ»t retournĂ© brusquement vers Henriette dâEn- tragues, nul doute quâil nâeĂ»t immĂ©diatement dĂ©chirĂ© lâĂ©cri- eu mille morceaux, Ă la vue du sourire diabolique qui con- tractait les lĂšvres de la fausse dĂ©vote. â Et maintenant, fit-il, rendez la joie Ă mon Ăąme et dites-moi oĂč est Alice. 19 Digitized by Google 306 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Elle est, eu ce moment, au monastĂšre des CarmĂ©lites de Spandau. , â OĂč est ce lieu, madame? â Dans la margraviat de Braudebourg, sur la SprĂ©e. â On me la rendra? â Voici une lettre pour la supĂ©rieure. Le rĂ©vĂ©rend pĂšre Daubignv lâa Ă©crite de sa propre main. â Merci, madame, dit Marcel en glissant la lettre sous son pourpoint. Et veuillez assurer le pĂšre de toute ma re- connaissance jâoublierai tout le mal quâil a fait, pour ne plus songer quâĂ ce dernier acte de bĂ©niguitĂ©. Lâofficier des gardes prit congĂ© de la marquise, en la remerciant encore avec effusion. Ă peine fut-il sorti de lâoratoire, que la tenture dâune porte latĂ©rale se souleva et montrai a tĂȘte Ă la fois magis- trale et machiavĂ©lique du jĂ©suite Daubigny, Ă cĂŽty du front sourcilleux du duc d'Epernou. DerriĂšre eux se tenait humblement un frĂšre scolastique , jĂ©suite Ă vĆu simple, versĂ©, comme la plupart de ceux de sou degrĂ©, dans les lettres et les sciences. â Eh bien ! demanda la marquise, ai-je bien jouĂ© mon rĂŽle ? â Merveilleusement, mon entant ! rĂ©pondit le profĂšs en souriant. Eu vous Ă©coutant, je disais au duc que vous nâeus- siez pu parler mieux, si vous aviez fait pĂ©nitence toute votre vie. â Nâest-ce pas, mon pĂšre ? â Mais jâaurais voulu voir le maintien et le jeu. â Il y a Ă©tĂ© trompĂ©, tout diplomate du roi quâil est. Pourtant jâai failli me trahir un instant... mais j'ai aussitĂŽt rĂ©parĂ© la faute . â Par une pĂ©roraison pathĂ©tique. Je lâai trouvĂ©e tout simplement sublime. Mais oĂč est lâĂ©crit signĂ© ? Henriette montra le papier sur la table. Digitized by Google LâABBESSE UE MONTMARTRE 307 â Faites votre Ćuvre, commanda le profĂšs au frĂšre scolastique. Tandis que celui-ci sâasseyait sans mot dire Ă la table, et tirait de sa poche deux flacons et deux pinceaux, Daubigny reprit â Ces gens de guerre ne songent tout dâabord quâĂ la brusquerie et Ă la violence, comme si un esprit habile ne devait pas prĂ©alablement Ă©puiser les moyens dĂ©tournĂ©s et non compromettants... M. le duc ne voulait-il point ap- peler vos gens, marquise, pour saisir lâofficier et le jeter au fond des basses-fosses du chĂąteau? â Mais il nous eĂ»t perdus ! â Câest ce que je lui ai fait comprendre Ă voix basse. â Jâavais Ă©crit Ă madame .Marie de Beauvilliers ; sâil nâeĂ»t pas reparu, lâabbesse eĂ»t su Ă qui sâen prendre. â Est-ce fini ? demanda Daubigny au frĂšre assis Ă la table, et qui faisait lâoffice de scribe. â Jâai Ă©talĂ© le premier liquide avec le pinceau, rĂ©pondit le scolastique, et Ă mesure quâil sĂšche, lâĂ©criture sâefface... Voyez, mon pĂšre, il ne reste plus que quelques lettres. â Prenez garde Ă la signature 1 â Je lâai soigneusement recouverte dâun papier, mon pĂšre. â Ătalez le second liquide, dĂšs que tout aura disparu. â Je commence immĂ©diatement. Le scribe Ă©tendit, avec le second pinceau, le contenu de 1,âautre flacon sur la feuille redevenue blanche, et at- tendit. â Est-ce sec? demanda encore le profĂšs. â Pas encore, mon pĂšre. DâEpernon laissa Ă©chapper un mouvement dâimpatience. â Vous nâavez point la vertu des anges, monsieur le duc, lui dit le jĂ©suite en souriant. â Je le confesse je brĂ»le de porter la piĂšce au Lou- vre. Digitized by Google 308 LâABBESSE ĂE MONTMARTRE * â Attendez ;iu moins quâelle soit fabriquĂ©e. â Je suis prĂȘt, dĂ©clara le scribe en plongeaut une plume dans lâĂ©critoire. â Ayez soin, recommanda Daubigny, que celte seconde Ă©criture prenne bien la place de la premiĂšre, de maniĂšre Ă ce que la derniĂšre ligne se trouve naturellement au-dessus de la signature... Vous devez arriver juste ; il y a le mĂȘme nombre de lettres. Le jĂ©suite avait sorti un brouillon. li se mit Ă dicter Par les prĂ©sentes, Je mâengage envers Sa Grandesse de Boxas de Sando- val, duc de Lerme, ministre de Sa MajestĂ© TrĂšs-Catholique Philippe 111, roi de toutes les Espagnes, ainsi quâil a Ă©tĂ© convenu verbalement avec don Pedro-Henriquez d'Azevedo, comte de FuentĂšs, lors de mon dernier voyage dans le Mi- lanais pendant ce mois de fĂ©vrier 1610 ; A me rendre, dâici Ă un mois, en telle ville de la fron- tiĂšre quâil daignera mâindiquer ; A lâeffet dây donner par Ă©crit, Ă son reprĂ©sentant, tou- tes indications et explications touchant les grands projets du roi de France et la guerre quâil songe Ă entreprendre, ainsi que lâĂ©numĂ©ration des forces dâicelui et Je ses alliĂ©s, comme aussi sur leur marche pour lâentrĂ©e en cam- pagne ; En Ă©change de quoi, ledit reprĂ©sentant me remettra, en due forme, tant les titres de Grand dâEspagne que lâap- probation pour Alice, fille du comte de FuentĂšs, de con- tracter mariage avec moi, Marcel de Fontaine, le tout signĂ© par Sa MajestĂ© TrĂšs-Catholique et scellĂ© de son scel dâor. Fait Ă Paris, le 28 du mois de fĂ©vrier 1610. » Avant fini de dicter, le pĂšre Daubigny regarda par-des- sus lâĂ©paule du scolastique. â Bien, fit-il, la signature suit immĂ©diatement Marcel de Fontaine. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 309 â Donnez ! s'Ă©cria le fougueux dâEpernon, qui aussitĂŽt sâĂ©lança hors de lâoratoire. â Sâil en Ă©chappe cette fois, dit le jĂ©suite, câest quâil aura fait, comme on dit, un pacte avec le diable. â EspĂ©rons, rĂ©pliqua Henriette dâEntragues avec un mauvais sourire, que la hache qui a enlevĂ© si dextreinent la tĂȘte de Biron nâest point Ă©brĂ©chĂ©e. â Vous lui avez nommĂ©, marquise, le couvent oĂč est la fille. â Le mensonge est un pĂ©chĂ©, mon pĂšre je lui ai dit oĂč elle se trouve. â Ă1 ne lui servira de rien dâavoir appris que lâhĂ©ritiĂšre des FuentĂšs et des Clignancourt est enfermĂ©e dans le cou- vent des CarmĂ©lites de Spandau. â Cependant... si, contre toute probabilitĂ©, le roi lui faisait grĂące ? â Je cours Ă Paris, et immĂ©diatement je fais partir pour le Brandebourg mon lansquenet, Claude le Lorrain, qui parle aussi bien lâallemand que le français. Dans une lettre au pĂšre Geyser, le provincial de notre ordre dans la Saxe et la Marche, je lâavertis et le prie de faire transfĂ©rer la no- vice dans une autre maison. â A merveille ! Je nâaurai pas menti du moins, puisque je lui ai dĂ©clarĂ© quâen ce moment elle Ă©tait aux CarmĂ©lites. â Jâaime Ă vous revoir cette conscience scrupuleuse, mon enfant, dit en souriant le directeur jĂ©suite. Elle sâĂ©tait relĂąchĂ©e un peu... â Mâen voudriez-vous, mon pĂšre ? Nâai-je point usĂ© de toute mon influence sur lâesprit du roi, pour le rappel de la Compagnie? , â Aussi vous ai-je absoute. Il est des cas, ma fille... â Amen! rĂ©pondit lâancienne favorite avec un sourire Ăč la fois malin et bigot. Le lendemain, dans lâaprĂšs-midi, heureux et plein dâes- / Digitized by Google 310 L'ABBESSE DE MONTMARTRE pcir, Marcel gravissait lâescalier du Louvre qui menait Ă la grande galerie. Son dessein Ă©tait de prier le roi de lui accorder une pro- longation de congĂ©, afin de se rendre en Allemagne et dây chercher sa fiancĂ©e. Les gardes lui dirent que le roi venait de faire dĂ©fense Ă qui que ce fut de pĂ©nĂ©trer dans son cabinet Comme il se promenait dans la galerie, attendant que la dĂ©fense fĂ»t levĂ©e, le chevalier Castaignac lâaborda. â HĂ©! bonjour, lui dit-il, mon cher monsieur de Fon- taine. Vous me paraissez prĂ©occupĂ© ? â Câest vrai, monsieur. Je voulais parler Ă Sa MajestĂ© pour une affaire pressante, et sa porte est iuterdite. â Elle lâest mĂȘme pour ses conseillers ordinaires, mil- ladious ! Il nây a quâun instant, le secrĂ©taire dâEtat aux af- faires Ă©trangĂšres, M. de Villeroy, sâest prĂ©sentĂ©, et il sâest vu refuser lâentrĂ©e. â Sait-on avec qui est enfermĂ© le roi ? Avec M. de Sully, sans doute ? â Cornibieu ! non, fit la voix de Crillon qui venait de sâapprocher en sâappuyant sur le bras du protestant dâAu- bignĂ©, son vieil ami et Ă©ternel contradicteur. Câest le pĂšre Cotton qui le tient. Et il haussa les Ă©paules, le catholique Crillon. Il aimait sa religion, mais non ceux qui la compromettaient. â Mais voici le surintendant que jâaperçois se dirigeant de notre cĂŽtĂ©, son grand portefeuille sous Faisselle, reprit Crillon. La porte va sâouvrir Ă deux battants pour lui et son compagnon Villeroy. â On dirait quâil y a quelque grave nouvelle... fit ob- server dâAubignĂ©. Voyez comme ils paraissent animĂ©s dans leur entretien !... Câest peut-ĂȘtre encore votre pape, Crillon, qui fait des siennes. â Mon pape ! sâĂ©cria Crillon en lĂąchant aussitĂŽt le bras Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 314 du calviniste. Harnibieu! oui, câest mon pape, et je lâaime et le respecte, entendez-vous bien, M. dâAubignĂ© ! â MĂȘme quand il veut contrecarrer lesdesseins de votre roi, Crillon ? Ne vient-il pas dâenvoyer son nonce, pour protester contre les prĂ©paratifs de guerre ? â On le dit, mais la preuve? rĂ©pliqua de son air le plus bourru le dĂ©vouĂ© Crillon . â Et nâa-t-on pas recommencĂ© tout aussitĂŽt Ă Paris, dans vos Ă©glises, les prĂ©dications furibondes du temps delĂ Ligue? â Je nâentends la messe quâĂ la chapelle du Louvre. â A la NoĂ«l derniĂšre, le pĂšre Gonthier nâa-t-il pas tonnĂ© Ă Saiut-Gervais? â C'est un jĂ©suite. â Le capucin Basile ne lâest pas. Chaque jour, dans ses sermons Ă lâĂ©glise Saint-Jacqucs-de-la-Boucherie, ne vo- vnit-il pas des invectives contre lâĂ©iiit de Nantes, l'Etat et la personne du roi mĂȘme ? Henri est redevenu lâhĂ©rĂ©tique dâautrefois cela valait bien la peine de quitter notre prĂȘ- che pour votre messe ! Comme toujours quand il se sentait obligĂ© de se rendre Ă lâĂ©vidence, Crillon avait baissĂ© la tĂȘte et ne rĂ©pondait plus. Les deux amis rudoyeurs sâĂ©taient tournĂ© le dos, suivant lâhabitude. En ce moment, Sully, qui avait vu ^'interdire, comme les autres, la porte du cabinet royal, sâapprocha de Marcel et lui prit le bras. IV AU GRAND CHATELET. â Savez-vous la grande nouvelle? demanda le surin- tendant Ă Marcel. Digitized by Google 312 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Nou, monsieur le duc. Jâarrive. â Lâoccasion prĂ©vue par nous se prĂ©sente. Le duc de ClĂšves et de Juiiers est mort. â Il serait possible ! sâĂ©cria lâofficier, plein de joie. â Lâavis mâeu est parvenu il y a dix minutes, et je me rendais auprĂšs de Sa MajestĂ© pour le lui transmettre. â Ainsi, le prĂ©texte dâune intervention en Allemagne... â Va nous ĂȘtre donnĂ©. Lâempereur revendique la suc- cession. LĂ©opold dâAutriche, Ă©vĂȘque de Strasbourg, sâest dĂ©jĂ mis en marche avec ses troupes. â Et le comte palatin de Neubourg, ainsi que le margrave de Brandebourg, ses compĂ©titeurs ? â Câest le Palatin qui nous a Ă©crit il accepte le secours proposĂ© par le roi, Ă une condition pourtant. â Laquelle, monsieur le duc? â Ne voulant point se brouiller avec son cousin de Bran- debourg, Jean-Sigismond, avec lequel il sâĂ©tait entendu dâa- vance pour lâĂ©ventualitĂ©, il ne croit devoir invoquer le se- cours de Henri IV contre lâAutriche, que si le brandebour- geois y consent. â Eh bien? â Mais le margrave, comme vous le savez, a toujours fermĂ© lâoreille Ă nos ouvertures. â Que faire alors? â Aviser. Je songeais Ă vous pour vous envoyer dans le Brandebourg, auprĂšs du margrave Jean-Sigismond. â Jâaccepterai avec le plus vif empressement, sâĂ©cria Marcel, pour qui une pareille mission, dans le pays oĂč prĂ©ci- sĂ©ment il se proposait dâaller chercher sa fiancĂ©e, Ă©tait la plus heureuse des fortunes. â Je vais en parler au roi, et je ne doute point... Sully nâacheva pas. Le capitaine des gardes, M. de Praslin, venait dâaborder Marcel. â Monsieur, dit le capitaine, le roi mâordonne de vous mener en sa prĂ©sence. Digitized by Google L'A IJ HE SSE DE MONTMARTRE 313 â Me... mener en sa prĂ©sence? fit Marcel Ă©tonnĂ© de cette façon insolite dâĂȘtre appelĂ© par Henri IV. â Tel est lâordre de Sa MajestĂ©, rĂ©pliqua Praslin. â Je vous prĂ©cĂšde, mon ami, dit Sully Ă Marcel. â DĂ©solĂ© de mâopposer au dĂ©sir de monsieur le surin- tendant, fit le capitaine. Le roi a dĂ©fendu lâentrĂ©e de son cabinet, comme jâai dĂ©jĂ eu lâhonneur de le faire connaĂźtre Ă monsieur le duc. ĂtonnĂ©, Sully suivit des yeux Marcel qui, de son cĂŽtĂ©, Ă©tait fort surpris et sâinquiĂ©tait mĂȘme de la maniĂšre dont le capitaine des gardes le conduisait vers le roi. Praslin, au lieu de le prĂ©cĂ©der, lâavait fait marcher devant lui, presque comme un prisonnier. Dans lâantichambre, notre officier se croisa avec le pĂšre Cotton, qui sortait du cabinet de Henri IV, et qui lui ren- dit son salut avec un singulier sourire. Leroi marchait Ă grands pas dans sa chambre, un papier Ă la main. DĂšs quâil aperçut Marcel, Henri sâarrĂȘta brusquement et prit un de ces airs royaux quâil avait dans les circonstances graves. Dâun geste il congĂ©dia le capitaine des gardes, qui se re- tira, non sans interroger le roi du regard, et alla, sur un signe quâil comprit, se placer derriĂšre la porte, lâĂ©pĂ©e Ă la main. Henri IV fixa sur son officier favori un regard perçant, et lui dit lentement, en accentuant chacune de ses paroles â Cette fois, mon fils, je nâai pas voulu agir et vous con- damner sans vous entendre. StupĂ©fait dâun pareil accueil, Marcel fut plusieurs in- stants sans pouvoir parler. Le roi ne le tutoyait plus, et ces mots mon fils , il ne les avait pas prononcĂ©s de la maniĂšre habituelle ; il y avait mis je ne sais quel ton Ăącre et amer. â Sire, balbutia lâofficier, ces paroles... il 19. Digitized by Google 314 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Connaissez-vous cette signature? demanda Henri dâun ton sec, en montrant du doigt le paraphe de Marcel sur une feuille de papier, pliĂ©e en deux juste au-dessus de ce pa- raphe. â Câest la mienne, rĂ©pondit lâofficier. â Vous lâavouez ! â Quel est cet Ă©crit, Sire? â Un acte infĂąme... votre condamnation. â InfĂąme condamnation ! rĂ©pĂ©ta Marcel au comble de la surprise. Il rougissait et pĂąlissait tour Ă tour. Lâaccent du roi, ses soupçons ou plutĂŽt la conviction quâil paraissait avoir de quelque crime odieux, sans que Marcel pĂ»t sâexpliquer de quelle nature Ă©tait ce crime dont on lâac- cusait, et comment sa signature se trouvait au bas dâun acte qualifiĂ© dâinfĂąme, tout cela le troublait et le boule- versait. , . Henri lâavait observĂ© en silence. Il fut trompĂ© sur la nature des sentiments qui agitaient lâĂąme de Marcel, et crut que ce grand trouble nâĂ©tait, chez son perfide officier, que lâeffet de la confusion de voir son forfait dĂ©couvert. â Malheureux! tonna le roi, tout vous coudamne, votre signature, votre visage, votre Ă©moi... Praslin ! Le capitaine des gardes apparut aussitĂŽt, lâĂ©pĂ©e nue. â ExĂ©cutez mes ordres ! lui cria le roi en se dirigeant brusquement vers une porte latĂ©rale. â Sire ! implora Marcel, daignez mâĂ©couter, pour lâamour de Dieu, et ayez confiance en ma sincĂ©ritĂ©. â Je ne vous ai que trop Ă©coutĂ©, rĂ©pondit rudement le monarque, et ma confiance nâa Ă©tĂ© que trop aveugle... Monsieur de Praslin, emmenez cet homme ! A. ces mots, Henri disparut. â Votre Ă©pĂ©e ! dit le capitaine des gardes. Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 315 9 â La voici, monsieur ! rĂ©pondit Marcel tranquillement. Elle servit toujours loyalement Sa MajestĂ©. â Suivez-moi ! â OĂč me conduisez-vous aujourdâhui , car deux fois dĂ©jĂ je suis sorti innocent de la Bastille et de la Tour du Palais? â Dans les cachots du Grand-ChĂątelet. Marcel frissonna. Il connaissait par ouĂŻ-dire les horribles cabanons de cette lugubre prison. Les gardes furent bientĂŽt devant la vieille tour fĂ©odale, dâune pierre si dure, disent les historiens, que le pic, en trois heures, nâen pouvait lever lâĂ©paisseur du poing. » On fit entrer Marcel dans la sombre geĂŽle, dont les murs suintaient lâhumiditĂ©, avant-goĂ»t des affreux cachots sou - terrains. LĂ , aprĂšs avoir inscrit son nom sur un registre, on lui demanda cinq sous pour son entrĂ©e il nâĂ©tait que simple chevalier. Les gentilshommes dâun rang plus Ă©levĂ© payaient de 20 sous Ă 10 livres, les autres personnes de 8 Ă 12 de- niers, sauf les juifs auxquels on demandait 11 sous. â Vous aurez Ă payer, en outre, dit le geĂŽlier, un de nier par nnit. Ces simples mots glacĂšrent dâeffroi notre officier. Il savait quels Ă©taient les usages du Grand-ChĂątelet, et nâignorait point que lĂ© prix du triste logement de ses di- I verses prisons Ă©tait proportionnĂ© au degrĂ© dâhorreur du lieu. Il y avait dix-huit sortps de prisons dans les bĂątiments du Grand -ChĂątelet, reconstruits par Charles V. Dix dâentre elles Ă©taient supportables, puisque les lits y Ă©taient payĂ©s plus cher. CâĂ©taient les ChaĂźnes, Beauvoir, La Motte, La Salle, les Boucheries, Beaumont, la GriĂšche j Beauvais, Barbarie et Gloriette. Les prisonniers y payaient Digitized by Google 316 LâABBESSE DE MONTMARTRE lâhospitalitĂ©, par nuit, 4 deniers pour un lit, et 2 deniers pour la place. Quant aux autres prisons, oĂč lâon Ă©tait logĂ© pour un de- nier seulement, le nom de plusieurs en donnait une af- freuse idĂ©e. Il y avait la Gourdaine, le Berceau, V Entre-deux-Huis, la Fosse, le Puits, les Oubliettes... AprĂšs les Oubliettes, que pouvait-il y avoir de plus ? DĂ©jĂ , dans la Fosse, on Ă©tait obligĂ© de descendre les prisonniers par une ouverture pratiquĂ©e Ă la voĂ»te du sou- terrain, comme on descend un seau dans un puits. CâĂ©tait peu de chose encore , en comparaison de la Chausse dâHypocras. Dans celle-ci, le captif avait les pieds dans lâeau, et ne pouvait se tenir ni debout ni couchĂ©. La forme du cachot Ă©tait celle dâun cĂŽne renversĂ©. Ordinairement le patient y mourait aprĂšs quinze jours de dĂ©tention. Mais il y avait pis ! On ne murmurait qu'avec Ă©pouvante le nom de lâef- froyable lieu quâon avait baptisĂ© Fin d'aise... Quel nom ! Il Ă©tait plein dâordures, de bĂȘtes immondes et de rep- tiles... un cloaque hideux ! Pierre Gobert, un malheureux calviniste, quâon y avait jetĂ© sous le rĂšgne de Henri II, y chanta pourtant des psaumes... mais il ne chanta que trois jours, dit-on ! VoilĂ quel Ă©tait le luxe de pĂ©nalitĂ© dĂ©ployĂ© par nos pĂšres! Et il en est qui exaltent ce bon vieux temps !... CâĂ©tait donc dans un des cachots de la seconde catĂ©go- rie dont nous venons de faire la sinistre Ă©numĂ©ration quâon allait plonger Marcel. On ne lui demandait quâun denier par nuit !... â Ah ! se dit-il en passant devant la Chambre criminelle , puisse le Seigneur Ă©clairer mes juges je nâai plus que cet espoir. Il y avait Ă la cour du ChĂątelet quatre sections lâAu- Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 317 , -V dience du parc civil, celle du PrĂ©sidial, la Chambre du con- seil, la Chambre criminelle. La cour Ă©tait prĂ©sidĂ©e par le prĂ©vĂŽt, le lieutenant civil et le chevalier du guet; elle se composait, en outre, de cinquante-cinq conseillers et de dix conseillers honoraires. Le ChĂątelet avait, comme le Par- lement, sa Basoche de clercs. Marcel respira quand il vit sâouvrir devant lui une des moins horribles prisons de la seconde classe, la Gour- daine. Toutefois, Ă cĂŽtĂ© dâelle, la chambre quâil avait occupĂ©e Ă la Bastille pouvait passer pour un boudoir. Il se vit dans un cabanon de quelques pieds carrĂ©s, pres- que sans jour, humide, sentant le remugle gravĂ©olent et plein de miasmes morbifiques. Le cachot Ă©tait en partie au-dessous du sol de la cour. Point de meubles. Pour lit, une botte de paille ; une cru- che prĂšs de la paille ; dans un coin, un baquet. Que doit-ce ĂȘtre plus bas? pensa-t-il en frissonnant. 11 passa dans cette chambre infecte deux jours entiers, sans voir dâautre figure que celle du grossier porte-clefs qui lui apportait une soupe fĂ©tide et un morceau de pain noir. Dans la matinĂ©e du troisiĂšme, quand les verroux eurent glissĂ© avec leur bruit habituel, la porte sâouvrit, et une blanche apparition, comme celle dâun ange du ciel, lui fit pousser une exclamation de joie. C'Ă©tait lâabbesse Marie de Beauvilliers ! Se jeter Ă ses pieds, lui prendre les mains, les baiser avec transport, fut pour Marcel lâaffaire dâun instant. â Avant tout, dit-elle, sortons dâici, mon ami ! On y Ă©touffe. â La libertĂ© ! sâĂ©cria lâofficier des gardes. â Non, hĂ©las ! Mais espĂ©rez ! â Vous avez vu le roi? â Pas encore je nâai pu arriver jusquâĂ lui. â Il me croit coupable cette pensĂ©e est pour moi plus Digitized by Google 318 LâABBESSE DE MONTMARTRE insupportable encore que le sĂ©jour de cet affreux cachot. â Venez ! dit-elle en rentralnant. Elle avait obtenu du prĂ©vĂŽt siĂ©geant au ChĂątelet quâon transfĂ©rĂąt Marcel dans une des prisons les moins incom- modes, dans celle de Beauvoir. Il y avait du moins lĂ un lit, une table, deux chaises. Quand ils y furent tous les deux, Marie apprit Ă Marcel* quâelle uâavait pu voir, au Louvre, que le chancelier de Sillery. â Mais comment se fait-il, demanda-t-elle, que votre signature se trouve au bas de cette piĂšce, qui constitue un vĂ©ritable acte de haute trahison ? â Un acte de haute trahison ! sâĂ©cria Marcel. Câest dĂ©jĂ lĂ ce que mâont fait comprendre les paroles du roi. â La chose nâest que trop rĂ©elle. D'aprĂšs ce que me dit monsieur le chancelier, en Ă©change du titre de Grand dâEs- pagne et de la main dâAlice, vous vous engagez, par cet acte, Ă communiquer au ministre de Philippe III tous les secrets de votre souverain. â Mais câest infĂąme ! Je nâai jamais rien signĂ© de sem- blable. â LâĂ©crit est datĂ© du 28 fĂ©vrier, et nous sommes au 4 mars. â Câest incomprĂ©hensible! Mon esprit sây perd. â Voyons! rappelez vos souvenirs. Nâauriez-vous pas, ce jour-lĂ , signĂ© quelque chose? Vous Ă©tiez allĂ© au chĂąteau de Verneuil. Une subite lueur Ă©claira lâesprit de Marcel. Il se frappa le front, en sâĂ©criant â Jâai signĂ©, en effet... un Ă©crit, une simple dĂ©clara- tion. â Dans quel but ? â Mais ce serait horrible!... Cette femme serait un dĂ©- mon vomi par lâenfer. â Qui ? Henriette dâEntragues ? Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 319 Marcel raconta alors Ă lâabbesse ce quâau nom de la Compagnie de JĂ©sus la marquise avait exigĂ© de lui, pour prix de la rĂ©vĂ©lation promise et de la mise en libertĂ© dâAlice. Marie leva silencieusement les yeux au ciel, comme pour protester, au nom de la sainte foi catholique, contre le monstrueux abus que faisaient de la religion de JĂ©sus ceux qui prĂ©tendaient en ĂȘtre les plus zĂ©lĂ©s dĂ©fenseurs. Puis elle sâĂ©cria â Nul doute, il y a eu manigance perfide par des moyens de science condamnables. â AssurĂ©ment... Ab! les misĂ©rables! â Jâirai voir la maçquise de Verneuil, dit avec rĂ©solu- tion lâabbesse Marie, en se levant. â Vous vous commettriez avec cette infernalfe crĂ©ature? â Il faut vous sauver... A bientĂŽt, Marcel! Deux heures aprĂšs le dĂ©part de la digne bĂ©nĂ©dictine, un conseiller de la cour, assistĂ© dâun greffier, vint pro- cĂ©der Ă un premier interrogatoire de Marcel, qui , suivant la coutume, dut jurer sur lâĂvangile de dire la vĂ©ritĂ©. Celui-ci rĂ©pondit nettement Ă toutes les questions, et raconta au magistrat, ainsi quâil venait de le faire Ă lâab- besse de Montmartre, ce qui sâĂ©tait passĂ© entre lui et la marquise au chĂąteau de Verneuil. Il ajouta quâil ne pouvait expliquer la prĂ©sence de sa signature au bas dâun Ă©crit, quâil dĂ©savouait du reste de toutes les forces de son Ăąme, que pr quelque opĂ©ration aussi condamnable quâhabile. Tout se borna cette fois Ă de simples questions et rĂ©- ponses, qui furent rĂ©digĂ©es par le greffier. Lâinstruction dâune alfaire criminelle ne marchait alors habituellement quâavec une grande lenteur, Ă moins que le roi, comme dans le procĂšs de Biron, nâeĂ»t ordonnĂ© fie faire diligence. Digitized by Google u 320 L'ABBESSE DE MONTMARTRE Quinze jours sâĂ©coulĂšrent, au bout desquels seulement on revint donner suite Ă lâinformation. On commença alors Ă se livrer Ă des interrogations cap- tieuses, tournant et retournant lâaccusĂ© dans tous les sçns, suivant lâexpression des auteurs du temps. Pendant huit jours on fatigua ainsi le prĂ©venu. Marcel Ă©tait excĂ©dĂ©, accablĂ©; il en avait la fiĂšvre, les tempes lui battaient. Comme il n'avait pu rien avouer, on lâavertit que la semaine suivante on le soumettrait Ă la question prĂ©para- toire. On ajouta quâon la lui infligerait indiciis manentibus , câest-Ă -dire que, les indices Ă©tant rĂ©servĂ©s, le silence mĂȘme de lâaccusĂ© ne pouvait empĂȘcher toutes sortes de condamnations. CâĂ©tait horrible dâavance il Ă©tait condamnĂ©, quâil avouĂąt ou quâil nâavouĂąt pas. Le jour dit, on le mena dans la chambre aux tortures. Le tourmenteur et ses aides se trouvaient lĂ , avec les brodequins et leurs coins, ainsi quâavec les outres pour la question par lâeau. CâĂ©taient lĂ habituellement les seuls moyens employĂ©s Ă Paris. Lâeau Ă©tait pour gonfler outre mesure le corps de lâaccusĂ©. Par les brodequins, on lui Ă©crasait lentement les jambes. Mais, pour effrayer le prĂ©veuu et le dĂ©terminer Ă faire des aveux ou des rĂ©vĂ©lations, on affectait parfois de lui mon- trer dâautres instruments de supplice en usage dans les divers prĂ©sidiaux du royaume. Devant Marcel, les questionnaires semblaient prĂ©parer les tenailles, au moyen desquelles on suspendait par les ongles ou lâon Ă©crasait les doigts, comme Ă Rouen et Ă Dieppe ; Digitized by GoogI LâABBESSE DE MONTMARTRE 321 Les lames de fer quâon introduisait entre les ongles et la chair, comme Ă Metz; Lâestrapade qui disloquait les os, comme Ă Besançon. Les mĂšches soufrĂ©es quâon allumait entre les doigts des mnins et des pieds, comme Ă Lyon; Lâhuile bouillante quâon distillait sur les jambes Ă travers de grandes bottes poreuses, qui parfois prenaient feu et dĂ©voraient les membres, comme Ă Autun. Enfin, il y avait la poire dâangoisse, lâescabeau de bois taillĂ© en pointe de diamant qui rappelait le pal, les osse- lets, le lit de fer sous lequel on mettait le feu. Puis le frontal, les escarpins, tout un arsenal dâengins, plus effrayants ou raffinĂ©s les uns que les autres. Sur un fourneau, on faisait rougir les ceps... â Dieu ait merci de mon Ăąme, et la benoĂźte Vierge ! murmura-t-il. Seigneur, assistez-moi! Le juge lui dit alors que, par grĂąces de Sa MajestĂ©, on ne lui appliquerait que la question ordinaire et sans rĂ©- serve; quâ a insi on le renverrait libre, sâil nâavouait rien, aprĂšs avoir purgĂ© les indices qui avaient motivĂ© sa pour- suite. â Il s'est souvenu du passĂ©, pensa Marcel, mais il ne me laisse pas moins torturer. Et le luxe dâapprĂȘts quâon dĂ©ployait devant lui semblait indiquer assez quâon voulait ses aveux, et quâon ne le tiendrait pas quitte Ă bon marchĂ©. On le fit approcher de lâaffreux chevalet. Le bourreau prĂ©parait les brodequins, le juge se dispo- sait Ă interroger, le greffier Ă Ă©crire les rĂ©ponses. » Une sueur froide commençait Ă mouiller les tempes de lâinfortunĂ© Marcel... Tout Ă coup la porte de la salle sâouvrit, et le prĂ©vĂŽt en personne parut, un papier Ă la main, en criant â ArrĂȘtez!... Ordre du roil Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 3M DerriĂšre le prĂ©vĂŽt sâĂ©taient prĂ©cipitĂ©s dans ce lieu fu- nĂšbre Gros-Michel et Gargantua. Marcel fut bientĂŽt dans les bras du premier, et de ceux- ci passa dans les bras du capitaine, qui le pressa contre son Ă©paisse poitrine de SilĂšne. â Quâon mette monsieur en libertĂ© ! ordonna le magis- trat suprĂȘme du ChĂątelet. â Au Louvre ! lui dit Michel, tandis que de la geĂŽle, oĂč sâĂ©tait faite la levĂ©e de lâĂ©crou, Marcel et ses amis pĂ©- nĂ©traient dans le passage Ă©troit , obscur et humide qui conduisait la rue Saint-Denis. â Le dois-je, mon Dieu? rĂ©pondit lâofficier. Lâair de la / cour est funeste Ă respirer. â Un des carrosses du roi nous attend dans la rue Saint-Denis. Câest lui qui nous a amenĂ©s. â Ah ! mein Gott , que câest choli, ce garrosse, soupira Gargantua, et guâon y est pien assis! On entraĂźna Marcel vers le lourd, mais brillant vĂ©hicule, qui roula vers le chĂąteau. Henri IV ne put cette fois que tendre la main Ă son offi- cier chĂ©ri, tant il Ă©tait suffoquĂ© par les pleurs. Il lâattira contre son cĆur, au milieu des sanglots. Marie de Beauvilliers Ă©tait lĂ , souriante et heureuse. Marcel, qui ne doutait point que câĂ©tait Ă elle quâil devait son salut, la remercia avec transport. Il est temps de raconter comment lâabbesse Ă©tait par- venue Ă le sauver, et pourquoi lâĂ©vĂ©nement avait Ă©tĂ© tant retardĂ©. DĂšs le lendemain de sa visite Ă Marcel, dans le cachot de la Gourdaine, Marie Ă©tait montĂ©e sur une mule, pour se rendre, en compagnie de Michel, au chĂąteau de Ver-, neuil. Maislle nây rencontra plus la marquise, et on ne put ou lâon ne voulut pas lui dire oĂč elle trouverait lâancienne favorite. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 32 3 La pauvre abbesse alla jusquâĂ Beaumont- lĂšs-Tours, croyant que Henriette dâEntragues sây Ă©tait retirĂ©e. Mais celle-ci nâĂ©tait pas plus Ă Beaumont quâĂ Verneuil. Bevenue Ă Paris, lâinfatigable bĂ©nĂ©dictine courut encore au Louvre plusieurs jours de suite, sans pouvoir obtenir une audience du roi. Une semaine se passa encore elle Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©e. Depuis prĂšs dâun mois Marcel se trouvait au ChĂątelet, et elle connaissait les horreurs de la question. Enfin, le ciel la servit par lâentremise du frĂšre Corne, le pieux et loyal novice des jĂ©suites. FrĂšre CĂŽme Ă©tait venu Ă Montmartre, pour rendre visite Ă Gargantua et Ă Michel. Ce dernier lui parla de ses peines et de ses transes rela- tivement Ă lâofficier des gardes, ajoutant que, pour par- venir Ă le sauver, lâabbesse et lui avaient en vain cherchĂ© partout la marquise do Verneuil. â Mais elle est Ă la maison de la Compagnie, prĂšs de la Porte Saint-Antoine, avait rĂ©pondu aussitĂŽt frĂšre CĂŽrne. Et Michel de courir au cloĂźtre et de donner cette nou- velle Ă lâabbesse. Celle-ci se rendit immĂ©diatement avec le pĂątre et Gar- gantua Ă la porte Saint-Antoine et se fit introduire auprĂšs de Henriette dâEntragues. Elle Ă©clata en vifs reproches contre la marquise, qui avait indubitablement, disait-elle, commis un acte odieux de perfidie en falsifiant la piĂšce^ignĂ©e par Marcel. Mais en vain voulut-elle provoquer dans lâĂ ine de lâar- tificieuse Henriette quelque remords de sa conduite indigne et de l'hypocrisie avec laquelle elle lui avait Ă©crit, en se couvrant du manteau de la religion et en affectant une contrition si loin de son cĆur. La marquise protesta quâelle ignorait absolument ce quâon loi voulait. Elle convint, il est vrai, quâelle avait fait signer Ă Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE m M. Marcel de Fontaine la dĂ©claration relative aux biens dâAlice, tuais quâelle avait religieusement remis cette piĂšce entre les mains du P. Daubigny. Quant au reste, elle ne savait rien, ajouta-t-elle. â Eh bien! madame, soyez bonne et charitable, lui dit dâun ton suppliant Marie de Beauvilliers. Donnez-moi par Ă©crit une attestation comme quoi M. de Fontaine nâa signĂ© et nâa jamais cru signer que cet Ă©crit, et nul autre, en votre prĂ©sence, et je vous bĂ©nirai... Dans toutes mes priĂšres jâappellerai Sur vous les faveurs du ciel, je vous le promets. â Je ne puis, madame, rĂ©pondit encore hypocritement la marquise. Je ne puis rien Ă©crire de semblable avant dâavoir consultĂ© mon directeur spirituel ; et, pour le mo- ment, il est absent. â Mais le temps presse. A lâheure quâil est, on met peut-ĂȘtre cet infortunĂ© Ă la torture. Henriette dâĂntragues ne put sâempĂȘcher de tressaillir, mais lâabbesse ne sâen aperçut pas. â Songez quâun innocent souffre et va pĂ©rir, reprit Marie, les yeux pleins de larmes. Serez- vous impitoyable? â Je ne puis tracer des lignes qui pourraient compro- mettre lâOrdre auquel appartient mon directeur, rĂ©pondit la marquise froidement inflexible. â Venez alors au Louvre avec moi. Vous direz au roi... On eĂ»t montrĂ© le ciel ouvert Ă lâex-favorite, que son cĆur orgueilleux nâeĂ»t pas Ă©tĂ© plus vivement impressionnĂ© que par la perspective dâĂȘtre reçu par le roi. Elle avait menti dans sa lettre Ă lâabbesse, quand elle avait dit quâelle avait rĂ©sistĂ© Ă plusieurs invitations de Henri. Celui-ci paraissait lâavoir oubliĂ©e totalement, et ne lui avait jamais fait dâouvertures depuis la conspiration des dâEntragues. Revoir le roi! câĂ©tait lĂ son plus ardent dĂ©sir. Digitized by Google L'ABBESSE DE M J N T M A B T H E i25 Elle espĂ©rait reconquĂ©rir en quelques instants son empire dâautrefois, et trĂŽner de nouveau Ă cĂŽtĂ© de la reine. Maintenant que tout espoir Ă©tait perdu dâapprocher du trĂŽne dâune autre maniĂšre, elle se contentait de cette posi- tion secondaire, qui avait lait si longtemps son triomphe. â Quelques oeillades, pensait-elle, et il sera de nouveau Ă mes pieds! â Nous irions au Louvre? sâĂ©cria-t-elle, lâĆil en feu. Vous me feriez parler au roi? â Je lâespĂšre. Ăcrivez quelques mots, dites au roi que vous avez des rĂ©vĂ©lations Ă lui faire concernant monsieur de Fontaine, que vous savez innocent, et je ne doute pas que les portes ne sâouvrent devant nous. AussitĂŽt lâambitieuse Henriette prit du papier, et Ă©crivit ce que dĂ©sirait lâabbesse. Celle-ci lui fit mettre surtout que Marcel Ă©tait innocent. La marquise se couvrit le visage de son loup, et lâon se rendit au Louvre. Comme lâavait prĂ©vu Marie, le billet tendant Ă rĂ©habi- liter lâofficier dans lâesprit de Henri IV fit admettre aussitĂŽt les deux dames. Non-seulement le roi devait ajouter foi Ă la dĂ©claration dâune femme quâil savait lâennemie jurĂ©e de Marcel, mais dâun autre cĂŽtĂ© le BĂ©arnais se sentait intĂ©rieurement heu- reux de revoir celle quâil avait si longtemps aimĂ©e, et qui venait Ă lui sous un prĂ©texte lĂ©gitime et charitable. Henri avait Ă©loignĂ© tout le monde. Lâancienne favorite commença Ă se jeter Ă ses pieds, en fondant en larmes. Elle fut relevĂ©e avec bontĂ©, et sentit avec joie que la main du roi, en saisissant la sienne, avait frĂ©mi. â Il est Ă moi, pensa-t-elle. â Vous mâĂ©crivez, chĂšre marquise, dit vivement le roi, que monsieur Marcel de Fontaine est innocent. Mon cĆur en serait bien heureux... Les preuves? Digitized by Google 326 LâABBESSE DE MONTMARTRE Elle ne pouvait se rĂ©tracter, et fit connaĂźtre Ă Henri IV ce que nous savons. Le roi sonna immĂ©diatement. â Quâon aille dans mon carrosse mĂȘme chercher mon- sieur de Fontaine!... Voici lâordre de mise en libertĂ©! â Sire, dit Marie, il y a dans la cour deux braves cĆurs que vous rendriez bien heureux, si vous les chargiez de porter cette bonne nouvelle au prisonnier. â Ventre-saint-gris! vous avez raison, madame. Câest, je gage, mon gros capitaine Gargantua-SilĂšne, avec le fidĂšle pĂątre de Pailhat... Monsieur de Vitry, vous les en- verrez dans mon carrosse. Il Ă©tait tout joyeux, le bon Henri, de savoir Marcel inno- cent. â Le roi se mit Ă causer avec la marquise, qui bientĂŽt joua de la prunelle si bel et si bien, minauda si merveilleu- sement, eut de si adorables sourires, que le vert-galant oublia son caprice nouveau, la belle Charlotte de Montmo- rency, princesse de CondĂ©. Marie observait avec inquiĂ©tude les manĆuvres de lâan- cienne favorite. Elle redoutait avec raison que le retour en faveur de Henriette dâEulragues, toute dĂ©vouĂ©e aux jĂ©suites, ne dĂ©- tournĂąt le roi de ses grands projets, Ă la veille dâĂȘtre ac- complis, et ne lây fĂźt mĂȘme renoncer tout Ă fait. DĂ©jĂ le BĂ©arnais, malgrĂ© la prĂ©sence de lâabbesse, se laissait aller aux vieux penchants de son cĆur. Il soupirait, prenait les mains de la marquise, les bai- sait... En peu plus, et il allait tomber Ă ses pieds. â Sire! dit alors dâune voix grave Marie de Beauvilliers, est-ce le moment de vous livrer Ă de semblables Ă©bats... et en ma prĂ©sence ? Songez Ă vos desseins et Ă la grande tĂąche que vous allez entreprendre, plutĂŽt quâĂ ces frivo- litĂ©s. Vous nâavez que trop perdu dâannĂ©es aux pieds de cette dame. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 327 Henri tressailli, et se leva brusquement. Ces paroles sĂ©vĂšres, prononcĂ©es par une personne si dĂ©- vouĂ©e, lâavaient rappelĂ© Ă lui. â Madame, dit-il Ă la marquise et de son^ geste royal la congĂ©diant poliment, madame, il me reste Ă vous remercier de votre bienveillante intervention en faveur du gentil- homme que j'aime, et de la franchise que vous y avez mise. Je ne lâoublierai point, et quand vous aurez une grĂące Ă me demander, veuillez me lâĂ©crire. Henriette dâEntragues se retira, blĂȘme de colĂšre, en lan- çant Ă lâabbesse et au roi un regard foudroyant. Ce regard Ă©tait comme une menace de mort... Un quart dâheure aprĂšs, Marcel entrait dans le cabinet du roi. Lâabbesse sâĂ©tant retirĂ©e bientĂŽt pour retourner Ă Mont- martre, Sully et le chancelier Sillery furent mandĂ©s par Henri IV. Il y eut une confĂ©rence dâune heure sur lâaffaire de ClĂšves et de Juliers. On Ă©tait embarrassĂ©. En vain avait-on expĂ©diĂ© au mar- grave de Brandebourg, Jean-Sigismond, un envoyĂ© pour le dĂ©terminer Ă consentir, avec le palatin de Neubourg, Ă lâintervention de la France, et Ă appeler Henri IV Ă leur secours. Le margrave avait rĂ©sistĂ©. Quoique protestant, il avait malheureusement souffert encore dans ses Etats les mem- bres de la Compagnie de JĂ©sus, et ceux-ci agissaient secrĂš- tement sur lui, on ne savait trop comment. Il les dĂ©testait, et pourtant il les tolĂ©rait. Comment faire? La fin de lâhiver approchait, et il fallait profiter du printemps pour commencer la campagne. â Sire, jây songe, dit tout Ă coup Marcel. Le capitaine Gargantua est du Brandeboug. Peut-ĂȘtre a-t-il encore des relations avec son pays. Si je le consultais... ^ â Au fait, oui, rĂ©pliqua le BĂ©arnais. LâĂąne de Buridan , Digitized by Google 8 LâABBI'.SSE DE MONTMARTRE pour autre chose que lâavoine, Ă©tait peut-ĂȘtre de bon con- seil... Va le voir, mon fils. Marcel trouva le capitaine dans la cour du Louvre, oĂč sa bonne face et sa grosse bedaine faisaient les dĂ©lices des pages et des laquais. Il parla au reĂźlre brandebourgcois de son pays et de son margrave, lui demandant si par hasard il nâavait pas quel- que avis Ă lui donner sur la maniĂšre dont on pourrait sous- traire Jean-Sigismoud Ă lâinfluence des jĂ©suites, et le dĂ©ci. der Ă se tourner vers Henri IV. â Oh ! oh ! fit Gargantua en se grattant lâoreille. Che ne savrebas, moi... . â RĂ©flĂ©chissez bien, capitaine! Pour le gros retire, rĂ©flĂ©chir câĂ©tait une difficile besogne. Il aurait mieux valu lui demander dâaccomplir les travaux dâHercule. Gargantua plongea lentement la main dans la poche de ses larges braies, et en sortit non moins gravement une bougette de peau avec un instrument singulier, composĂ© dâun roseau et dâune espĂšce de creuset en terre cuite, dont Marcel ne connaissait pas l'usage. Le reĂźtre se mit Ă extraire de la bougette une sorte dâherbe brune, sĂ©chĂ©e et hachĂ©e menue, quâil fourra dans le creuset avec le pouce et lâindex. â Quâest-ce que cela? demanda Marcel. â Câest pon, ça... ça tonne tes itĂ©es. â Cette herbe!... vous voulez rire. â Che ne ris bas du dut, moi. Disant cela, Gargantua prit Ă©galement dans sa poche de lâamadou et un briquet, quâil battit. â Quâallez-vous donc faire, capitaine? demanda encore lâofficier, dont la curiositĂ© Ă©tait Ă©veillĂ©e partout ce manĂšge. â Vumer te la nigodiane, mon bedit. â Fumer de la nicotiane! ... Mais je croyais quâon ne la Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 329 prenait quâen poudre, comme jadis la reine Catherine de MĂ©dicis. â Oh ! les femmes, ils ne salent chaĂźnais gomment ou se sert des ponnes joses. On sait que le tabac avait Ă©tĂ© introduit en France par Jean Nicot, ambassadeur du Portugal, qui avait fait cadeau dâune petite quantitĂ© en poudre Ă Catherine de MĂ©dicis. A cette double circonstance il dut dâĂȘtre primitivement dĂ©si- gnĂ© chez nous sous les noms de nicotiane et d'herbe Ă la reine. On lâappela aussi herbe du grand- prieur, parce quâun prince de la maison de Lorraine, qui Ă©tait grand-prieur de Fi ance, contribua beaucoup Ă le mettre Ă la mode. Le mot de tabac, qui vient des rouleaux tabaccos, ne prĂ©valut que beaucoup plus tard. Au commencement du seiziĂšme siĂšcle, les Espagnols introduisirent en France la coutume de fumer la nicotiane, soit en feuilles roulĂ©es, soit dans des pipes. Mais le tabac ne devint dâun usage gĂ©nĂ©rai que cinquante ans plus tard. â Eh bien ! capitaine, les idĂ©es viennent-elles? demanda Marcel, qui voyait les grosses joues du relire se gonfler et ses lĂšvres Ă©paisses lancer la fumĂ©e autour de lui, Ă la grande joie des pages, qui se le montraient du doigt. â Dut ducement, rognonna Gargantua en continuant dâexhaler ses bouffĂ©es. â Voyons!... le roi attend. â Eh pien ! guâil addende châavre pieu addendu un mois, bur avoir votre mise en liperdĂ© Et Gargantua fuma de plus belle. â Oh!... ah!... oh!... fit-il tout Ă coup, en levant un doigt dans lâair comme un magot de la Chine. â Quâest-ce? demanda Marcel. â la, ia... der Teufel ! câest pien ça... ta, ia. â Quâavez-vous donc, capitaine ? % ^ U 20 Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE Ml V LA MAISON DU PONT NOTRE-DAME. Du sachet que le capitaine Gargantua venait dâextraire de son pourpoint avec tant de prĂ©caution, il tira un objet gros comme une fĂšve, mais tout brillant. Tenant cet objet aussi dĂ©licatement que ce fĂ»t possible Ă ses gros doigts, qui ressemblaient Ă de petits saucissons de Francfort, il le fit miroiter au soleil. â Voyez-vus? demanda-t-il en clignant de lâĆil. â On dirait un pur parangon !... Il a des reflets merveil- leux des Ă©tincelles semblent en jaillir. â Câest un vrai tiamant, mon bedit Marcel ! â Un diamant ! DâoĂč tenez-vous cet admirable joyau ? â ĂhlfoilĂ ... Mais laissez-moi tâapord direr guelgues pouffĂ©es. Buis, che vus ragonderai le bedit histoire. â Une histoire comme celle de votre femme du Bran- debourg ? â Ah ! bauvre Gretehen !... Câest burdant elle qui mâa valu ce tiamant. â Voyons lâhistoire, en ce cas! Gargantua reprit la narration du cachot et de la pen- daison de lâaimable bourreau de Turin, Matteo Ruffio, au point oĂč il lâavait laissĂ©e Ă Pont-de-Beauvoisin, quand les spasmes de lâindigestion lâavaient pris aprĂšs son imprudente goinfrade. â Et ce diamant, sâĂ©cria Marcel, est celui des margraves de Brandebourg ? â Auguel ils denaient gomme Ă la brunelle de leurs yeux, avre tit lâIdalien... ia, ia. â Mais en ce cas, on pourra... Digitized by Google 332 I/ABBESSE DE MONTMARTRE â Ia,ia... buisgue lâIdalien tu tiable il niâavre titgue le magraf tonnerait che ne savre guui poitr le ravoir. â Mais votre idĂ©e est admirable, capitaine. â Oh ! châen avre quelguefois gomme ça, guand... â Vous ne les rĂ©vĂ©lez pas souvent. â Guand un gamarade mây aide un beu, dit modeste- ment le reĂźtre en achevant sa phrase. â Un camarade ? â la, ia... du bays. Châavre chobinĂ© hier avec luiauga- baret du Feau-qui-dĂȘte, devant le ChĂądelet, oĂč debuis un mois che puvais chaque soir, en vus addendant. â Et que vous disait ce camarade ? â Un cbeune reĂźtre... pien chentil il avre bayĂ© cinq bintes de fin... Il arrife du bays. â Comment enfin ce jeune reĂźtre du Brandebourg vous a-t-il aidĂ© Ă avoir cette idĂ©e mirifique? â VoilĂ le margraf, il nâaime bas les cbĂ©suites, mais gomme ils lui ont bromis de ravoir ce peau tiamant de sa gouronne, il les audorise Ă resder au bays. â A merveille ! nous lui permettrons de se passer et de se dĂ©barrasser dâeux... Je ne suis Ă©tonnĂ© que dâune chose câest de la grossiĂšretĂ© du moyen pour se maintenir, de la part dâesprits aussi fĂ©conds que les jĂ©suites. â la, ia... Et mĂŽme gue, dans le bays, on groit que ce sont les chĂ©suites qui embĂȘchent le margraf de se meddre avec Henri Quadre. Marcel nâavait pas besoin dâen entendre davantage. Il gravit rapidement le grand escalier, et courut au cabinet du roi, oĂč se trouvaient encore Sully et Sillery. â Sire, sâĂ©cria-t-il tout joyeux, envovez-moi dans le Brandebourg. Je rĂ©ussirai. â Tu as donc un talisman ? demanda Henri en voyant la confiance peinte sur le visage de lâofficier. â Un talisman, câest le mot. Gargantua le possĂšde. Je vbus rapporterai la rĂ©ponse voulue. . â Va, mon fils, brĂ»le le pavĂ© ! Mes postes sont Ă ton Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 333 service. Quant Ă moi, je vais commencer Ă concentrer mes armĂ©es, et, ventre-saint-gris ! dĂšs que tu mâauras rapportĂ© le consentement du margrave, je tirerai lâĂ©pĂ©e comme Ă Coutras, Ă Fontaine-Française et Ă Ivrv. â Faut-il partir ce soir mĂȘme ? Marcel songeait Ă Alice, sa fiancĂ©e. â Demain matin, dit le roi. Je vais expĂ©dier Ă l'heure mĂȘme un coureur de mes Ă©curies, pour te faire prĂ©parer les relais jusquâĂ la frontiĂšre, afin que tu ne perdes pas une minute en route... Combien de chevaux? â JâemmĂšne le capitaine Gargantua et Michel. Quatre chevaux ne seront pas de trop, en cas dâaccident entre deux relais. â Dont un des plus robustes^ pour notre Ă©norme reĂźtre. On y veillera. Les postes, Ă©bauchĂ©es seulement par Louis XI, avaient reçu une organisation plus parfaite de Henri IV, et des itinĂ©raires rĂ©guliers âą avaient Ă©tĂ© Ă©tablis de ville en ville jusquâaux principaux points de chaque frontiĂšre. MĂȘme- dans tous les bourgs et bourgades, suivant lâĂ©dit de 1597, on avait créé des relais et des maistres particuliers pour chacune traite et journĂ©e. » Comme Marcel traversait la galerie, chacun lui demanda pourquoi il avait lâair si heureux, la mine si riante, aprĂšs avoir passĂ© un mois au Grand-ChĂątelet. Le chevalier de Castaignac se montrait un des plus em pressĂ©s. â HĂ© ! cadĂ©dis, dit notre Gascon, jamais je ne vous vis aussi souriant et Ă©panoui. Quelle bonne aubaine vous trans- forme de la sorte, mon cher .monsieur de Fontaine? â Câest que je pars pour lâAllemagne, et je suis heureux pour deux raisons. â Lesquelles, sâil vous plaĂźt? â Dâabord parce que je suis sĂ»r dây rĂ©ussir pour le ser- vice du roi, ensuite... / Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 3 . 1 $ â Ensuite? HĂ© ! inilladious, Ă votre front qui rougit, e gage quâil y a quelque amour sous jeu. â Comme vous le dites, mon cher monsieur de Cas taignac. â Ah! lâAllemagne! soupira le cadet... LâAllemagne est un vrai pays de cocagne, dit-on, pour les femmes et âą lâamour. â Vous ĂȘtes ingrat envers la France, rĂ©pliqua Marcel, rendu de bonne humeur par lâespĂ©rance aux rĂȘves dâor. â Que non, mordious ! mais on mâa assurĂ© que ce pays Ă©tait couvert de sentimentales baronnes, et que de riches veuves douairiĂšres y raffolaient surtout de nous autres Français... â Quand ils ont bonne mine et le coeur bien nĂ©, ajouta en riant lâheureux Marcel. Le cadet nâĂ©tait plus quâun grison, mais il nâĂ©tait pas moins restĂ© godelureau et fort satisfait de lui-mĂȘme, comme par le passĂ©, bien quâil nâeĂ»t jamais eu Ă se flatter du nombre de ses aventures galantes, ou de leur succĂšs. NĂ©anmoins, aux malignes paroles de lâofficier des gardes, il se rengorgea comme un paon qui fait la joue. La main fiĂšrement posĂ©e sur la coquille de sa coliche- inarde, se tortillant la moustache sous son long nez en harmonie avec ses jambes, il se cambra majestueusement et repartit avec un air superbe. â HĂ© 1 inilladious, si le chevalier de Castaignac parais- sait en Allemagne, je gage que toutes les dames rendraient hommage Ă sa belle prestance et lui demanderaient lâau- mĂŽne de son cĆur... En noble paladin et chevalier, je leur octroierais un courtois retour. â Pourquoi nâiriez-vous pas avec moi? demanda Marcel en plaisantant. Mais le cadet de Gascogne prit la balle au bond, et sâĂ©cria avec empressement â Vous le permettez !... Tope ! je suis des vĂŽtres... A Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 335 â SĂ©rieusement, vous voudriez... â De ce pas je cours le demander au reyot, du moment que vous y consentez. Le roi ne refusa point, et Marcel se dit quâil avait bien fait de parler Ă Henri de quatre chevaux pour le voyage. Notre officier profita du reste de la journĂ©e pour aller faire ses adieux et rĂ©veiller lâespoir au cĆur du vieux che- valier du Bosc. Lâabbesse, en lui faisant ses recommandations, lui remit un flacon. â Câest un antidote souverain, dit-elle, contre maint poison. Jâen suis toujours pourvue ici, ajouta-t-elle avec un soupir. â Vous craindriez donc, madame, quâon essayĂąt... â HĂ©las ! il est des gens capables de tout ; mĂȘme lâhabit religieux, comme vous le savez, recouvre des Ăąmes crimi- nelles. Souvenez-vous de votre mĂšre Jeanne qui, un jour, but du poison que lâon me destinait. Le lendemain, au moment oĂč Marcel allait se mettre en route avec ses trois compagnons, un petit embarras, suscitĂ© par Gargantua, retarda le dĂ©part de quelques heures. Le relire, Ă cause de son embonpoint devenu vraiment phĂ©nomĂ©nal, ne pouvait plus mettre spn casque et encore moins sa cuirasse. En vain essaya-t-on de le persuader de se passer de ces piĂšces dâannure, puisquâon nâallait pas en guerre on ne put lui faire entendre raison. â No, no, criait-il Ă tue-tĂšte,je suis un retire, der Teufel! et un relire doit avoir un gasque et une guirasse. Il fallut se rendre avec lui Ă lâArsenal, mais il fut impos- sible dây trouver une cuirasse qui allĂąt Ă sa corpulence. Un casque du rĂšgne de Philippe-Auguste le coiffa passa- blement encore la tĂȘte de Gargantua nâavait pas augmentĂ© de volume dans la mĂȘme proportion que le corps. Comme lâenfant du Brandebourg tenait absolument Ăą Digitized by Google 336 L'ABBESSE DE MONTMARTRE reparaĂźtre convenablement dans son pays, et quâil voulait mordicus que son torse prĂ©cieux fĂ»t, Ă la façon des reĂźtres, bardĂ© de 1er, on exhuma de la poussiĂšre qui la couvrait une cotte de mailles du temps de la premiĂšre croisade, et ayant dĂ» servir Ă quelque colosse normand de lâĂ©poque. Laissons nos quatre compagnons sortir de Paris, pour gagner la frontiĂšre dâAllemagne, et voyons si, malgrĂ© les relais de poste prĂ©parĂ©s Ă lâavance par le coureur des Ă©curies du roi, quelque personnage suspect ne les a point dĂ©jĂ prĂ©cĂ©dĂ©s de plusieurs heures dans la direction du pays dâoutre-Rhin. En sortant du Louvre, la marquise de Verneuil, ayant remis son loup sur son visage, avait regagnĂ© en toute bĂąte, au trot prĂ©cipitĂ© de sa mule, la maison des JĂ©suites prĂšs de la porte Saint-Antoine. Elle avait la rage au coeur, et ses lĂšvres ne murmuraient que des paroles de haine et dâabominables menaces de mort. â Le pĂšre Daubigny est-il dans sa cellule ? demanda- t-elle rapidement au frĂšre CĂŽme, quâelle trouva dans la cour du GesĂč, disant son chapelet. â Madame la marquise, rĂ©pondit humblement le novice, le rĂ©vĂ©rend pĂšre est sorti. â Jour de Dieu ! il faut pourtant que je lui parle, sâĂ©cria-t-elle en frappant du pied le pavĂ©, sur lequel elle venait de sâĂ©lancer lĂ©gĂšrement. â Si madame veut permettre que je la conduise, elle le verra bientĂŽt. â OĂč est-il? Je veux le voir, nâimporte oĂč. â Il mâa chargĂ© dâattendre madame, et de la mener auprĂšs de lui. â Que ne le disiez-vous donc ! reprit Henriette en se re- mettant aussitĂŽt en selle. Marchons ! FrĂšre CĂŽme, prĂ©cĂ©dant la marquise, la fit redescendre la rue Saint-Antoine et, par les ruelles qui entouraient Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 317 lâHĂŽtel de ville, gagna la rue Planche-Mibray et le pont Notre-Dame, sur lequel il sâarrĂȘta devant la mĂȘme maison oĂč sâest dĂ©jĂ passĂ©e une scĂšne de notre rĂ©cit. LĂ , le novice frappa trois coups dâune certaine façon. BientĂŽt un petit guichet sâouvrit, et le visage tout ridĂ© dâune septuagĂ©naire se montra pour demander â Qui est lĂ ? â Ouvrez, dame Brigitte, rĂ©pondit frĂšre CĂŽme. â Un verrou glissa dans ses crampons, et la porte tourna sur ses gonds pour livrer passage Ă la marquise et Ă son conducteur. La mule avait Ă©tĂ© attachĂ©e par le novice Ă lâanneau de la maison voisine, qui Ă©tait un cabaret, et re- commandĂ©e au maĂźtre du lieu. Henriette dâEntragucs, ayant retirĂ© son loup, fut intro- duite dans la piĂšce Ă la trappe que nous connaissons, et oĂč lâattendait Daubigny. Le novice, restĂ© dans lâanti- chambre, se remit dĂ©votement Ă Ă©grener son rosaire. â Pourquoi vous trouvĂ©-je dans ce sombre logis, mon pĂšre? demanda vivement la marquise. â Parce que dĂ©sormais, pour nos rĂ©unions, il faut prendre les plus grandes prĂ©cautions, et que les allĂ©es et soupçons GesĂč de diverses gens pourraient Ă©veiller des venues au dont il faut se gardar. â Vous ĂȘtes prudent, mon pĂšre. â La prudence est la mĂšre de la sĂ»retĂ©. â Mais elle nuit Ă la rapiditĂ© de lâexĂ©cution. â Celle-ci ne sera que mieux prĂ©parĂ©e... Il faut, du reste, au moment oĂč nos plans vont entrer dans une voie nouvelle, puisquâ au lieu de nâavoir en vue que des per- sonnages secondaires, câest au chef lui-mĂȘme que les cir- constances nous obligent Ă nous attaquer; il faut, dis-je, avoir le plus grand soin, en cas de succĂšs mĂȘme, quâon ne puisse incriminer notre Ordre... â Je comprends, mon pĂšre, sâĂ©cria la marquise avec Digitized by Google LâA BRESSE PE MONTMARTRE â.ss une joie diabolique, et je suis aise quâenfin vous son- giez Ă ... â La Compagnie doit rester complĂštement en dehors; il faut quâelle puisse, au besoin, me renier et condamner mon acte... Jâai dâavance fait le sacrifice de uiavieetde mon nom, pour la gloire de Dieu et de son Ăglise. â Ainsi, câest dĂ©cidĂ©? demanda Henriette dâEntragues en serrant 1rs dents. â Vous y mettez une ardeur, mon enfant!... Vos yeux lancent des flammes. Que vous est-il arrivĂ©? La marquise confessa au profĂšs la fausse dĂ©marche quâelle avait faite auprĂšs du roi, croyant ressaisir le sceptre de sa domination. â Dans lâintĂ©rĂȘt de lâĂglise et de votre Ordre, sâem- pressa-t-elle dâajouter. â Et vous ayez fait mettre en libertĂ© cet odieux aven- turier? â HĂ©las! mon pĂšre, pardonnez-moi le but Ă©tait saint... Mais sans doute vous attendez ici une autre personne que moi? â Jâattends le due dâĂpernon. Je suis mĂȘme impatient de ne point le voir arriver, il est temps de combiner tout pour la rĂ©ussite. â Avez-vous appris du nouveau? â A mesure que nous approchons du printemps, les signes se multiplient. Loin de tenir compte des remon- trances du Saiut-PĂšre, et de renoncer Ă la guerre, le BĂ©ar- nais sây prĂ©pare plus que jamais. De plus, il a travaillĂ© toute lâEurope par ses agents. â Les princes protestants dâAllemagne... â Avant tout. 1 a mĂȘme attirĂ© Ă lui des souverains catholiques, le duc de Savoie en tĂȘte. â Comment savez-vous cela, mon pĂšre? â Notre sainte milice nâest-elle pas rĂ©pandue en tous lieux, et nâa-t-elle pas su conserver ses positions par tous Digitized by Google 1/ AD b KS SE DE MONT MA DIRE 339 les moyens possibles, mĂȘme Ă certaines cours luthĂ©riennes? Câest grĂące Ă nous que le margrave de Brandebourg a rĂ©- sistĂ© jusquâĂ prĂ©sent aux sollicitations les plus pressantes. Mais... â Vous craignez quâil ne Unisse par cĂ©der? â Le stratagĂšme employĂ© pour le maintenir dans sa rĂ©solution est si grossier ! Mais nous n'avons pas toujours le choix des moyens. â Et quel est ce stratagĂšme ? â Un beau diamant de la couronne des margraves a Ă©tĂ© volĂ© il y a bien des annĂ©es, du temps du grand-pĂšre de Jean Sigismond. Les deux successeurs de lâaĂŻeul lâont toujours regrettĂ©, et Dieu sait Ă quelles recherches ils se sont livrĂ©s pour le dĂ©couvrir. â Sans pouvoir y parvenir ? â Le voleur, un Italien du nom dâĂngelo Oneste... â Ange HonnĂȘte ! joli nom pour un larron ! â Ne put jamais ĂȘtre retrouvĂ©. â Et les rĂ©vĂ©rends pĂšres du Brandebourg... â Ont su caresser la manie des margraves, en promet- tant quâils finiraient par connaĂźtre le voleur et ravoir le diamant, grĂące Ă leurs relations multipliĂ©es et aux ramifi- cations de notre puissante sociĂ©tĂ©. On entendit en ce moment le signal des trois coups Ă la porte de la maison. » â Câest sans doute le due, dit le profĂšs. Quelques minutes aprĂšs, la vieille vint annoncer quâun inconnu, disant venir du Louvre, se prĂ©sentait de la part de M. Toncot. Daubigny ordonna de faire entrer lâinconnu. â M. Toncot? demanda la marquise Ă©tonnĂ©e. â Un personnage de la cour, insinua Daubigny avec un sourire. â Je nây connais personne de ce nom, mon pĂšre. â Les anagrammes ne sont-ils pas de mode ? â Je cherche en vain, dit Henriette en rĂ©flĂ©chissant. Digitized by Google 340 LâABBESSE DE MONTMAKTRE Le jĂ©suite se pencha k sou oreille et lui souffla un nom. â Ah ! fort bien, murmura la marquise. H y a du nouveau, mon enfant, et quelque chose de fort grave, pour quâun pareil message mâarrive. Un grand gaillard fut introduit. Une lettre du padre, dit-il avec un accent italien prononcĂ©. â Vous appartenez k la maison de M. Concini? demanda le profĂšs en dĂ©cachetant la missive. â Si, signora. Je me nomme Risaccazza. Daubigny lut, et, k mesure quâil avançait daus la lec- ture, son front se plissait. â Dites au pĂšre, recommanda-t-il Ă Risaccazza quand il eut terminĂ©, que jâai pris bonne note de ses avertisse- ments. LâenvoyĂ© italien se retira en saluant. , â La lecture de celte lettre a assombri votre front, mon pĂšre, fit observer la marquise. Lisez, ma fille, et dites si ces nouvelles ne sont pas de la plus haute gravitĂ©. Comme elle allait prendre connaissance de la missive, le duc dâĂpernon ouvrit la porte. â Vous arrivez bien, duc, lui dit le profĂšs. Ecoutez ce quâon mâĂ©crit. Henriette dâEnlragues lut k haute voix. Le billet de monsieur Toncot annonçait que le roi, aprĂšs avoir reçu avis de la mort du duc de ClĂšves et de Juliers, allait saisir lâk-propos de la compĂ©tition rela- tivement k lâhĂ©ritage princier, pour intervenir en Alle- magne et commencer la guerre contre la maison dâAutriche. On envoyait lâofficier des gardes, Marcel de Fontaine, sorti des "prisons du ChĂątelet, vers le margrave de Brandebourg... â OĂč le damnĂ© chenapan, interrompit Daubigny en grinçant des dents, trouverait peut-ĂȘtre la fille, bien que Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 34 » le lansquenet, revenu hier, lâait fait changer de monas- tĂšre... Mais jây songe... Il appela frĂšre CĂŽme et lui ordonna de courir Ă la taverne du Pot d'Ă©tain, et dâen ramener immĂ©diatement le lans- quenet Claude le Lorrain. â Allez-vous le renvoyer en Allemagne, mon pĂšre? demanda Henriette. â Sans aucun retard... il faut que ce maudit aventurier pĂ©risse avant d'arriver Ă Brandebourg. â La chose sera peut-ĂȘtre difficile, car monsieur Toncot ajoute que lâofficier des gardes part avec trois valeureux compagnons, le capitaine Gargantua, maĂźtre Michel le gĂ©ant et le chevalier de Castaignac. â Nous sĂšmerons la route dâembĂ»ches. Il sera impos- sible quâil Ă©chappe Ă toutes. â Ne nĂ©eligez rien, dit vivement la marquise. Non- seulement il peut retrouver sa fiancĂ©e... â Et le double hĂ©ritage nous Ă©chapperait. â Mais encore, reprit Henriette, dâaprĂšs ce quâĂ©crit monsieur Toncot , cet officier de malheur a dĂ©clarĂ© au roi quâil Ă©tait sĂ»r de rĂ©ussir auprĂšs du margrave, quâil avait un talisman certain. â Un talisman ! sâĂ©cria dâĂpernon. â Ce sont les propres paroles prononcĂ©es par cet in- trigant. Monsieur Toncot termine en disant quâil a tout Ă©coutĂ© derriĂšre une portiĂšre, sur les marches de lâescalier secret. Le roi avait avec lui, dans son cabinet, Sully et Sillery. â Eh bien ! quâen dites-vous, monsieur le duc? demauda le pĂšre ĂŒaubigny. â Je dis quâil nây a plus Ă hĂ©siter, sâĂ©cria dâĂpernon avec emportement, et que, suivant vos propres paroles, il est temps de mettre la volontĂ© du roi dans lâimpossibilitĂ© dâagir. » Lâancienne favorite de Henri IV ne se trompa point sur U 9 bonne rĂ©compense, que l'homme, aprĂšs sâĂȘtre bien fait prier, consentit enfin Ă se risquer. Les chevaux furent tirĂ©s dans la barque, non sans se cabrer et hennir dâinquiĂ©tude. Le batelier sâassit Ă lâarriĂšre du bachot, et avec sa gaffe poussa le petit bĂątiment au large. Puis, dĂ©posant la gaffe Ă sa droite, il saisit la godille, aviron qui sert Ă manĆuvrer Ă la poupe, et dirigea lâem- barcation. Il eut besoin de toutes ses forces et de toute son habiletĂ© pour lutter contre le torrent, et ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ© ou tournoyer. DĂ©jĂ on Ă©tait au milieu de la riviĂšre, et nos amis regar- daient vers la rive opposĂ©e, lorsque tout Ă coup, aprĂšs sâĂȘtre baissĂ© un instant, le batelier bondit hors de la barque, sauta dans le batelet, coupa lestement lâamarre; puis, avec la gaffe quâil avait saisie, il poussa fortement le bachot et se dirigea sur lâĂźle. Michel fut le premier qui sâaperçut que le bateau sur lequel ils se trouvaient allait un peu Ă la dĂ©rive. En mĂȘme temps, un bruit sourd et un clapotement frap- pĂšrent ses oreilles. Il se retourna. Une exclamation dâeffroi sâĂ©chappa de sa bouche. Par un large trou dans le fond plat, derriĂšre un rable solive qui traverse le fond, lâeau jaillissait Ă gros bouil- lons. Le cri de Michel ayant averti du danger ses compagnons, tous se prĂ©cipitĂšrent vers la voie dâeau, tandis que le per- fide batelier faisait force de rames pour sâapprocher de lâĂźle. DĂ©jĂ ils avaient de lâeau jusquâĂ la cheville. En vain essaya-t-on de boucher le trou avec la couver- ture dâun des chevaux. â Nous enfonçons ! cria Michel, qui sâĂ©tait redressĂ©. En effet, la barque, devenue immobile, coulait Ă foud len- tement 22 . Digitized by Google 370 L'ABBESSE DE MONTMARTRE â Der Teufel ! hurla le reĂźtre, en montrant le poing an batelier. Du me le bayeras, doi ! Et tirant un de ses pistolets des arçons, il le fourra entre sa poitrine et la cotte de mailles, pour quâil ne fĂ»t pas mouillĂ©. â Ah ! le Franciscain ! ajouta Michel en apercevant, de son cĂŽtĂ©, sur une Ă©minence, le froc brun et le capuchon du moine qui contemplait cette scĂšne. â Savez-vous nager ? demanda Marcel Ă Castaignac. â Un peu... bien peu, rĂ©pondit le Gascon tout pĂąle, quoiquâil se fĂ»t vantĂ© dâavoir pris un bain dĂ©licieux dans la Garonne inondant le chĂąteau de ses pĂšres. â Michel et moi, nous vous aiderons. â Mais moi, Der Teufel! châenvoncerai câhĂšdreunbeu lurd. On voit que, dans cette extrĂ©mitĂ©, chacun reconnais- sait ce quâil savait ĂȘtre la vĂ©ritĂ©. Le Gascon hâĂ©tait plus vantard, et le reĂźtre ne se disait plus si choli homme. â Doue, Ă la grĂące de Dieu ! dit encore Marcel. Aidons- nous de nos chevaux, et tĂąchons de gagner ce radeau de bois amarrĂ© au bord de la riviĂšre. La barque se dĂ©roba bientĂŽt sous les pieds des chevaux. ChargĂ©s de leurs cavaliers, ceux-ci se mirent Ă nager. Marcel fut le premier qui, en dirigeant bien sa monture, atteignit le radeau. U se cramponna k lâune des perches courbĂ©es eu ber- ceau qui servent k la manĆuvre de lâaviron, et sây hissa ; puis, faisant faire le tour du train de bois Ă lâintelligente bĂȘte, il lâaida k prendre pied sur la rive. Michel et Castaignac avaient imitĂ© lâexemple, et se virent bientĂŽt Ă cĂŽtĂ© de lâofficier des gardes. Restait le malheureux Gargantua. Son cheval Ă©tait, comme lui, plus lourd que les autres. Aussi nâobĂ©it-il pas Ă u mors. En revanche, ses larges flancs offraient plus de rĂ©sistance Ă lâeau, et il en Ă©tait portĂ© Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 371 naturellement. Son instinct le fit se diriger droit sur l'tle. Le batelier, voyant arriver sur lui le gros reĂźtre, voulut lâempĂȘcher dâaborder, en lui allongeant un furieux coup de sa gaffe. Mais Gargantua avait aperçu le traĂźtre derriĂšre un saule, et, au moment oĂč le fer crochu du harpon sâabattait sur son Ă©paule dĂ©fendue par la cotte de mailles, un coup de pistolet retentit. Le marinier fĂ©lon tomba, la tĂȘte fracassĂ©e. En sâaidant des branches des saules, Gargantua put enfin atterrir ; aprĂšs quoi, il tira son cheval Ă lui. â Ah ! mein Gott , oĂč est mon bedit Marcel ? Ce fut la premiĂšre prĂ©occupation du digne capitaine. La deuxiĂšme fut plus Ă©goĂŻste. â Der Teufel ! marmotta-t-il aprĂšs avoir jetĂ© les yeux tout autour de lui et avoir reconnu avec joie lâofficier des gardes sur lâautre rive. Der Teufel! me voilĂ dans une Ăźle . tĂ©serte... Bas le moindre bnchon ! Marcel et ses deux compagnons Ă©taient tout aussi en peine de leur ami, que Gargantua lui-mĂȘme. On ne voyait Ăąme qui vive Ă la ronde. Le Franciscain mĂȘme avait disparu. Comment faire? Comment dĂ©livrer le pauvre diable ? Michel finit par dĂ©couvrir Ă quelque distance de lâendroit oĂč ils Ă©taient, derriĂšre un tournant muni dâune estacade, un bateau de dimension convenable pour pouvoir y risquer le sauvetage du nouvel Ulysse, qui se lamentait dans son Ăźle, si dĂ©pourvue de toute Calypso. On laissa pĂąturer les chevaux, et les trois amis se mi- rent Ă ramer vers le lieu oĂč lâinfortunĂ© reĂźtre lançait dans les airs tous les jurons de son vocabulaire tudesque. On nây aborda quâaprĂšs mille difficultĂ©s, car il avait fallu re- monter le courant. Gargantua ne se calma que lorsquâil se revit sur la terre ferme, et son premier soin fut de se jeter sur la valise de Digitized by Google 372 LâABBESSE DE MONTMARTRE Michel, qui, ce jour-lĂ , avait Ă©tĂ© chargĂ© des provisions de route. Dieu sait avec quelle aviditĂ© il dĂ©vora la moitiĂ© dâuu gigot, pour se remettre en son Ă©tat normal aprĂšs la vio- lente crise quâil venait de subir. Le soleil avait reparu, et grĂące Ă ses rayons on put se sĂ©cher, tout en dĂ©jeunant. On espĂ©rait atteindre dans la journĂ©e encore la grande et cĂ©lĂšbre ville de Magdebourg, mais un nouvel incident fit que le galant Gascon ne voulut jamais consentir Ă con- tinuer la route ce jour-lĂ . Comme on approchait dâune maison rustique dâappa- rence assez aisĂ©e, on entendit des cris de femme en dĂ©- tresse. Les cris partaient dâune avenue de vieux ormes qui con- duisait Ă cette maison, dont les bĂątiments Ă toits dâardoise se voyaient Ă lâentrĂ©e dâun jardin. Nos amis sâĂ©lancĂšrent vers lâavenue et aperçurent une femme dont la monture se livrait Ă des bonds extravagants, et menaçait de la jeter dans un marĂ©cage qui bordait lâallĂ©e. â HĂ©! milladious, sâĂ©cria la Gascon en brochant vive- ment son cheval, câest la dame Ă la haquenĂ©e blanche, la chĂątelaine de ces lieux!... Je reconnais son voile vert. Ses compagnons le suivirent, Marcel et Michel en riant, Gargantua en tempĂȘtant; ce dernier avait remarquĂ© un peu plus loin une auberge dont lâenseigne se balançait gra- cieusement, comme pour lâinviter Ă venir se restaurer. Castaignac eut bientĂŽt saisi la bride de la capricieuse monture, quâil maintint en respect, puis, sautant Ă terre, il ploya le genou Ă la façon des chevaliers dâautrefois, et tendit son bras restĂ© libre vers la dame couverte de son voile . â O belle et ravissante Oriane! sâĂ©cria le cadet de Gas- cogne, qui faisait de VAmadis de Gaules sa lecture favo- rite, et qui, malgrĂ© son Ăąge dĂ©jĂ respectable, se prenait Digitized by Google t LâABBESSE DE MONTMARTRE 373 volontiers encore pour le Damoysel de la mer ; â ĂŽ beautĂ© accomplie, divine fleur des jardins Scandinaves! le ciel mâa permis de vous retrouver... Ah! ne dĂ©tournez point la tĂȘte avec cette aimable pudeur vos soupirs ont Ă©tĂ© droit Ă mon tendre cĆur... â Ah ! Gott im Himmel! murmura la belle. â Daignez, continua le galant, abaisser sur votre fidĂšle chevalier du Lion le doux rayon de vos prunelles il en est digne, je vous le jure, et si vous nâen Ă©tiez point con- vaincue, cĂ©leste fille de BrisĂšne, mettez Ă lâĂ©preuve celui qui meurt Ă vos pieds adorables. â Ah! soupira encore la dame voilĂ©e. â Dites un mot , divinitĂ© incomparable, et pour vous jâirai conquĂ©rir .a Terre Ferme ! et dans le palais dâAppo- lidon, je dĂ©roberai lâarc qui sert dâĂ©preuve aux loyaux amants... Je vous protĂ©gerai contre toutes les entreprises de Ciladant et des autres gĂ©ants, ainsi que contre les em- bĂ»ches de lâenchanteur ArcalaĂŒs... Ne craignez point sur- tout que jâaille vous trahir jamais pour votre rivale Briolanie ! Nouveau soupir de la part de lâinconnue, mais soupir de joie et de contentement. â Que plutĂŽt cette Colicheraarde de mes nobles aĂŻeux me perce le cĆur, poursuivit le vieux CĂ©ladon, ou que jâaille faire pĂ©nitence Ă lâermitage de la Roche Pauvre !... Rendez-vous aux vĆux les plus ardents de votre chevalier, ĂŽ chaste et douce Damoyselle de Saxe ou de Danemark ! et courons vers lâermite Nascian, pour quâil bĂ©nisse notre union. â Digne paladin! rĂ©pondit en français la dame, mais avec un accent tout aussi prononcĂ© que celui de Gar- gantua; noble Ă©tranger, dont les paroles mĂ©lodieuses ont touchĂ© mon Ăąme, lorsque je vous ai vu dans la prairie Ă©maillĂ©e, vous ĂȘtes bien, je le vois, la fleur de la chevalerie française. Comme vous, jâai le cĆur tendre, et mes larmes Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE HTl ont coulĂ© maintes fois en lisant le rĂ©cit des araonrs dâOriane et du Beau TĂ©nĂ©breux... Mais, avant dâaller de- mander sa bĂ©nĂ©diction Ă lâermite Nascian il nous faudra implorer le consentement dâun frĂšre barbare, chef de ma famille. En attendant, bel Ă©tranger, daignez, avec les preux, vos compagnons, recevoir lâhospitalitĂ© sous mon toit! â LâhosbidalitĂ©! sâĂ©cria le reĂźtre. Che veux pien, moi ! Pon vin et ponne dable, ça me vas duchurs. Marcel avait fait tous ses efforts pour ne pas Ă©clater de rire. La haquenĂ©e blanche nâĂ©tait autre chose, en effet, que lâĂąne gris quâil avait distinguĂ© ; et si le visage de la dame voilĂ©e rĂ©pondait aux formes anguleuses de son corps, Ă sa taille dâautruche, Ă ses longs bras maigres, Ă la peau de parchemin de ses grandes mains, Ă ses doigts osseux, elle ne devait ressembler arien moins quâĂ la princesse Oriane, la passion du Beau TĂ©nĂ©breux. Il fallait que lâimagination du cadet de Gasgogne fĂ»t pro- digieusement complaisante, pour prendre cette grande et sĂšche DulcinĂ©e pour une VĂ©nus, et son Ăąne pour une ha- quenĂ©e. Mais lâamour fut toujours aveugle... Toutefois, tandis que la dame se dirigeait vers la maison sur son baudet redevenu docile, Marcel insista vi- vement auprĂšs du Gascon sur la nĂ©cessitĂ©, pour le service du roi, de prĂ©cipiter leur voyage et de ne point sâamuser en route Ă des intrigues galantes. Castaignac ne voulut rien entendre. Le voraCe Gargantua sâĂ©tait du reste mis de la partie. Il prĂ©tendait quâil ne fallait jamais refuser lâolfre dâune bonne table suivie dâun bon lit, et lâofficier des gardes finit par se rendre aux doubles vĆux de lâamour et de la gour- mandise. Quand la dame se dĂ©voila et montra son visage de vieille fille, oĂč dĂ©jĂ la patte dâoie commençait Ă poindre, Marcel et Michel en furent Ă©pouvantĂ©s pour elle-mĂȘme, croyant Digitized by Google LâABBESSE UE MONTMARTRE 373 que le chevalier, Ă cet aspect, allait sâenfuir Ă©perdu et mortifier la pauvre demoiselle. Mais le Gascon parut, au contraire, Ă©merveillĂ©, et le reĂźtre, qui avait dĂ©jĂ visitĂ© la cuisine et tenait Ă la main une moitiĂ© dâoie fumĂ©e, jura quâil nâavait chamais fu une si pelle fĂąme. Tous deux voyaient Ă travers Je prisme de leur passion naturelle. Avant comme aprĂšs le dĂźner, le chevalier joua de la mandoline et chanta toutes les romances et chansons du temps, celles de du Bellay et de BaĂŻf, de Passerat et des de La Taille. La poĂ©tique Allemande, la tendre et impressionnable CĂ©lina â câĂ©tait le petit nom de la quadragĂ©naire â se li- vrait Ă tout le charme des effets mĂ©lodieux du romanesque Gascon. Elle poussait des ah! sans nombre, mouillait de douces larmes son mouchoir blanc, et son Ćil bleu, plein de langueur, ne pouvait se dĂ©tacher de son Amadis. La nuit se passa, pour elle et le cadet de la Garonne, en rĂȘves dĂ©licieux. Ils se voyaient dĂ©jĂ unis et roucoulant en- semble le reste de leur vie. â Une princesse dĂ©guisĂ©e! se disait Castaignac. Au moins une duchesse!... Quels yeux admirables! Quelle taille!... Un frĂšre barbare, mâa-t-elle dit, dont il faudra implorer le consentement... Sans doute quelque roi tyran qui, par crainte dâun beau-frĂšre entreprenant ou de ne- veux ambitieux, lâa relĂ©guĂ©e loin de la cour, dans celte contrĂ©e retirĂ©e... Ah! tu iras lui parler, Ă ce frĂšre inhu- main, et tu tâengageras, sur l'antique honneur des Cas- taignac, Ă le laisser jouir tranquillement de sa couronne!, ne lui demandant... Que lui demanderas-tu, mon fils? Presque rien... un chĂąteau et un apanage pour toi et ton Oriane adorĂ©e. DĂšs lâaube, le Gascon fut debout, sous la fenĂȘtre de sa princesse, Ă pincer de sa mandoline... Cette fenĂȘtre sâou- Digitized by Google 376 LâABBESSE DE MONTMARTRE vrit alors tout doucement, et une main furtive lui jeta un billet ainsi conçu O le plus aimable des chevaliers! toute la nuit jâai pensĂ© Ă vous... Mais je crains les indiscrĂ©tions de mes gens, qui pourraient prĂ©venir un frĂšre sĂ©vĂšre, et je nâose plus vous revoir, de peur de trahir mes sentiments... Partez pour Magdebourg, oĂč vous suit le cĆur de votre CĂ©lina, en attendant quâelle-mĂȘme vous y rejoigne... Lo- gez-vous Ă rhĂŽtellsrie de la Ville de Brunswick, oĂč dĂšs ce soir une messagĂšre fidĂšle vous donnera de mes nou- velles. A vous pour la vie! Votre CĂLiNA. » \ â Ah! noble damoyselle, adorable CĂ©lina! sâĂ©cria le chevalier en couvrant de baisers le tendre poulet. La Ville de Brunswick sera pour Castaignac lâĂpollidon dâAmadis, et Magdebourg verra son bonheur. LâĂąrie gris sâĂ©tant mis Ă braire en ce moment , le nou- veau Don Quichotte se tourna vers lâĂ©table. â O blanche haquenĂ©e de ma princesse! dit-il, toi qui dĂ©jĂ hennis de plaisir dâavoir Ă transporter ta maĂźtresse auprĂšs de son armeret chevalier, tu lui diras que mon im- patience Ă©gale au moins la tienne... Adieu! ajouta-t-il, en envoyant un baiser vers la fenĂȘtre mystĂ©rieuse qui lui ca- chait le sĂ©jour de la beautĂ©. Ses compagnons, Ă©veillĂ©s par le son de la mandoline, le rejoignirent bientĂŽt. On remonta Ă cheval, et par lâavenue on regagna la route. Gargantua fermait la marche, ayant pendu dâun cĂŽtĂ© de la selle un jambon, de lâautre deux canards rĂŽtis, dons de la prĂ©voyante chĂątelaine. Dans ses mains, il tenait un flacon dâeau-de-vie de Dantzig, prĂ©cieusement enveloppĂ© de paille. Ce fut lĂ le dĂ©jeuner de nos voyageurs aprĂšs une heure Digitized by Google L'ABBESSE l>e Montmartre 377 de marche, et vers midi ils firent leur eutrĂ©e dans la for- midable place de Magdebourg. Formidable en effet I Murailles Ă©paisses et Ă©levĂ©es, tours, bastions, galeries couvertes, ouvrages tenaillĂ©s, ravelins, contre-gardes et lunettes dĂ©fendaient ce boulevard du pro- testantisme. Magdebourg devait rĂ©sister Ă Wallenstein, en triomphant dâun des plus mĂ©morables siĂšges de ce temps, pendant la guerre de Trente Ans , mais elle finit par succomber sous les coups du gĂ©nĂ©ral et ancien jĂ©suite ĂŻilly, qui la saccagea et en fit un monceau de cendres. La ville est jetĂ©e sur lâElbe, qui la divise en plusieurs parties avec ses trois bras . Ses rues Ă©troites et tortueuses, ses maisons Ă pignons et Ă sculptures en font une vraie citĂ© du moyen Ăąge, dont les traditions sây sont conservĂ©es comme on va le voir. En effet, toute la population semblait ĂȘtre debout, quand nos cavaliers y pĂ©nĂ©trĂšrent, et ceux-ci eurent quelque peine Ă avancer au milieu de ces flots humains qui criaient â Vivat! vivat! Vivat! câest le cri de fĂȘte allemand, câest notre NoĂ«l / français. Dâautres ajoutaient avec force gestes â Gourons! courons!... DĂ©jĂ le cortĂšge doit ĂȘtre sorli de lâHĂŽtel-de-Ville. Et lâon se poussait, on se rudoyait chacun voulait jouir du spectacle. Gargantua sâinforma de lâauberge de la Ville de Bruns- wick. Un jeune garçon lui rĂ©pondit â Suivez la foule! On se rend de ce cĂŽtĂ©. Ce nâest pas loin. â Il y a donc une cĂ©rĂ©monie dans la ville? demanda le reĂźtre, employant cette fois sa langue maternelle. â Oh ! une belle et curieuse cĂ©rĂ©monie! â Quelque fĂȘte ou farce, mon petit? H 23 Digitized by GoogI 378 LâABBESSE UE MONTMARTRE â Une drĂŽle de farce! Vous allez bien rire. â Rire de quoi? â De sa figure, lieber Herr! â De quelle figure? â Celle du condamnĂ©. â Ah! il y a un condamnĂ©... au gibet peut-ĂȘtre? dit Gargantua, qui ne put sâempĂȘcher de faire une grimace au souvenir de la pendaison dans laquelle il avait failli, Ă Turin, jouer le principal rĂŽle â Oh! non, rĂ©pondit lâenfant. Mais le Henker pendeur, bourreau y sera, monsieur le bailli aussi, ainsi que le bourgmestre et les Schoeppe Ă©chevins. â Que lui fera-t-on alors, au condamnĂ©? â On le promĂšne par la ville. Mon pĂšre mâa racontĂ© avoir dĂ©jĂ vu le spectacle il y a une vingtaine dâannĂ©es. â Quel est donc ce spectacle? â Celui dâun sorcier, mein Herr. â Dâun sorcier!... Ah, 1er Teufel! Il nâaimait ni les sorciers ni les sorciĂšres, notre naĂŻf Gargantua, qui ne pouvait oublier les transes cruelles que .ui avait causĂ©es si longtemps la vieille Hexe de son vil- lage, avec ses prĂ©dictions sinistres. â Mais enfin, que lui fait-on, au sorcier? demanda-t-il encore. â Ou lui fait faire dâabord amende honorable devant le portail de la cathĂ©drale de Saint-Maurice, puis on le con- duit par toute la ville... Oh! câest une vieille coutume que vous devez connaĂźtre. â Moi? pas du tout. Je nâai jamais vu cela. â Vous ĂȘtes Allemand pourtant? â Non... câest-Ă -dire si... ou plutĂŽt non! cela dĂ©pend. â Ne savez-vous pas que câest de mĂȘme dans la plu- part des villes ? Dans toute lâAllemagne, uiâa dit mon pĂšre, cette cĂ©rĂ©monie existe. â La cĂ©rĂ©monie du sorcier? Digitized by Google LâABBESSE 1E MONTMARTRE 379 â Vu tailleur et du bouc . â Explique-moi cela, petit. â Pardon, me in herr! mais je veux voir la ligure de meister Simon Grob devant la cathĂ©drale, et en me faufi- lant dans la foule, jâavancerai plus vite que vos chevaux... Guten Abend, bonsoir, me in Herr! Et le petit bonhomme de se glisser entre les jambes des gens, pour arriver plus vite et jouir dâune des scĂšnes les plus intĂ©ressantes de la fĂȘte. Les quatre cavaliers finirent par arriver Ă lâhĂŽtellerie de la Ville de Brunswick , sur la place du MarchĂ©, laquelle Ă©tait ornĂ©e de la statue de lâempereur Othon l r , mort eu 973 et enterrĂ© dans la cathĂ©drale. Othon le Grand avait fait de Magdebourg sa rĂ©sidence, en y fondant un archevĂȘchĂ©, Ă©rigĂ© en primatie dâAllemagne par le pape Jean XIII. A peine Marcel et ses amis, aprĂšs ĂȘtre descendus de cheval, furent-ils installĂ©s Ă la fenĂȘtre dâune tourelle de l'hĂŽtellerie, en forme de lanterne, qui sâavançait en saillie sur la place et oĂč plusieurs autres personnes sâĂ©taient dĂ©jĂ rendues pour jouir du spectacle, que la tĂȘte du cortĂšge dĂ©- boucha par une rue voisine. Des archers aux couleurs de la ville ouvraient la mar- che ; puis venait un hĂ©raut qui publiait lâarrĂȘt du Tribunal des Ăchevins. Ce Tribunal des Echevins de Magdebourg avait une grande renommĂ©e. Pendant longtemps il jouit, dans toute lâAllemagne, dâune haute considĂ©ration ; le Code de Mag- debourg avait Ă©tĂ© adoptĂ© par beaucoup de villes. AprĂšs le hĂ©raut sâavançaient les mĂ©nestrels, jouant des airs burlesques. Ensuite marchaient le bailli et ses greffiers, le bourg- mestre et les Ăšchevins. Enfin le bourreau conduisant un bouc noir. Digitized by Google 3S0 LâABBESSE DE MONTMARTRE Sur le bouc Ă©tait juchĂ© le prĂ©tendu sorcier, tournĂ© vers la queue, quâil tenait Ă la main. CâĂ©tait un vieux tailleur aux jambes cagneuses, Ă©tique, contrefait, biscornu, racorni et recroquevillĂ©, tel que lâa- vaient rendu lâaiguille, les ciseaux, le fer Ă repasser et son attitude invariable sur lâĂ©tabli. Il faisait, sur son bouc, la plus grotesque mine qui se pĂ»t voir. Tandis que le peuple le huait, et que de temps en temps le bourreau le houspillait avec une verge, sur ses traits se lisaient toutes les passions irritantes de lâfime la colĂšre, la vanitĂ© blessĂ©e, la confusion, le mĂ©pris, la menace, la rĂ©volte intĂ©rieure contre les traitements humiliants quâon lui faisait subir. Chacun se montrait lâĂ©criteau que lâon avait attachĂ© sur le dos du tailleur-sorcier. Sur cet Ă©criteau Ă©taient tracĂ©s âą ces mots en grosses lettres VOLEUR, MENTEUR, ORGUEILLEUX! Gargantua expliqua Ă ses compagnons la signitication des mots allemands, et ce quâil entendait raconter autour de lui sur le tailleur condamnĂ© Ă cette promenade infa- mante, seule peine que lâon appliquĂąt encore daus Magde- bourg protestant. Un siĂšcle auparavant, on lâeĂ»t pendu comme sorcier; maintenant tout se bornait Ă la cĂ©rĂ©monie humiliante et auxeoups de verge du Henker. Mais comme cette humiliation le faisait souffrir, notre orgueilleux tailleur ! Or, voici quelle Ă©tait la cause de la condamnation de meister Simon Grob. Il y avait longtemps quâon le disait sorcier, allant au sabbat, ayant fait un pacte avec le diable, jetant des sorts et des malĂ©fices, se livrant Ă des pratiques et Ă des mani- gances secrĂštes. Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 3S1 On sait dâailleurs quâen Allemagne, pendant tout le moyen Ăąge, cette accusation de sorcellerie fut dirigĂ©e par la superstition populaire contre ceux qui exerçaient lâart de vĂȘtir leurs semblables. Aucun artisan, en effet, ne pouvait prĂȘter Ă ces suppo- sitions plus que le tailleur. Accroupi dit matin au soir dans son coin, sur lâĂ©tabli, presque toujours silencieux, semblant rouler dans la tĂȘte, pendant son travail routinier, des pensĂ©es mĂ©phistophĂ©liques ou au moinsd^une mĂ©taphysique louche et suspecte, poussant son aiguille dâune façon aussi bizarre que la maniĂšre dont il est assis, lançant parfois, sur ceux qui passaient devant son Ă©choppe, un regard en des- sous avec quelque parole caustique ou envieuse, cet homme devait naturellement ĂȘtre soupçonnĂ© de rapports secrets avec le monde invisible, et de se livrer, araignĂ©e dans son âą trou, Ă des sortilĂšges dĂ©monomanciens. Mais Ă lâĂ©poque oĂč se passe notre rĂ©cit, la croyance aux sorciers commençait Ă se perdre parmi les libres penseurs et les magistrats protestants de lâAllemagne, et il est probable quâon nâeĂ»t pas inquiĂ©tĂ© le tailleur Simon Grob pour ses prĂ©tendus malĂ©fices, si lui-mĂȘme, par ses dĂ©fauts et surtout par son entĂȘtement, ne se fĂ»t attirĂ© le cruel dĂ©- boire dont il souffrait en ce jour. â Et comment cela? demanda Marcel. â Il avre, disent-ils, dravajllĂ© longdemps pour le bourg- mestre Kraus, le ministre Thadcus et 1 âamtmann Mclchior, gui est le bailli du bavs, rĂ©pondit Gargantua. â Il a habillĂ© le bourgmestre? Quel honneur! â la , ia , mais il lui avre volĂ© une aune de drap. â Ah ! peste !... câĂ©tait un crime. â Le bourgmestre Kraus, lui, avre vulu dut de suile le faire gondamner gomme voleur et Hexenmeister sorcier. â Il nây allait pas de main morte, monsieur le bourg- mestre. â No, no, mais gomme le dailleur dravaillait en mĂȘme Digitized by Google 38t> LâABBESSE DE MONTMARTRE deinps pur le ministre et le bailli, eux nâavre bas vulu. â Fort bien le tailleur se moquait lu bourgmestre. â la, ia, le ministre Thadeus, il avre grossi beaugup. et le dailleur, qui voulait rogner du drap bur sâen faire un bonnet, a fini par mĂ©gondender le ministre. Alors, le mi- nistre aussi sâest mis gondre lui. â Ah ! cela se gĂątait. Mais il y avait toujours le bailli. Et câest le bailli qui informe, juge et condamne. â la, ia, et le bailli ne vulait ducburs bas. â Le tailleur continuait Ă narguer le bourgmestre et le ministre ? â la, ia, mais voilĂ quâĂ son dur le bailli Melchior se fĂącha dut ruge. â Diable'... Et pourquoi, sâil vous plaĂźt? â Baroe que le dailleur dit un jur au bailli, qui se blaignait dâĂȘtre gĂȘnĂ© dâun gĂŽtĂ©, que les deux gĂŽtĂ©s Ă©daient bareils; mais le bailli voyait pien guâil y en avait un blus Ă©troit que lâaudre et gue ça le rendait bossu gomme le dailleur. â 11 mentait, le tailleur. â la, ia, et il finit bar dire avec golĂšre guâil savait son mĂ©dier, et que dut le monde Ă©dait goudrefait gomme lui. â Orgueilleux et insolent !... Que fit 1§ bailli? â L âamtmann se raneha du gĂŽtĂ© du bourgmestre et du ministre... Et voilĂ burguoj Je dailleur fut gondamnĂ© gomme sorcier, mais avec lâĂ©griteau que vus savez... Câest bienfait! der Teufel! Voleur, mendeur , orgueilleux! â Mais le bouc noir, capitaine ? â Le bue noir, il rebrĂ©sende le tiaple. Gargantua finissait Ă peine ses explications un peu em- brouillĂ©es, lorsque des archers de la ville envahirent tout Ă coup la salle dont nos amis occupaient la tourelle. En mĂȘme temps, un homme en costume de paysan, Ă cheveux et Ă barbe fauves, montrait du doigt les Français- â Les voilĂ ! cria-t-il en allemand. Digitized by Google 1 L'ABBESSE DE MONTMARTRE 383 VIII LE BOURGMESTRE DE MAGOEBOURG ET LE GATEAU Aâ X OIGXONS. â Le carme ! le franciscain ! sâĂ©cria Michel en sâĂ©lan- çant, le poing levĂ©, sur lâhomme Ă la barbe fauve, qui sâenfuit aussitĂŽt. DĂ©jĂ du reste les archers avaient entourĂ© le colosse et ses trois compagnons. â Point de rĂ©sistance! dit le sergent en sortant un pa- pier aux armes de la ville. Voici lâordre du bourgmestre. Michel eĂ»t bien voulu jouer du bras, Gargantua de son schwert , pour se frayer un passage. Mais Ă quoi cela eĂ»t- il servi? Us Ă©taient au milieu de Magdebourg; on les eĂ»t bientĂŽt rattrapĂ©s ou arquebusĂ©s. Gargantua grondait sourdement comme un boule dogue tandis quâon le dĂ©sarmait, ainsi que ses amis. On conduisit les quatre Français Ă lâIIĂŽtel-deâ Ville , oĂč ' ils durent attendre lu fin de la promenade du bouc et du tailleur. Le bourgmestre Kraus les tit alors comparaĂźtre en sa prĂ©sence. CâĂ©tait un gros petit homme Ă la face cramoisie, mais qui, grĂące Ă son air patelin, avait su gagner lâami- tiĂ© des Magdebourgeois et sâĂ©lever jusquâĂ la premiĂšre ma- gistrature urbaine. Il leur apprit quâils Ă©taient accusĂ©s de meurtre sur la persoune du batelier Tell, patron dâune barque sur la ri- viĂšre de Bude, et quâon allait instruire leur procĂšs. Digitized by Google 384 LâABBESSE DE MONTMARTRE Survint aussi le bailli Melchior, avec son greffier. On procĂ©da Ă un premier interrogatoire; et bien que Gargantua, au nom de ses compagnons, fĂźt connaĂźtre la conduite et la trahison du batelier, on les maintint en Ă©tat dâarrestation- Le bailli Ă©tait un grand blond aux yeux bleus, qui affec- tait des airs fort sĂ©vĂšres et le ton dâimportance quâexigeait sa charge. Il dit aux accusĂ©s que leur devoir eĂ»t Ă©tĂ© de venir Ă Magdebourg dĂ©poser une plainte contre le marinier, mais que ce nâĂ©tait pas Ă eux de se faire justice. Il ajouta, en donnant lâordre de les mener en prison, que celte affaire leur coĂ»terait cher, que les lois du pays voulaient quâils payassent de leur vie lâhomicide commis. â Mais, ajouta le bourgmestre de son air doucereux, si ces Herren français ne professent pas la religion rĂ©formĂ©e, on pourra faire venir du Brandebourg un prĂȘtre romain pour les assister Ă leurs derniers moments. â Ah ! der Teufel ! vocifĂ©ra Gargantua sans le moindre respect pour les deux magistrats. Il beut pien resder oĂč il est, le frogard ! â Nous sommes, du reste, humains, reprit le bourg- mestre avec un sourire mignard, et si ces Herren ont une grĂące Ă nous demander avant lâexĂ©cution, nous la leur accorderons. â Eh bien 1 sâempressa de crier le reĂźtre, laissez-nous bardir. Câest dut ce que nus demandons. â Sauf cela, rĂ©pliqua le bailli dâun ton rogue cette fois, on satisfera vos dĂ©sirs. Mais avant tout, tĂąchez de prendre un maintien plus en rapport avec votre position et le sort qui vous attend. Abstenez-vous surtout de jurer, si vous voulez quâon ait quelques Ă©gards pour vous. â Y a-d-il du moins de guoi mancher et poire dans votre brison? demanda Gargantua, qui nâoubliait jamais son ventre. âą âą â On vous servira suivant votre degrĂ© de soumission et la conduite que vous tiendrez. Digitized by Google LâABBESSE DK MONTMARTRE 385 â Oh! chesuis dux gomme un mudon, rĂ©partit Je reĂźtre, tranquillisĂ© par ces paroles. Les archers conduisirent Marcel et ses amis Ă la prison de la ville. Cette prison nâĂ©tait pas encore celle oĂč plus tard fut en- fermĂ© le fameux baron de Trenck. La forteresse nommĂ©e l'Etoile, oĂč sĂ©journa le baron, ne fut construite que sous FrĂ©dĂ©ric le Grand par le gĂ©nĂ©ral Walbrane, qui y fut Ă©ga- lement dĂ©tenu. Les quatre Français furent claquemurĂ©s dans une tour Ă©levĂ©e aux murailles Ă©paisses. Michel inspecta les quatre coins de la chambre. Il ne fallait pas songer Ă la fuite. La fenĂȘtre percĂ©e dans le mur avait deux barreaux gros comme le bras, et lâElbe roulait ses Ilots au bas de la tour. Lâhercule, aidĂ© de Gargantua, eĂ»t bien essayĂ© de briser ou de desceller les barreaux, et peut-ĂȘtre il y fĂ»t parvenu ; mais derriĂšre la solide porte, bien verrouillĂ©e, se promenait un arquebusier, et Ă tout moment celui-ci regardait dans la chambre par un petit guichet pratiquĂ© dans cette porte. Les prisonniers avaient Ă©tĂ© prĂ©venus quâĂ la moindre tentative de fuite, le factionnaire avait ordre de tirer sur eux. Us furent donc obligĂ©s de se rĂ©signer au sort fatal qui les attendait. La premiĂšre nuit quâils passĂšrent dans le cabanon fut des plus tristes. A la veille de retrouver Alice, sa fiancĂ©e, et de pĂ©nĂ©trer dans ce Brandebourg oĂč il avait espĂ©rĂ© mener promptement Ă bonne fin l'importante affaire dont la rĂ©ussite devait com- bler de joie son roi et changer bientĂŽt la face de lâEurope, Marcel se voyait arrĂȘtĂ© et menacĂ© dâun trĂ©pas ignominieux. Aussi ne put-il fermer lâĆil que bien tard. Le chevalier de Castaignac, de son cĂŽtĂ©, ne cessait de pousser des soupirs et de se lamenter. U songeait Ă sa Il 43. Digitized by Google 386 L'ABBESSE DE MONTMARTRE CĂ©lina, Ă son adorable princesse; tous ses rĂȘves dâor sâĂ©va- nouissaient. â Mordious ! se disait-il, Ă©chouer en arrivant au port !... Mourir au moment mĂȘme oĂč la beautĂ© et la fortune me souriaient enfin!... Ah! mon pauvre Castaignac, je te plains tu nâes dĂ©cidĂ©ment pas nĂ© sous une heureuse Ă©toile, sans quoi depuis longtemps dĂ©jĂ ta bonne mine ou ta vail- lante Colichemarde tâeussent conquis un royaume ! Gargantua, lui, dormait, mais il avait le cauchemar. U revoyait devant lui Matteo Ruffio, lâaimable bourreau du duc de Savoie, qui prenait sa revanche et le pendait bel et bien. Michel seul goĂ»tait un vĂ©ritable sommeil. Le calviniste de Pailhat avait recommandĂ© son Ăąme au Seigneur, avant de sâendormir. â Ah ! 1er Teufel!' fit tout Ă coup le reĂźtre dâune voix Ă©tranglĂ©e, comme sâil eĂ»t senti la corde de chanvre lui serrer dĂ©jĂ le cou. Le Gascon, qui venait de sâassoupir Ă la fin, en fut rĂ©- veillĂ© en sursaut. 11 se mit sur son sĂ©ant... mais tout aussitĂŽt il referma les yeux, comme Ă©bloui. Un rayon de lumiĂšre venait de le frapper eu plein visage. â Ciel ! sâĂ©cria-t-il en Ă©tendant les mains, est-ce une illusion de mes sens? Lâenchanteur ArcalaĂŒs exercerait-il sur moi ses charmes magiques?... Oriane! divine Oriane ! est-ce vous ou seulement votre ombre? â Câest bien moi, cher et infortunĂ© chevalier ! rĂ©pondit une Voix langoureuse. Câest moi, votre CĂ©lina bien-aimĂ©e, qui viens jusque dans cet affreux cachot vous apporter consolation et espoir. â U serait possible ! dit le chevalier en se levant tout Ă fait de la couchette, sur laquelle il sâĂ©tait jetĂ© sans se dĂ©shabiller. Le ciel propice Ă nos amours vous a-t-il rendue invisible, ĂŽ ma CĂ©linn, pour vous permettre dp Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 387 pĂ©nĂ©trer en ces lieux, malgrĂ© les fĂ©roces gardiens et peut-ĂȘtre les monstres et les dragons qui y veillent? â Ces monstres et ces dragons sont au service du tyran, mon frĂšre. â Milladious ! que dites-vous lĂ ? Câest le bailli de Magdebourg qui nous a fait enfermer dans cette tour. â Mon frĂšre, câest le bailli. 7 / â Ce grand blond fadasse ?... â HĂ©las ! oui, cher et tendre cĆur. , â Vous ĂȘtes la sĆur du bailli? â CĂ©lina Melchior est mon nom. Lâambitieux Gascon tombait du haut de ses rĂȘves. Quoi ! sa princesse nâĂ©tait que la sĆur dâun obscur bourgeois, dâun bailli de ville ! Son premier mouvement faillit lui faire repousser loin de lui, avec une indignation superbe, cette fausse Oriane qui avait surpris son cĆur. Lâaspect du cachot, en le rappelant Ă sa triste situation et Ă celle de ses amis, fit surgir en son esprit une pensĂ©e plus habile. Il rĂ©solut de profiter de la passion sentimen- tale de lâAllemande, pour prĂ©parer le salut. Mais la sĆur du bailli y avait dĂ©jĂ songĂ©. â Beau chevalier, dit-elle, jâai quelque empire sur mon frĂšre, et je mâen servirai pour vous faire rendre Ă la li- bertĂ©. DĂ©jĂ , comme vous le voyez, il a accĂ©dĂ© Ă mes dĂ©sirs, en me laissant venir vous visiter. â Que me disiez-vous donc, charmante CĂ©lina? Votre frĂšre, suivant vous, Ă©tait un sĂ©vĂšre tyran. La vieille tille, imbue des romans chevaleresques, nâavait voulu que se rendre intĂ©ressante, en cherchant Ă faire accroire quâelle Ă©tait sous la domination dâun maĂźtre dur et violent. Ne faMaitâ il point quâelle parĂ»t ĂȘtre une pauvre persĂ©cutĂ©e comme les princesses infortunĂ©es, jadis enfer- mĂ©es dans une sombre tour ? Le fait est que câĂ©tait au contraire Jungfrau CĂ©lina qui Digitized by Google 388 L'ABBESSE DE MONTMARTRE tenait le sceptre dans la maison du cĂ©libataire Melchior, Yamtmann de Magdebourg. Non-seulement elle Ă©tait libre de ses volontĂ©s, mais encore son caractĂšre despostique et acariĂątre faisait plier comme un roseau le doux bailli, qui nâosait prendre un ton plus Ă©levĂ© et conforme Ă ses fonc- tions que lorsquâil Ă©tait hors de sa maison. CĂ©lina, la douce et tendre colombe, Ă©tait une vraie Xantippe, rĂȘche et impĂ©rieuse pour le pauvre bailli, son frĂšre. â Las! rĂ©pondit-elle Ă lâobservation du chevalier, mon frĂšre est vĂ©ritablement un tyran pour moi, en ce qui con- cerne les sentiments du cĆur, quâil ne comprend pas. Mais quant Ă tout le reste, il sâempresse de se rendre Ă mes vĆux. Elle dit alors Ă Castaignac dâavoir bon espoir. Le bailli lui avait promis de ne point les condamner, mais de les rendre Ă la libertĂ©. Il est vrai que le bourgmestre paraissait avoir pris celte affaire fort Ă cĆur ; il prĂ©tendait, avec son air patelin et tout mielleux, quâil Ă©tait nĂ©cessaire de donner un exemple de sĂ©vĂ©ritĂ© Ă ces aventuriers Ă©trangers, trop licencieux pour la plupart, qui traversaient le pays. Or, il fallait que le bailli eĂ»t lâair de se livrer Ă une ins- truction longue, et minutieuse, afin dâavoir le droit de dĂ©- clarer Ă la fin quâayant bien approfondi la chose, il ne pouvait, en sa conscience, condamner des gens qui nâa- vaient tuĂ© le batelier que dans un cas de lĂ©gitime dĂ©fense. Les prisonniers devaient donc prendre patience, et ne point sâaffliger dâune longue dĂ©tention qui tournerait Ă leur avantage. On leur adoucirait, du reste, autant que pos- sible, les rigueurs de la captivitĂ©. Marcel, Michel et Gargantua sâĂ©taient Ă©veillĂ©s et Ă©cou- taient en silenee. Quand la sĆur du bailli, Ă lâapparence si sentimentale, pnt congĂ© de son adorĂ© chevalier, on la remercia avec Digitized by Google 1,' ABBESSE DE MONTMARTRE 38* effusion de son intervention venue si Ă propos pour tirer dâinquiĂ©tude les captifs. Elle quitta le cabanon, non sans jeter encore sur son Amadis grisonnant un long et tendre regard. Tout se passa heureusement comme lâavait promis CĂ©lina. Seulement la dĂ©tention dura plus dâun mois. DĂšs le lendemain, lorsque le bailli Melchior se prĂ©senta, il se montra dâune humeur toute diffĂ©rente de celle quâil avait affectĂ©e Ă lâHĂŽtel-de-Ville, devant le bourgmestre. Les interrogatoires quâil fit subir aux accusĂ©s furent affables, amicaux mĂȘme. Il allait au-devant de leurs expli- cations, leur facilitait la dĂ©fense, et quand ils furent con- frontĂ©s avec lâhomme Ă la barbe fauve qui les avait dĂ©non- cĂ©s au bourgmestre, il aida Ă la confusion de ce dernier, qui finit par avouer quâil avait portĂ© lâhabit de moine fran- ciscain le jour du crime. Ce fut bien autre chose alors. Le bailli, qui dĂ©testait intĂ©rieurement le bourgmestre Kraus, commença en secret une enquĂȘte contre ce magis- trat, et, au bout de six semaines, le jour mĂȘme oĂč il dĂ©- clarait absous les quatre Français, il se livra devant le Tribunal des Echevins Ă une violente sortie contre le pa- telin et cauteleux magistrat de la citĂ©. Il le signala comme un alliĂ© des Pfaffen prĂȘtres romains et hostile aux ten- dances françaises que commençait Ăą manifester lâAllemagne protestante. L'amtmann Melchior nâeut aucune peine Ă jeter tout lâodieux de la poursuite contre ces gentilshommes dĂ©vouĂ©s Ă Henri IV, sur un affidĂ© des jĂ©suites, que compromettaient plusieurs Ă©crits trouvĂ©s chez lui, et le bourgmestre Kraus fut dĂ©crĂ©tĂ© dâaccusation. On rechercha le paysan dĂ©nonciateur, que les Français dĂ©clarĂšrent ĂȘtre le mĂȘme que celui quâils avaient dĂ©jĂ rencontrĂ© plusieurs fois sur leur route, chaque fois sous un costume diffĂ©rent, et au momeut oĂč ils allaient ĂȘtre Digitized by Google 390 L'ABBESSE DE MONTMARTRE lâobjet dâune attaque ou dâun attentat perfide. Ce paysan Ă©tait indubitablement un agent de la Compagnie de JĂ©sus. Mais lâĂ©missaire du pĂšre Daubiguy â car ou a dĂ» de- viner que câĂ©tait lui â avait disparu. La sensible et romanesque CĂ©lina avait Ă©tĂ© voir plusieurs fois Ă la tour son cher Amadis, et elle avait eu soin que rien ne manquĂąt Ă lui et Ă ses compagnons. Elle mit la maison du bailli sens dessus dessous, le jour oĂč les portes de la prison sâouvrirent devant les Français. Elle voulait quâils demeurassent chez elle jusquâĂ la cĂ©rĂ©- monie du mariage, dont elle prĂ©tendait faire publier les bans dĂšs le dimanche suivant. Mais le Gascon, revenu sur le compte de sa princesse quadragĂ©naire, et ayant fini par convenir avec Marcel que la prĂ©tendue haquenĂ©e blanche nâavait Ă©tĂ© rĂ©ellement quâun Ăąne gris, ne fit aucune difficultĂ© de suivre ses amis, qui lâentraĂźnĂšrent le lendemain matin Ă lâhĂŽtellerie de la Ville de Brunswick, oĂč Ă©taient restĂ©s les chevaux. On les fit seller promptement, et comme le bailli avait fait rendre leurs armes Ă nos quatre amis, ceux-ci se hĂątĂšrent de dĂ©camper sans tambour ni trompette, se prĂ©oc- cupant peu des lamentations auxquelles dut se livrer lâinconsolable Oriane. Le dithyrambique Gascon crut pourtant devoir chanter les louanges de la sentimentale CĂ©lina, dont la belle passion les avait tirĂ©s de ce mauvais pas ; mais il reconnaissait, en soupirant, que les baronnes allemandes Ă marier ne pous- saient pas plus aux branches des arbres que les duchesses françaises. Le surlendemain, on fut en vue de Brandebourg, la ca- pitale du margrave Jean Sigismond. Comme le cĆur battait Ă Marcel!... Il respirait le mĂȘme air que sa fiancĂ©e. Mais oĂč Ă©tait Alice ? Le margrave ac- cueillerait-il favorablement sa double demande, politique et amoureuse? Son cĆur lui disait Oui. Digitized by Google I/ABBESSE DE MONTMARTRE 391 Cependant il Ă©tait plus inquiet que jamais. Câest lâordi- naire quand on approche du but. â Eu avant ! cria-t-il Ă ses compagnons en apercevant, au loin, la vieille cathĂ©drale qui dominait la ville. Nos amis sortaient du petit village de Hekahn, quand, au delĂ de la derniĂšre maison, qui Ă©tait une auberge portant lâenseigne du Cygne blanc , ils virent la route barrĂ©e par une Ă©norme voiture de bois qui sâĂ©tait renversĂ©e, et dont la charge entiĂšre couvrait la voie. On Ă©tait sur une chaussĂ©e en remblai ; Ă droite et Ă gauche, se voyaient des marĂ©cages. Impossible de passer avec des chevaux la chaussĂ©e Ă©tait complĂštement ob- struĂ©e. Le voiturier et deux hommes paraissaient occupĂ©s Ă re- charger lâĂ©norme chariot. â Dans un quart dâheure au plus nous aurons fini, cria-t- on aux cavaliers. Patientez un peu... Lâauberge du Cygne blanc est renommĂ©e pour sa bonne biĂšre de Berlin et ses pĂątisseries ; vous y serez bien reçus. â Mais, fit observer Marcel par son interprĂšte Gargan- tua, nous sommes pressĂ©s. Nây a-t-il point un chemin dĂ©tournĂ©? â Ces Herren perdraient certainement une bonne heure Ă suivre ce chemin, qui tourne derriĂšre la montagne de Harlung, tandis quâils nâont quâun quart dâheure Ă prendre patience jusquâĂ ce que nous ayons dĂ©barrassĂ© la chaussĂ©e. Le reĂźtre, affriandĂ© par la biĂšre de Berlin et les pĂątis- series du Cygne blatte, opina fortement, pour quâon atten- dĂźt. On se dĂ©cida donc Ă entrer dans lâauberge. Au moment oĂč ils pĂ©nĂ©traient dans la salle basse, Michel vit, par une fenĂȘtre donnant sur la cour, un cordelier gagner un bois de bouleaux derriĂšre le jardin. Mais il ne put distinguer son visage. â Il y a donc un couvent de eordeliers dans le voisinage? Digitized by Google 392 LâABBESSE DE MONTMARTRE demanda le pĂątre dâAuvergne Ă lâaubergiste qui servait la biĂšre brune. â Versteh nicht , je ne comprends pas, rĂ©pondit le caba- retier. Michel, qui avait oubliĂ© quâil Ă©tait en Allemagne, pria Gargantua de traduire sa question. Mais Marcel se hĂąta dâintervenir, pour sâopposer Ă ce que le reĂźtre trahĂźt son origine allemande. â Ne jurez mĂȘme pas, capitaine 1 ajouta-t-il; Si proches du but, ne nĂ©gligeons pas la moindre prĂ©caution. Jâai mĂȘme eu tort de vous faire parler Ă ces gens sur la route. â En ce gas, repartit le reĂźtre, che va pien mancher, bur ne bas churer. AussitĂŽt il se jeta sur une assiettĂ©e de zwiebel huchen gĂąteau aux oignons dont on est trĂšs-friand en Allemagne, et se mit en train dâen dĂ©vorer une Ă©norme tranche. â Ces Herren, demanda lâaubergiste avec un gracieux sourire, nâen mangeront-ils pas aussi? Le gĂąteau es excellent. â Ia,ia , ne put sâempĂȘche/ dâaffirmer Gargantua, pour marquer son approbation. â Câest la renommĂ©e ici, insinua Ă son tour la caba- retiĂšre. Le dimanche et les jours de fĂȘte, tout Brandebourg vient sâen rĂ©galer. â Est-ce que vous parleriez allemand, lieber Herr? de- manda lâhomme Ă Gargantua. Celui-ci, oubliant la consigne, interrompait dĂ©jĂ sa for- midable mastication, pour rĂ©pondre Ă lâhĂŽte dans sa chĂšre langue, lorsquâun coup dâĆil de Marcel lui fit mordre de plus belle dans le succulent gĂąteau aux oignons. â Gombrends bas, mossiĂ©! grommela-t-il la bouche pleine, enchantĂ© de faire croire quâil Ă©tait Français pur sang et nâayant pas le moindre accent. Michel, aprĂšs avoir bu de la biĂšre de Berlin, voulut Digitized by Google L'ABBESSE DE MONTMARTRE 393 comme ses compagnons goĂ»ter Ă la tarte aux oignons- Mais chacun fil la grimace ce mets nâallait guĂšre Ă leurs palais français. â Allez donc voir, Michel, dit lâofĂ»cier des gardes, si ces gens ont bientĂŽt fini sur la route. Le pĂątre de Pailhat sortit de lâauberge. Deux des hommes seulement faisaient lâouvrage, mais le plus lentement pos- sible. Quant au voiturier... â Ah ! le brigand ! sâĂ©cria tout Ă coup Michel. Il venait dâapercevoir, sur une Ă©minence Ă gauche de la route, le moine cordelier, avec qui le voiturier Ă©changeait . des signes. Il voulut sâĂ©lancer daus la direction du frocard, dont il avait reconnu la barbe fauve ; mais le marĂ©cage Ă©tait un obstacle invincible. â A la male heure ! sâexclama-t-il en se prĂ©cipitant dans le cabaret. Il y a un piĂšge ici je viens de voir lâhomme Ă la barbe fauve... Mais quây a-t-il donc? Il voyait Marcel et le chevalier sâempresser autour du relire, qui, sans lĂącher le reste de son gĂąteau aux oignons, se tordait de douleur en hurlant â LĂ ... lĂ !... dans fesdomac...laboidrine... ça brĂ»le... Ah ! der Teufel ! â OĂč sont lâaubergiste et sa femme? demanda Michel, en prĂ©parant dĂ©jĂ ses mains aux rudes coups de poing quâil savait si bien administrer. Mais lâhomme et sa digne moitiĂ© avaient disparu. â Pauvre ami ! disait Marcel... empoisonnĂ© ! â Avec le gĂąteau aux oignons, ajouta Michel. Ah ! quand tiendrai-je cet homme, ce carme, ce franciscain, ce cor- delier maudit ! Le malheureux Gargantua, victime de sa gourmandise, continuait Ă se crisper sous les atroces douleurs que lui causait le gĂąteau empoisonnĂ©. Les progrĂšs de lâintoxication Ă©taient rapides dĂ©jĂ il changeait de couleur. Digitized by Google 394 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Comment faire? disait lâofficier des gardes... Mais jây songe, fit-il tout Ă coup, le flacon de lâabbesse! Il tira aussitĂŽt de son pourpoint le prĂ©cieux antidote, et desserrant les dents du reĂźtre avec lâaide de ses amis, il lui en versa plusieurs gouttes dans la gorge. La liqueur Ă©tait souveraine, comme lâavait dit Marie de Beauvilliers elle fit bientĂŽt sentir son action bienfaisante, et, au bout dâun quart dâheure, le reĂźtre Ă©tait complĂšte- ment remis. â Dut brĂȘt Ă regommencer, cria-t-il de sa voix de stentor. â Pas avec ce gĂąteau toujours, fit Michel. â No, no, der Teufel ! mais je poirais pien de la piĂšre. On ne le permit pas. Gargantua dut souffrir plutĂŽt quâon lui administrĂąt encore trois gouttes du contre-poison. â A nos chevaux maintenant ! sâĂ©cria Marcel. On se remit en selle, et lâon reprit la chaussĂ©e. Elle nâĂ©tait pas tout Ă fait dĂ©barrassĂ©e, mais les hommes avaient dĂ©campĂ©, et lâobstacle qui restait fut franchi. Une demi-heure aprĂšs, comme on approchait de la ri- viĂšre du Havel et des premiĂšres maisons de Brandebourg Michel se dĂ©tacha tout Ă coup de ses amis, sans mot dire. Ces derniers ne sâen aperçurent que lorsquâil Ă©tait dĂ©jĂ Ă cent pas. Ils sâarrĂȘtĂšrent pour lâattendre. Michel volait sur son cheval vers une fabrique Ă sa gauche, oĂč, au milieu de toileries blanches suspendues Ă des piquets, il venait dâapercevoir quelque chose comme un froc gris de cordelier, ceint de la corde blanche. BientĂŽt on vit reparaĂźtre lâancien pĂątre, tenant de la main gauche, par son capuee, le moine Ă barbe fauve, qui se dĂ©battait ainsi quâun diable le long des flancs du cheval. â Le voilĂ enfin ! cria-t-il Ă ses amis, en levant le faux cordelier en lâair comme une plume. Câest bien mon laus- quenet de Turin. Puis, sans mĂȘme descendre de sa monture, et tenant Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 39 .% toujours le frocard suspendu avec la main gauche, il lui assĂ©na sur le crĂąne un premier coup de poing qui arrĂȘta immĂ©diatement toute gesticulation. â QuĂ© simple ! fit lâathlĂšte examinant un instant la face du misĂ©rable, qui sâĂ©tait aussitĂŽt couverte dâune pĂąleur livide. Une deuxiĂšme talmouse rĂ©sonna moins que la premiĂšre, comme si la boĂźte osseuse fĂ»t dĂ©jĂ fĂȘlĂ©e. Lâhercule pauma de la sorte deux fois encore. A la qua- triĂšme, la cervelle jaillit. â Assez, Michel, assez! implora Marcel apitoyĂ©. â Oui, il en a assez, dit tranquillement le montagnard auvergnat. Et saisissant Ă deux mains le corps du bandit, il lâĂ©leva au-dessus de sa tĂȘte, le balança un instant dans lâair, et le jeta dans les flots du Havel, qui se refermĂšrent sur lui. Lâabominable lansquenet Claude le Lorrain ne pouvait finir mieux. Heureusement que personne nâavait Ă©tĂ© tĂ©moin de cette prompte exĂ©cution. Pour accomplir cet acte de haute justice, Michel avait arrĂȘtĂ© son cheval sous des tilleuls qui bordaient la riviĂšre. Marcel et ses amis allĂšrent sâinstaller Ă lâhĂŽtellerie de l'Aigle noir, sur la grande place de Brandebourg. Câest une ville trĂšs-ancienne que la capitale du margra-â viat, le Brennador des Wendes, la plus importante des citĂ©s bĂąties par ce peuple en Allemagne. Lâempereur Henri le Boiteux la leur avait enlevĂ©e Ă la fin du dixiĂšme siĂšcle. Des margraves, ou comtes des frontiĂšres, rĂ©gnaient lĂ depuis lâempereur Henri lâOiseleur, qui fonda la Marche du Nord province frontiĂšre. âąâą Parmi eux il y avait eu des Albert lâOurs, des FrĂ©dĂ©ric Dent de Fer, vrais noms .fĂ©odaux ! Une branche de la maison de Hohenzollern tenait alors Digitized by Googl 396 LâABBESSE DE MONTMARTRE le margraviat; elle devait sâallier un peu plus tard Ă la fa- mille teutonique de la Prusse ducale, et fonder la dynastie des rois de Prusse actuels. Jean-Sigismond Ă©tait, comme on sait, le margrave rĂ©- gnant. Sans prĂ©ambule, Marcel, qui connaissait son margrave, alla le lendemain lui offrir le prĂ©cieux diamant, volĂ© jadis par le Maltais Matteo Rufio, en Ă©change de son consente- ment Ă demander le secours de Henri IV , de concert avec le Palatin de Neubourg, pour chasser les troupes dâAu- triche de ClĂšves et de Juliers. En mĂȘme temps, il le pria de lui octroyer son aide pour faire mettre en libertĂ© Alice, la fille du comte de FuentĂšs, dĂ©tenue par les jĂ©suites au monastĂšre des CarmĂ©lites de Spandau. â QuâĂ cela ne tienne! sâĂ©cria Jean-Sigismond, plein de joie. Puisque le diamant mâest rendu, je nâai plus besoin des jĂ©suites. Quant au secours du roi Henri IV, il y a lon- temps que je lâaurais invoquĂ©, si ces pajmilts, avec leurs promesses, ne mâen eussent dĂ©tournĂ©. Pater Geyser, leur provincial, j>eut dĂ©guerpir maintenant je lui donne pour cela trois jours, Ă lui et aux siens. On voit que le margrave ne tenait guĂšre aux saints personnages. Muni dâun ordre du souverain, et suivi dâune bonne escorte pour faire exĂ©cuter cet ordre, Marcel se rendit dĂšs le lendemain Ă Spandau, au couvent des CarmĂ©lites. Le dĂ©sappointement fut cruel. Il y avait deux mois dĂ©jĂ quâon Ă©tait venu reprendre aux CarmĂ©lites Alice la novice, et lâon ignorait oĂč elle avait Ă©tĂ© conduite. Seulement la supĂ©rieure avait entendu parler de la Pologne Ă ceux qui Ă©taient venus, de la part du Pater Geyser, extraire du couvent la jeune femme. â En Pologne ! murmura Marcel au, comble du dĂ©sese poir, aprĂšs quâon eut visitĂ© le cloĂźtre de fond en comble. Digitized by Google L'ABBESSE DK MONTMARTRE 397 Sâil nâeĂ»t suivi que les impulsions de son cĆur, lâofficier des gardes se fĂ»t remis aussitĂŽt en voyage, pour frapper Ă la porte de tous les couvents de la Pologne, de la Li- thuanie et de lâUkraine, depuis Wilna jusquâĂ Kiew. Mais chargĂ© dâune mission politique qui ne souffrait aucun re- tard, et dont le rĂ©sultat Ă©tait attendu par le roi Henri IV avec la plus grande impatience, il dut renoncer Ă lâaven- tureuse entreprise et songer Ă retourner Ă Paris. La douleur dans lâĂąme, Marcel rentra Ă Brandebourg. Il fit connaĂźtre au margrave lâinfructueux rĂ©sultat de son voyage Ă Spandau. â Jâaurais dĂ» menacer le pĂšre Geyser et mĂȘme le faire jeter en prison pour savoir de lui oĂč il avait fait conduire votre fiancĂ©e, dit le prince, qui sâempressa de lui tĂ©moi- gner toute la part quâil prenait Ă ses chagrins. Plus tard, ajouta Jean-Sigismond, vous eussiez pu aller jusquâen Pologne... Mais le provincial a quittĂ© le collĂšge et la ville ce matin, avec tous les siens. Comme Marcel regardait sur la place par une des fenĂȘtres du chĂąteau margravial, auprĂšs de laquelle il se tenait avec Jcan-Sigismond, il aperçut Michel et Gargantua qui lui faisaient des signes. Ses deux amis Ă©taient avec un personnage quâil reconnut aprĂšs quelques minutes dâexamen. CâĂ©tait lâIrlandais OâVern quâil avait rencontrĂ© Ă Don- chĂ©ry, prĂšs de Sedan, quelques annĂ©es auparavant, lors de lâexpĂ©dition contre le duc de Bouillon. Presque au mĂȘme instant se prĂ©senta le chevalier de Castaignac, qui, aprĂšs avoir saluĂ© le margrave, dit vivement Ă lâofficier des gardes â HĂ© ! milladious, venez donc ! Il y a lĂ sur la place un homme qui vous donnera des nouvelles de mademoiselle Alice. â Faites-le monter, monsieur! fit le prince avec cour- toisie. Digitized by Google 30S LâABBESSE DE MONTMARTRE BientĂŽt lâIrlandais parut. â Vous sauriez oĂč est ma fiancĂ©e ! sâĂ©cria Marcel en lâapercevant. Ah ! monsieur OâVern ! je vous bĂ©nirais, si vous pouviez me la faire retrouver. â Je vous devais bien cela, monsieur de Fontaine, rĂ©- pliqua le fils de la verte Crin, Ă vous qui mâavez tirĂ© de la misĂšre et procurĂ© les moyens de venir jusquâen ce pays, retrouver ma sĆur. GrĂące Ă vous aussi, je pus sauver ma fille malade. â Câest vrai ! Câest donc dans le Brandebourg que votre sĆur est abbesse ? â A lâabbaye des Bernardines, prĂšs de Potsdam. â Mais parlez vite ! Savez-vous oĂč est Alice? â En traversant la place du chĂąteau, je reconnus le gros capitaine, en compagnie de M. Michel. Je mâinformai aussitĂŽt de vous. â Mais Alice ?... Donnez-moi des nouvelles dâAlice. â Vos amis me firent connaĂźtre pourquoi vous veniez de vous rendre au monastĂšre de Spandau... â DâoĂč on lâa enlevĂ©e il y a quelques mois. â Par saint Patrick! mâĂ©criai-je, câest des CarmĂ©lites de Spandau quâon amena Ă ma sĆur, lâabbesse Godeste, de la part du pĂšre Geyser, provincial des jĂ©suites, une no\ice qui pleurait fort. â CâĂ©tait elle ! sâexclama Marcel au comble de la joie. â Elle se nomme Alice, en effet. â Et elle se trouve toujours aux Bernardines? â EnvoyĂ© par ma sĆur, je venais Ă Brandebourg pour demander au provincial ce quâil fallait faire de la jeune femme que rien nâavait pu dĂ©cider Ă prendre le voile. â Ah! courons volons Ă lâabba\e ! sâĂ©cria Michel. â Prenez avec vous, monsieur, un dĂ©tachement de mes hommes dâarmes, dit le prince. â Que Votre Altesse se rassure ! fit observer OâVern. Ma sĆur, lâabbesse Godeste, ne refusera point de rendre Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE sa fiancĂ©e Ă ce gentilhomme Ă qui jâai tant dâobligations. Marcel et ses amis, ainsi que lâIrlandais, remontĂšrent aussitĂŽt Ă cheval et coururent Ă Potsdam au galop. Lâabbesse Godeste, comme lâavait prĂ©vu OâVern, se rendit au vĆu de son frĂšre, dâautant plus quâelle nâavait plus rien Ă craindre du ressentiment du pĂšre Geyser, dĂ©- , sormais expulsĂ© du margraviat. Quelques instants aprĂšs la fiile du comte de FuentĂšs Ă©tait dans les bras de Marcel.... DĂ©crire la joie et le bonheur des deux fiancĂ©s, rĂ©unis enfin aprĂšs tant dâannĂ©es de sĂ©paration et de douloureuses aspirations, serait inutile. On devine ce qui se passa dans leur Ăąme, ce quâils se dirent, les doux et charmants projets quâils formĂšrent pour lâavenir. Ce fut du reste le sujet inĂ©puisable de leurs entretiens pendant toute la route, lorsquâaprĂšs avoir remerciĂ© vive- ment lâIrlandais et sa sĆur, et pris congĂ© du margrave Jean- Sigismond, qui donna Ă Marcel, pour Henri IV, la lettre tant dĂ©sirĂ©e, ils reprirent le chemin de la France. On Ă©tait en plein printemps, Ă la fin dâavril. Les len- teurs du voyage pĂ©rilleuxjusquâĂ Brandebourg, lâemprison- nement Ă Magdebourg, les excursions Ă Spandau et Ă Pots- dam avaient fait Ă©couler du temps. Il y avait dans le ciel bleu oĂč resplendissait lâastre vivi- fiant, dans les airs peuplĂ©s dâoiseaux chanteurs, sur la terre couverte de sa parure printaniĂšre, comme un immense concert dâamour, dont lâharmonie ne faisait que rĂ©pondre Ă ce que nos deux amants ressentaient eux-mĂȘmes. Ils respiraient avec bonheur les parfums que le soleil pompait, avec la rosĂ©e, des champs verdoyants et des halliers en fleur. Le cĆur Ă©mu, plein dâespĂ©rance, Marcel chantait lâhymne au rhythme charmant dâun des poĂštes de la PlĂ©iade Avril, lâhonneur et des bois El des mois; Digitized by Google 4'0 LâABBESSE DE MONTMARTRE Avril, la douce cspĂ©ranee Des fruits, qui sous le coton Du bouton Nourrissent leur jeune enfance! Avril, la grĂące et le ris De Cypris, Le flair et la douce haleine; Avril, le parfum des dieux Qui,descieux, Sentent lâodeur deOa plaine. Et les strophes gracieuses n France le bruit se rĂ©pandait que le roi allait ĂȘtre frappĂ© dâun coup mortel. â Mais câest horrible ! sâĂ©cria Marcel, fortement impres- sionnĂ© et ajoutant presque foi, dans sa sollicitude pou- Henri IV, Ă ces Ă©pouvantables dĂ©tails. Messieurs 1 permettez que je vous quitte. â DĂ©jĂ ! fit-on. â Je cours Ă Paris. â Demain matin... â Non, cette nuit mĂȘme. Tout pĂąle de ce quâil venait dâentendre, Marcel se rendit Ă lâhĂŽtellerie avec Castaignac, le fidĂšle Gascon du roi, non moins bouleversĂ© que lui. Il fit connaĂźtre* Ă Alice, ainsi quâau capitaine et Ă Michel, ce quâil venait dâapprendre. On rĂ©solut de ne goĂ»ter que les quelques heures de sommeil cont on avait besoin pour rĂ©parer ses forces, et longtemps avant le jour on se remit en voyage, eu laissant derriĂšre soi cette armĂ©e frĂ©missante, toute prĂȘle Ă sâĂ©bran- ler, et Ă laquelle il ne manquait plus que sou roi, son chef, son pĂšre. Il 24 Digitized by Google WG LâARBESSE DE MONTMARTRE Ce fut un vendredi matin que Marcel, avec Alice et ses compagnons, rentra dans Paris. Marie de MĂ©dicis avait Ă©tĂ© nommĂ©e rĂ©gente* avec un conseil de quinze personnes, pour le gouvernement du royaume en lâabsence du roi. La veille, avaient eu lieu Ă Saint-DĂ©nis le sacre et le couronnement de la reine, sui- vant la promesse quâelle avait obtenue de Henri IV. LâentrĂ©e officielle de la rĂ©gente devait avoir lieu le len- demain, et Marcel, qui avait pĂ©nĂ©trĂ© dans la capitale par la porte Saint-Denis, vit en passant les apprĂȘts de la fĂȘte que lâon faisait aux alentours de lâHĂŽtelâ deâ Ville et du pont Notre-Dame. Dans la foule qui revenait de voir les prĂ©paratifs, il en- tendit gloser sur la cĂ©rĂ©monie du sacre. â Ah! dame Perronnel le, disait une voix, on dit de singuliĂšres choses sur ce qui se passe au Louvre. â Oui, jâen ai entendu parler, la LouvĂšte ! rĂ©pliqua la Bidaude, qui donnait le bras Ă Jehanne la Jocette, nĂŽtre vieille connaissance. Mais cette derniĂšre, si joviale dâordinaire comme lâin- diquait son surnom, Ă©tait silencieuse et paraissait prĂ©oc- cupĂ©e. â Notre bon roi Ă©tait tout triste, reprit Marthe la Lou- vĂȘte. On prĂ©tend quâil nâa consenti Ă ce sacre quâĂ contre- cĆur, assurant quâil lui porterait malheur. â Monsieur de Sully avait beau le rassurer le pauvre Henriot ne sâest point dĂ©ridĂ©. â 11 est frappĂ©, la Perronnelle câest sĂ»r. Jacqueline, ma cousine de la porte Saint-Antoine, qui porte du lait chaque matin Ă lâArsenal pour madame la surintendante, a entendu rapporter de navrantes paroles. â Que disait-on Ă lâArsenal, dame Marthe? â La semaine passĂ©e, le roi, venant voir monsieur de Sully, lui avait dit dĂ©jĂ Mon amy, que ce sacre me des- Digitized by Google LâABBESSE IE MONTMARTRE toi plaist ! Je ne sçay ce que câest, mais le cĆur me dit quâil mâarrivera quelque mĂ©saventure. » â Que ces choses sont donc cruelles Ă entendre de la part dâun si excellent prince ! â Le lendemain, revenant encore Ă lâArsenal avec le duc de Guise et M. de Bassompierre, il leur dit Vous ne me connaissez pas encore, vous autres mais je mourrai un de ces jours, et, quand vous mâaurez perdu, vous con- naĂźtrez lors ce que je valois et la diffĂ©rence quâil y a de moy aux autres hommes. » â Ah ! cela me perce lâĂąme, la Bidaude ! â Enfin, avant-hier, il arriva tout chagrin, et sâasseyant sur une chaise basse, rĂȘvant et battant des doigts sur lâĂ©tui de ses lunettes, il se relevait tout Ă coup et, frap- pant des deux mains sur ses cuisses, disait Par Dieu ! je mourrai en cette ville et nâen sortirai jamais ! Ils me tueront, car je vois bien qu'ils nâont d'autre remĂšde en leurs dangers que ma mort! Ah ! maudit sacre, tu seras cause de ma mort. » â Mais câest piteux et lamentable ! â Puis, tout songeur, on lâouĂŻt murmurer Il ne re- viendra donc pas, pour que je puisse partir. » â Le roi attend donc quelquâun? â Il faut croire, dame Perronnelle... Sans doute il sâagit de quelque nouvelle importante, dont le retard lâimpa- tiente. Marcel Ă©peronnait son cheval pour percer la multitude, ^lont les rangs Ă©pais, en le forçant dâaller au pas, lui avaient permis dâentendre cette conversation. Mais il lui fut impos- sible de faire avancer plus vite sa monture et celle dâAlice que suivaient ses trois compagnons. â Et le roi qui se meurt dâennui, se dit-il, de ne point me voir arriver ! Il fut obbligĂ©, de la sorte, dâentendre encore quelques paroles des commĂšres. Digitized by Google 408 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Mais quâa donc notre Jocette ? demanda la Bidaudc. Elle nâouvre pas la bouche, et ses yeux sont tout Ă©garĂ©s... HĂ©! Jehanne, Ă qui songez- vous, ma mie ? â Moi! fit la Jocette, comme rĂ©veillĂ©e en sursaut. Moi ! je ne pense Ă rien. . â OĂč donc est votre langue, tna commĂšre?... Etes-vous en si grande peine, parce que maĂźtre Guille ne vous a point accompagnĂ©e? ... Mais, au fait, oĂč est-il, notre quĂ©reur pardons enrichi? Jehanne tressaillit et murmura â Ah! je tremble... â Vous tremblez de quoi? â Depuis huit jours je nâaperçois presque plus Jeau Guille, et jâai vu arriver chez lui des figures qui ne me plaisent point, comme dans le temps... â Comme dans le temps? Que voulez- vous dire? â Chaque fois quâon a commis quelque attentat. â Contre le roi ? â Les vieux de la Ligue se remuent nuit et jour, dit-on. Il y a surtout un vilain rousseau... â L'homme rouge! sâĂ©criĂšrent Ă la fois la Perronnelle et la LouvĂšte. â Il nâĂ©tait question que de lui ce matin sous les pi- liers des Halles, ajouta la premiĂšre. On assure que câest un fou on le voit toujours aiguiser son petit couteau et baiser son cĆur de Cotton. â Quelquâun, reprit la Perronnelle, lâa rencontrĂ© hier soir, Ă la tombĂ©e de la nuit, rĂŽdant sur la butte Mont- martre, autour de lâabbaye. â Vraiment? Que peut-il avoir Ă faire lĂ ? â Il a parlĂ© un instant au frĂšre Gilles, le surveillant du For-au-Dames. Ce fut au tour de Marcel et de Michel de tressaillir. â Et ce quâil y a de singulier, ajouta la Bidaude, câest que la personne qui mâa contĂ© cela, a aperçu, une heure Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE iO*> aprĂšs, l'homme rouge dĂ©valant, comme un fou quâil est, la butte Montmartre, et se prĂ©cipitant vers Paris, aprĂšs avoir vu quatre seigneurs de la cour pĂ©nĂ©trer dans lâabbaye. â Quatre seigneurs de la cour? â Parmi lesquels cette personne a cru reconnaĂźtre le roi Henri IV. â Ah çà ! fit Marthe, Henri va donc toujours visiter lâabbesse Marie de Beauvilliers? â â Dame! on dit quâil la consulte dans les grandes occa- sions, car câest une trop sainte femme pour que tous les autres bruits scandaleux ne soient point tombĂ©s. Les trois commĂšres avaient quittĂ© la rue Saint-Denis, pour prendre la rue de la Ferronnerie et rentrer en leurs logis respectifs, et la petite cavalcade y avait pĂ©nĂ©trĂ© avec eux. Gomme il y avait lĂ moins de monde que* dans la rue Saint-Denis, Marcel put enfin faire trotter son cheval et laissa derriĂšre lui la Perronnelle, la Jocette et la Bidaude. En sorte quâil ne put entendre lâexclamation de cette der- niĂšre, au moment oĂč les trois commĂšres passaient devant la boutique de maĂźtre Kogier Leblanc, le quincaillier. â L'homme rouge ! sâĂ©tait Ă©criĂ©e la Perronnelle. Et elle montrait le rousseau avec son feutre Ă plumes, son grand rabat blanc et son pourpoint noir. Il Ă©tait assis sur une borne, en face de la boutique du quincaillier, qui Ă©tait celle du CĆur couronnĂ© percĂ© d'une flĂšche. Et lĂ , il semblait examiner avec attention la boutique et le voisinage. La rue Ă©tait flanquĂ©e lĂ de loges et dâĂ©choppes joignant la muraille du cimetiĂšre Saint-Innocent. Le 14 mai 15o4 â il y avait juste cinquante-six ans â le roi Henri II Ă©tant Ă CompĂŻĂšgne, et considĂ©rant que cette rue de la Ferronnerie Ă©tait la voie ordinaire que sui- vaient les rois de France pour sâen aller du Loqvre en leur Digitized by Google HO LâABBESSE DE MONTMARTRE chĂąteau des Tournelle», avait rendu un Ă©dit suivant lequel ces boutiques, qui encombraient la rue, devaient ĂȘtre dĂ©- molies et abattues. LâĂ©dit avait Ă©tĂ© ratifiĂ© en Parlement, mais son exĂ©cution nĂ©gligĂ©e. Deux des commĂšres se contentĂšrent de hausser les Ă©paules, en passant devant celui dont on ne parlait que comme dâun maniaque. Mais Jehaune la Jocette frĂ©mit... Ătait-elle, plus quâelle ne voulait le dire, dans les confidences du vieux ligueur Jean Guille, le quĂ©reur de pardons? Dix minutes aprĂšs, lâhomme rouge quittait son poste pour gagner le pout Notre-Dame. Chemin faisant, il murmurait â L'homme rouge!... toujours lâhomme rouge! ... Ils mâappellent tous ainsi... Il eut un rire sec et nerveux. . â Oui, fit-il en reprenant son soliloque habituel, oui, je suis lâhomme rouge... Le sang est rouge, et ce soir il y aura du sang!... Ha... ha... ha! je pourrai enfin venger la religion et me venger en mĂȘme temps... Je lâai revu hier soir, le Navarrais, se rendant auprĂšs dâelle!... Et jâai couru vers le pĂšre jâarrivai Ă propos. On me faisait cher- cher... Monsieur le duc, la marquise et les autres qui doi- vent mâaider, y Ă©taient tous... Malheur Ă lui! Jâai eu une vision cette nuit sou heure a sonnĂ©... Au moment oĂč Ravaillac frappait Ă la maison mystĂ©- rieuse que nous connaissons, arrivaient Ă©galement deux autres personnages. CâĂ©tait le vieux Jean Guille et frĂšre Gilles. Mais ni lâun ni lâautre ne portaient leur costume ordi- naire. Tous deux Ă©taient dĂ©guisĂ©s le premier en paysan, le second en marinier du port aux vins. Ils tenaient un fouet Ă la main. Toutefois, frĂšre Gilles avait une cape grise qui lui couvrait la tĂȘte, comme toujours. Digitized by Google L'ABBESSE UE MONTMARTRE 41 1 Marcel avait dâabord conduit Alice chez son pĂšre adoptif, le conseiller du Bosc. Le vieux chevalier faillit mourir de bonheur en serrant la jeune femme dans ses bras. â A bientĂŽt! dit lâoflicier des gardes, aprĂšs avoir baisĂ© la main de sa fiancĂ©e. Puis il sâĂ©lança vers le Louvre. Le roi venait dâentendre la messe aux FeuillainS. Marcel le rejoignit au moment oĂč il rentrait dans son cabinet. â Sire! rĂ©jouissez-vous! sâĂ©cria Marcel. Voici la lettre du margrave de Brandebourg. Henri eut un Ă©clair de joie dans les yeux, et lut rapide- ment cette missive si ardemment dĂ©sirĂ©e. Mais aprĂšs avoir pressĂ© lâofficier contre son cĆur, il lui dit, avec un ton dont la mĂ©lancolie frappa Marcel doulou- reusement â Ah! dĂ©sormais personne ne te sĂ©parera plus de moi, mon fils. JâĂ©tais bien inquiet et je craignais... â Vous craigniez, Sire? â De ne plus te revoir. â Jâai couru quelques dangers, câest vrai, mais... â Las! je me comprends, reprit le roi en lâinterrom- pant avec un soupir. Si Dieu me permet dâaller en guerre... Sire! jâai vu vos armĂ©es en roule elles brĂ»lent de % vous voir Ă leur tĂȘte et de courir Ă la victoire sons un si grand gĂ©nĂ©ral . Henri acheva sa phrase, sans paraĂźtre tenir compte de lâinterruption enthousiaste de son officier des gardes Mais tu mâacccompagneras partout. Tu seras, Ă mes cĂŽtĂ©s, mon cher Ă©cuyer dâautrefois. Mon unique soin sera de veiller sur mon roi. Le Sei- gneur mâassistera, lui qui mâa sauvĂ© en route des em- bĂ»ches des jĂ©suites... â Toi aussi, mon fils?... Ah! les enragĂ©s!... iâii com- mis une grande faute, je le reconnais maintenant; dâavoir rappelĂ© ces gens, qui nâont rien appris, rien oubliĂ©... Mon Digitized by Google 412 LâABBESSE ĂE MONTMARTRE indulgence ne mâaura servi Ă rien, car ils ont repris leur prĂ©dictions et leurs fureurs. â Sire! chassez-les Ă jamais du royaume. â Trop tard maintenant... HĂ©las! en ces jours criti- ques, que de fois je me suis ressouvenu des paroles solen- nelles de ton aĂŻeul, dans le bourg de Pailhat incendiĂ©... â Lu ministre Massin, dont me parle si souvent Michel? â Chaque fois que je nâai point consultĂ© madame Marie de Beauvilliers, ce qui correspondait Ă ton Ă©loignement de la cour, mon fils, mauvaises rĂ©solutions je pris, et des orages se formĂšrent contre moi. â Confiez-vous en lâavenir, Sire! Avec votre vaillante armĂ©e, vous pouvez braver tout orage et pĂ©ril. â HĂ©las ! rĂ©pondit Henri en soupirant encore. Marcel prit congĂ© du roi, qui lâengageait Ă aller voir ses amis et Ă le rejoindre dans la soirĂ©e. Dans la galerie, lâofficier nâaperçut que des visages tristes et soucieux. On sâentretenait Ă voix basse des sinistres prĂ©dictions quâon colportait, des paroles inquiĂštes du roi, de tous les signes prĂ©curseurs dâune catastrophe. â Il y a des anges et des dĂ©mons, se mit Ă dire un gen- tilhomme, qui Ă©tait Haramboure, de bons et de mauvais gĂ©nies... â Oui, rĂ©pliqua dâĂubignĂ©, il y a la reine Marguerite et les gens de lâautre reine â â Les Cortcini! â Avec les jĂ©suites. â Harnibieu! fit Crillon, vous avez raison, M. dâAu- bignĂ©. â Câest la premiĂšre fois, M. de Crillon, que je vous vois si complĂštement de mon avis. EspĂ©rons que ce ne sera pas la derniĂšre. â Au fait, intervint Belzunce, jâai vu tantĂŽt Ă une lenĂȘtre la GaligaĂŻ, avec sa figure chafouine. Elle parlait bas Ă son Digitized by Google LâABUESSE DE MONTMARTRE 413 I mari, et tous deux avaient un sourire de joie diabolique. On eĂ»t dit quâils se gaudissaicnt de lâanxiĂ©tĂ© de notre Henriot. â Tandis que hier, lit observer Chicot, la bonne Margot envoyait au roi une lettre de son hĂŽtel du petit PrĂ©-aux- Clers, pour lâavertir quâelle connaissait une prophĂ©tie de La Brosse, qui dĂ©signait le 14 - mai comme un jour de danger mortel. Elle le suppliait de ne point quitter le Louvre. â JâespĂšre bien quâil ne sortira point, le reyot, dit Cas- taignac. â DâEpernon et le pĂšre Cotton se trouvaient lĂ , avec PĂ©rinet. Henri leur montra la lettre de Marguerite. â Que dirent le duc et les autres? â PĂ©rinet prĂ©tendit que La Brosse Ă©tait un ignorant, un bĂ©lĂźtre, un pĂ©dant; que lui, PĂ©rinet, pouvait garantir, sui- vant ses Ă©tudes, quâil nây avait nul pĂ©ril Ă craindre. â Et dâEpernon? â Le duc rappela au roi quâil avait dĂ©sirĂ© voir, vers quatre heures, aprĂšs le dĂźner, les prĂ©paratifs de fĂȘte aux environs de rHĂŽtel-de-Ville et du pont Notre-DamĂ©; que sa visite accĂ©lĂ©rerait certainement le travail... â Quelle Ă©tait lâopinion du confesseur? â Le pĂšre Cotton ne disait pas grandâchose. Seulement il opina par signes de tĂȘte dans le sens du duc, quand celui-ci ajouta que Sa MajestĂ© ne pouvait partir pour lâarmĂ©e avant la cĂ©rĂ©monie solennelle de la rentrĂ©e de la rĂ©gente; que si les apprĂȘts ne sâachevaient promptement, le roi se verrait obligĂ© de diffĂ©rer son dĂ©part pour cette guerre qui lui tenait tant au cĆur. â Et quâa rĂ©pondu le roi ? â Quâil verrait... quâaprĂšs tout il avait besoin de causer avec Sully, qui Ă©tait malade et retenu Ă lâArsenal. En entendant tout cela, Marcel rĂ©solut de retourner dans le cabinet royal, pour conjurer Henri IV de ne point n 25 . Digitized by Google 4U L'ABBESSE DE MONTMARTRE sâexposer dans les rues de Paris pendant cette journĂ©e, que tant de circonstances, fortuites ou non, semblaient si- gnaler comme funeste et calamiteuse. Il se proposait en mĂȘme temps de lui rapporter ce quâil avait entendu dire, une heure auparavant, dans les rangs du peuple. Mais les gardes lui apprirent que le roi venait de se rendre dans lâappartement de la reine, avec laquelle il devait dĂźner. Marcel alla retrouver scs amis, Michel et Gargantua, qui lâattendaient dans la cour. Tous les trois remontĂšrent Ă cheval, et atteignirent bientĂŽt Montmartre. Marcel embrassa sa vieille mĂšre, qui le mena en pleurant auprĂšs de Marie de Beauvilliers. Lâesprit de la pauvre femme Ă©tait toujours un peu dĂ©- rangĂ©, mais avait maintenant de longs jours lucides. Ses moments dâĂ©garement duraient peu et revenaient plus ra- rement. Lâabbesse retint notre officier, pour entendre le rĂ©cit de son pĂ©rilleux voyage. Mais il Ă©tait pressĂ© de revoir aussi monsieur de Cliguancourt, et, dĂšs quâil eut terminĂ©, il courut au manoir. Le seigneur Ligier Ă©tait clouĂ© au lit par un de ses vio- lents accĂšs de goutte. Marcel comprit que ce nâĂ©tait pas le moment de lui parler dâAlice, comme il lâeĂ»t dĂ©sirĂ©. Il remit donc Ă un autre jour la tĂąche si difficile de re- concilier lâoncle et la niĂšce, et remonta la bulle sur la- quelle il avait laissĂ© Michel et Gargantua. Il trouva le capitaine entourĂ© dâune douzaine de vigne- rons, auxquels il racontait, avec force c 1er Teufel , son voyage du Brandebourg, et avec lesquels il fĂȘtait joyeuse- ment le vin de France, dont il avait Ă©tĂ© privĂ© si longtemps. â OĂč est Michel? demanda lâofficier au reĂźtre. â Au cloĂźtre, mon bedit, avec un frogard. â Un religieux? Lequel? Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 415 â Le chĂ©suite, vous savez... le frĂšre GĂŽme, qui est arrivĂ© en gourant. â Le frĂšre CĂŽme, le servant du pĂšre Daubigny! â la, ia. Ils nâont bas vulu poire et ont gouru dus deux auprĂšs de matante lâappesse... Michel levait les mains au ciel et bussait des ah! et des oh! â Quelque nouvelle grave! dit Marcel. â la, ia, drĂšs-crave, mon bedit, buisgue cbe vus dis guâils nâont bas vulu poire... Mais moi, je pois duchurs. Pressentant quelque chose, Marcel se prĂ©cipita vers le cloĂźtre. Marie de Beauvillers Ă©tait pĂąle comme un spectre, Michel consternĂ©; le frĂšre GĂŽme, tout pantelant encore de sa course, leur faisait un rĂ©cit qui les frappait dâhorreur et dâĂ©pouvante. â Marcel, sâĂ©cria lâabbesse dĂšs quâelle aperçut lâofficier des gardes, courez sauver le roi! â Sauver le roi ! â Vous nâavez pas un instant Ă perdre. Sa vie est me- nacĂ©e par un assassin. â Que dites-vous, madame? De quel attentat sâagit-il? OĂč trouverai-je le misĂ©rable? â Ecoutez ce frĂšre, et frĂ©missez! â Oui, monsieur, dit le pieux novice des jĂ©suites, un abominable forfait a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© cette nuit. Jâen suis encore tout tremblant... En entendant cette exĂ©crable trame, le sang se figeait dans mes veines. â Expliquez-vous donc mon anxiĂ©tĂ© est extrĂȘme. â Dans la maison du pont Notre-Dame, oĂč depuis plu- sieurs mois se rend mon maĂźtre... â Le pĂšre Daubigny! â Un homme que je croyais si saint I... Dans cette maison, se sont rĂ©unis hier soir, Ă minuit, le duc d'Epernon et la marquise de Verneuil. â Digne amie de ce monstre 1 Digilized by Google 416 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Le profĂšs les a laissĂ©s seuls, et mâa dit tout bas en sortant Demeure lĂ , et sois tĂ©moin que je me suis re- tirĂ©. Je lie veux pas ĂȘtre compromis, et je blĂąme un pareil complot. » On voit quâau dernier moment, le profĂšs jugeait prudent de ne plus se mĂȘler de lâaffaire, du moins en apparence, et, avec un habile calcul, il laissait lĂ quelquâun pour at- tester son innocence au besoin. â Ces paroles, reprit le novice, me frappĂšrent. Il sâagissait donc dâun complot? Contre qui? Je ne tardai pas Ă le savoir le duc et la marquise attendaient trois hommes, qui se prĂ©sentĂšrent lâun aprĂšs lâautre. â Quels Ă©taient ces hommes? â Un vieux bourgeois que je voyais pour la premiĂšre fois; un autre personnage bien enveloppĂ© dans sa cuculle et si bien couvert de son capuce, que je ne pus voir son visage; enfin... â Enfin? â L'homme rouge. â Encore l'homme rouge ! sâĂ©cria Marcel, qui se souve- nait des paroles quâil avait entendues le matin dans la foule. * â Oui, un rousseau, un praticien dâAngoulĂȘme, qu» maintes fois dĂ©jĂ Ă©tait venu dans la maison et au GesĂŒ de la Porte Saint-Antoine, pour parler tantĂŽt au pĂšre, tantĂŽt Ă la marquise, tantĂŽt aussi au duc. â Son nom? â François Ravaillac. â Et cet homme? â Câest lui qui doit frapper le roi. â OĂč? quand? â Aujourdâhui mĂȘme, rue de la Ferronnerie... Mais en- tendez le reste. â Pour l'amour de Dieu, hĂątez-vous ! â Ah! jâĂ©coutais de toutes mes oreilles. Le duc et la Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 417 marquise ne se gĂȘnaient guĂšre , du reste ils parlaient haut. La voix de lâhomme ronge avait par moments des Ă©clats sinistres... Celle du vieux bourgeois, je lâentendais moins, mais el,le rĂ©sonnait sourdement... La troisiĂšme, celle de l'homme au capuce sans doute, Ă©tait seule inintel- ligible. â Mais que disait-on 9 Parlez, au nom du ciel! â On frappa de nouveau, soudain, Ă la porte qui sâouvre sur le pont. â Quel Ă©tait ce nouveau venu? â Un grand Italien de la maison de monsieur Concini, que jâavais dĂ©jĂ vu. â Ali ! que venait-il faire? â On lâaccueillit avec joie. Il dit ces mots, qui retentis- sent encore Ă mon oreille A quatre heures il sortira du Louvre dans son carrosse, pour se rendre Ă lâArsenal. Il passera rue de la Ferronnerie, pour aller voir les apprĂȘts de la fĂȘte... Il lâa annoncĂ© Ă la reine. » â Câest moi, sâĂ©cria d'Epernon, qui lâai dĂ©terminĂ©. Ainsi, tout est com- binĂ© Ă propos, comme je viens de lâexpliquer. » â Mais quelle est cette horrible combinaison? demanda vivement Marcel. â LâItalien ajouta que les gens du signore son maĂźtre, seraient rue de la Ferronnerie, comme il avait Ă©tĂ© convenu. Oui, je sais, des aventuriers soldĂ©s par Concini, » dit dâEpernon. â Ah ! lâabominable Florentin ! â LâenvoyĂ© de Concini, poursuivit le novice, se retira bientĂŽt. Ce fut aprĂšs son dĂ©part que le duc et la marquise assignĂšrent leur rĂŽle Ă chacun des trois hommes. â Et ce rĂŽle exĂ©crable? â Le voici. Lâhomme rouge, Ravaillac, attendra le roi devant la boutique dâun quincaillier, qui est adossĂ©e au mur du charnier des Innocents, et qui porte pour enseigne un CĆur couronnĂ© percĂ© d'une /lĂšche. Les deux autres Digitized by Google 418 LâABBESSE DE MONTMARTRE obstrueront la rue dĂ©jĂ si Ă©troite, afin d'ai rĂȘter le carrosse du roi et de faciliter Ă Ravaillac son horrible forfait. â Comment sâv prendront-ils? â Le premier conduira une voiture de foin, destinĂ©e Ă tenir le milieu mĂŽme de la rue, pour forcer le carrosse de prendre Ă main gauche, tout contre la boutique du quin- caillier. â Et lâautre? â Aura un baquet chargĂ© de futailles de vins qui, pivo- tant tout Ă coup, au moment mĂŽme oĂč le carrosse sera contre la boutique, barrera la rue par derriĂšre et em- pĂȘchera dâavancer les gardes et les valets. â Les dĂ©mons! ils ont tout prĂ©vu, â Quand les trois hommes se retirĂšrent, acheva le frĂšre CĂŽme, je vis au rousseau et au vieux des yeux Ă©tincelants; mais lâhomme au capuce, encore plus soigneusement enve- loppĂ© quâauparavant, et qui paraissait bien se cacher de moi, tenait la tĂȘte baissĂ©e dâun air morne, comme quel- quâun qui eĂ»t obĂ©i Ă contre-cĆur. â Ah! lâinfernal plan!... Câest tout? X QUATORZE MAI ! â Oui, monsieur... Le roi est bon, il mâa sauvĂ© des mains des mĂ©chants. Je voulais accourir dĂšs lâaube pour prĂ©venir de toute cette dĂ©testable machination madame lâabbesse, qui est lâamie du roi. Mais le pĂšre Daubigny Ă©tant rentrĂ© aprĂšs le dĂ©part de ces gens odieux, je ne pus Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 419 mâĂ©chapper que cette aprĂšs-midi... En arrivant devant le monastĂšre, jâaperçus monsieur Michel. â Courez donc, Marcel! sâĂ©cria Marie de Beauvifliers. Vous connaissez tous les dĂ©tails de lâabominable trame puissent-ils vous aider Ă conjurer le pĂ©ril ! â Je vole droit au Louvre prĂ©venir le roi... Michel, Ă cheval ! Quelques minutes aprĂšs, tous deux montaient en selle et descendaient la butte au grand trot de leurs chevaux. En les voyant si pressĂ©s et si bouleversĂ©s, le capitaine Gargantua sâarracha de la sociĂ©tĂ© de ses chers amis les vignerons, et enfourcha Ă©galement son roussin, en se disant â Oh 1 oh ! che grois quâon aura pesoin de moi. Il rejoignit ses amis auxPorcherons. Ventre Ă terre, les trois cavaliers arrivĂšrent au Louvre. â Le roi? demanda Marcel aux gardes. â Parti en carrosse depuis dix minutes, pour lâArsenal. â Par oĂč? â Par la rue Saint-HonorĂ©. â Courons! nous le rattraperons. Comme des furieux, ils sâĂ©lancĂšrent dans la direction indiquĂ©e. Voici ce qui sâĂ©tait passĂ© au Louvre, avant le dĂ©part de Henri. Les historiens du temps ont conservĂ© les moindres gestes et paroles de lâinfortunĂ© monarque. AprĂšs le disnĂ©, raconte Lestoile, le roy sâest mis sur son lit pour dormir; mais, ne pouvant recevoir de sommeil, il sâest levĂ©, triste, inquiet et rĂȘveur, et a promenĂ© dans sa chambre quelque temps, et sâest jetĂ© derechef sur le lit. Mais ne pouvant dormir encore, il sâest levĂ©, et a de- mandĂ© Ă lâexempt des gardes quelle heure estoit. a Lâexempt luy a rĂ©pondu quâil estoit quatre heures, et a dit Digitized by Google 420 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Sire, je vois Votre .MajestĂ© triste et toute pensive il vaudroit mieux prendre lâair, cela la rĂ©jouiroit. â Câest bien dit ; eh bien, faites apprĂȘter mon carrosse Jâirai, comme je lâavois rĂ©solu, Ă lâArsenal voir le duc de Sully, qui est indisposĂ© et qui se baigne aujourdâhui. Cependant le roi hĂ©sitoit encore. Il alla voir Marie de MĂ©dicis, et plusieurs fois dit Ă la reine â Mamie, irai-je? nâirai-je pas? Il sortit mĂȘme deux ou trois fois, et puis tout dâun coup retourna et disoit Ă la reine â Ma mie, irai-je* encore? et faisoit de nouveau doute dâaller ou de demeurer. Enfin il se rĂ©solut dây aller, et ayant plusieurs fois embrassĂ© la reine, luy dit adieu, et, entre autres choses quâon a remarquĂ©es, il lui dit â Je ne ferai quâaller et venir, et serai ici Ă cette heure mesme. 9 Comme il fut en bas de la montĂ©e escalier oĂč son carrosse lâattendoit, monsieur de Praslin, son capitaine des gardes, le voulut suivre. Il luy dit â Allez- vous-en, je ne veux personne; allez faire vos affaires. Ainsi, nâayant autour de luy que quelques gentils- hommes et des valets de pied, il monta en carrosse, se mit au fond, Ă sa main gaucbc, dâEpernon se plaçant Ă sa main droite. Il fit entrer ensuite dans le carrosse messieurs de Montbazon, Roquelaure, le marĂ©chal de Lavardin, La Force, Mirebeau et le premier Ă©cuyer Liancourt. » Le vaste et lourd vĂ©hicule sâĂ©branla, prĂ©cĂ©dĂ© seulement de Serviteurs Ă cheval et accompagnĂ© de quelques valets de pied. Comme il faisait chaud, on Ă©carta les mantelets ou rideaux de cuir des portiĂšres. , Le cocher ayant demandĂ© oĂč il fallait toucher, le roi rĂ©pondit dâabord dâun ton chagrin Digitized by Google LâABBESSE 1>E MONTMARTRE 421 â Mettez- moi hors dâici. Mais un peu plus loin, Henri passa sa tĂȘte par la portiĂšre et dit tout haut â A lâArsenal, par le cimetiĂšre des Innocents. Cela voulait dire par la rue delĂ Ferronnerie. Et, Ă cause de la chaleur, le roi quitta le manteau quâil avait sur lui, et le posa sur ses genoux. Marcel, en se prĂ©cipitant sur les traces de Henri IV, avait espĂ©rĂ© rejoindre facilement le lourd carosse. Gar- gantua et Michel lâavaient suivi. On fut bientĂŽt dans la rue Saint-HonorĂ©.' Le peuple se range dâabord devant lâofficier des gardes. Tout en galopant, celui-ci se dresse sur les Ă©triers, pour regarder devant lui, par-dessus les tĂȘtes. Tout Ă coup il sâĂ©cria avec joie â VoilĂ le carrosse!... En avant! Mais la foule est devenue plus compacte. Des charrettes des halles, plusieurs coches desservant les environs de Paris, quelques carrosses mĂȘme car lâusage en Ă©tait de- venu moins rare, Ă la file les uns des autres, commençaient Ă encombrer la rue Saint-HonorĂ© entre celle des Provoires PrĂȘtres ou Prouaires et la rue Tire-Chape. Marcel ne peut plus avancer que lentement. A la rue des Bourdonnais, il regarde. â Le carrosse entre dans la rue de la Ferronnerie, crie- t-il. Place ! place!... Mais sa voix sâentend Ă peine au mi- lieu du brouhaha. 11 tire son Ă©pĂ©e. Le capitaine et lâancien pĂątre lâimitent, en se mettant Ă ses cĂŽtĂ©s. Lâoflicier et le reĂźtre , du plat de leurs lames, frappent Ă droite, Ă gauche, sur les haridelles des charrettes, sur les mazettes des coches, pour les faire ranger et sâouvrir un passage. Gros-Michel pousse devant lui un coche avec tant de force, quâil envoie le timonier briser la devanture dâune boutique de pelletier, au coin de la rue des DĂ©chargeurs. Digitized by Google 422 L'ABBESSE DE MONTMARTRE â QuĂ© simple! sâĂ©tait-il contentĂ© de murmurer. â Ciel! je ne vois plus lâĂ©quipage, dit lâofficier. Il est engagĂ© au milieu de toutes ces voitures qui le cachent... Au nom de Dieu! laissez-moi passer. Marcel commande, jure, menace, implore câest en vain. â Mais nous ne pouvons ni avancer ni nous garer, rĂ©- pondent les conducteurs des carrioles, en montrant la file devant eux et les Ă©choppes Ă leurs cĂŽtĂ©s. â A la male heure! sâĂ©crie Marcel. Voici les valets de pied qui ont quittĂ© le carrosse... â Ils prennent par une des galeries du charnier, fait observer Michel. â Les insensĂ©s! ils vont laisser tuer le roi... A pied, Michel! Ă pied, capitaine! et ouvrons-nous un passage, les armes Ă la main. Lâofficier des gardes a sautĂ© de son cheval, quâil aban- donne au milieu de la bagarre. Gros-Michel, qui en a fait autant, lâa dĂ©jĂ dĂ©vancĂ© ; distribuant scs maĂźtres coups de poing, il fait une trouĂ©e, par laquelle il sâĂ©lance. Marcel marche sur ses traces; Gargantua, Ă pied aussi, derriĂšre lâofficier, sâavance en soufflant bruyamment. Ils atteignent de la sorte la rue de la Ferronnerie, et sây jettent en dĂ©sespĂ©rĂ©s. Le carrosse royal marchait toujours, mais Ă grandâpeine. â Enfin! sâĂ©crie Marcel. Merci, seigneur Dieu! Il voyait le vĂ©hicule dorĂ© et armoriĂ© Ă quinze pas devant lui. Mais lâĂ©quipage est en face de la boutique du quincaillier. Lâofficier reconnaĂźt en frĂ©missant le CĆur couronnĂ© percĂ© d'une pĂšche. Ce qui le fait frissonner surtout et le remplit dâeffroi, câest quâil aperçoit en mĂȘme temps, au delĂ du carosse, au milieu de la rue, une Ă©norme voiture de foin. Au moment oĂč il va se prĂ©cipiter, uu baquet plein de Ji Digitized by Google I/ABBESSE DE MONTMARTRE 423 tonnelets, qui sâĂ©tait rangĂ© pour laisser passer le carrosse royal, tourne subitement sur lui-mĂȘme et barre la rjie dans toute sa largeur. â Place! place! crie lâofficier. Et il se jette sur le haquet. Un homme, habillĂ© en garçon de riviĂšre, le fouet Ă la main, mais une cape grise sur le front, se dresse soudain devant lui et, avec une voix Ă©videmment contrefaite, se met Ă gronder â MorguĂ©! ne voyez-vous point que... Mais le marinier a levĂ© la tĂȘte. Il a tressailli de tout son corps, Ă la vue de Marcel. â Place I ordonne encore lâofficier, ou ma lame... Et il veut repousser cet homme, pour arriver Ă lâun des bricoliers et saisir le cheval par le licou. Mais alors, et au moment mĂȘme oĂč le carrosse du roi dĂ©- viait Ă gauche, pour Ă©viter la voiture de foin, et se rappro- chait de la boutique du quincaillier, une demi-douzaine de grands coquins sâĂ©lancĂšrent dâune allĂ©e Ă droite qui com- muniquait avec la place aux Chats. CâĂ©taient les gens du Concini. Lâun dâeux, qui paraissait ĂȘtre le chef, bondit sur - Marcel, la dague Ă la main. Prompt comme lâĂ©clair, lâhomme Ă la cape grise se jette au devant du chenapan et reçoit le coup en pleine poitrine. Mais un cri a retenti... un cri qui glace Marcel jusquâĂ la moelle des os. Il a reconnu cette voix cette voix est celle de Henri IV. Tandis que Michel et Gargantua mettaient en fuite les estafiers envoyĂ©s par Concini, dont la besogne, du reste Ă©tait achevĂ©e, car ils avaient, eux aussi, entendu le cri dĂ©- chirant ' parti de lâĂ©quipage royal, Marcel avait fini par Ă©carter les chevaux du haquet, et tout haletant, tout pĂąle, arrivait devant la boutique. Horrible spectacle! LâinfortunĂ©e Henri avait la tĂȘte ap- Digitized by Google 424 - L'ABBESSE DE MONTMARTRE puyĂ©e sur lâĂ©paule du duc dâEpernon, et le sang jaillissait Ă gros bouillons de sa bouche et de deux blessures au cĆur. Il Ă©tait dĂ©jĂ mort..,.. Les seigneurs avaient rapidement ouvert les portiĂšres, les uns sâempressant autour du roi, les autres tenant l'as- sassin, qui ne bougeait pas. CâĂ©tait le rousseau dâAngoulĂȘme, François ftavaillae. Voici comment il avait accompli son exĂ©crable forfait. Un seul des valets de pied Ă©tait restĂ© prĂšs du roi, Ă cĂŽtĂ© de la voiture, tandis que les autres avaient voulu se porter en avant par le charnier, pour dĂ©gager la voie. Par mal- heur, au moment oĂč le carrosse Ă©tait forcĂ©, devant la voi- ture de foin, de se rapprocher de ia boutique, ce valet se baissa pour rajuster sa jarretiĂšre. Ravaillac -se glissa entre lui et le carrosse, et, par- dessus la roue, passa son bras par la portiĂšre et frappa ra- pidement le roi de deux coups dâun couteau tranchant des deux cĂŽtĂ©s. Il lui en porta un troisiĂšme, mais celui-lĂ , le duc de Montbazon le reçut manche de son pourpoint. Au premier coup, le roi avait jetĂ© le cri entendu par Marcel, en ajoutant â Je suis blessĂ©. Au deuxiĂšme, il avait poussĂ© un soupir qui fut Ă©touffĂ© aussitĂŽt par le vomissement de sang, et sa tĂȘte tomba sur lâĂ©paule du duc Ă ses cĂŽtĂ©s. La mort fui presque instantanĂ©e. Un des gentilhommes sâĂ©tait Ă©criĂ© â Le roi est mort! On lâavait entendu. Ce fut dâabord un long frĂ©missement dans la foule. Puis les plus rapprochĂ©s voulurent se prĂ©ci- piter sur lâassassin et le mettre en piĂšces. Les, seigneurs et Marcel durent protĂ©ger sa vie, pour le conserver Ă la justice. L'ABBE SS K DE MONTMARTRE x Les habitants et les curieux, saisis de terreur, se jetaient dans les allĂ©es et dans les Ă©choppes. On emmena le meurtrier qui fut conduit Ă lâhĂŽtel de Retz, situĂ© rue du Petit- Bourbon. Marcel ayant cherchĂ© des yeux ses amis, les aperçut auprĂšs de lâhomme Ă la cape, quâon avait transportĂ© dans' une Ă©choppe. Michel lui lit signe de venir. â Voici votre pĂšre qui se meurt, dit dâune voix grave le pĂątre de Pailhat, en montrant frĂšre Gilles. â Mon pĂšre ! sâĂ©cria lâofficier. Lui, mon pĂšre! En le reconnaissant, lâancien ligueur dâAmhert eut * A encore la force de murmurer ces paroles â Mon fils! tu prieras ta mĂšre deme pardonner... Quant au ciel, puisse sa misĂ©ricorde descendre sur le complice des rĂ©gicides ma volontĂ© nây Ă©tait pas, niais ils me domi- naient... le meurs, mon fils, heureux dâavoir reçu le coup qui tâĂ©tait destinĂ©... Adieu ! A ces mots, il rendit le dernier soupir. On avait abattu les inanlelets du carrosse royal, et les seigneurs ordonnĂšrent au cocher de retourner au Louvre. AprĂšs avoir confiĂ© le corps de son pĂšre Ă Michel et Ă Gargantua, Marcel, le cĆur navrĂ©, se joignit au lugubre cortĂšge, qui sâĂ©branlait pour regagner la demeure des rois. Des deux morts, celui qui Ă©tait dans le carrosse nâavait-il pas Ă©tĂ© son .vĂ©ritable pĂšre?... Au moment oĂč il se mettait en marche derriĂšre le fu- nĂšbre vĂ©hicule, qui renfermait le meilleur des amis et des rois, Marcel leva par hasard la tĂȘte vers une des maisons en face du quincaillier. Une figure de femme, blĂȘme et contractĂ©e, sây montrait au premier Ă©tage. Elle tenait un volet çntrâouvert. Le regard de lâofficier et celui de a femme se rencon- trĂšrent. i Cette derniĂšre referma aussitĂŽt le vĂŽlet, mais pas assez tĂŽt pour que Marcel ne pĂ»t la reconnaĂźtre. Digitized by Google 426 LâABBESSE DE MONTMARTRE â Ah! la misĂ©rable! murmura-t-il. CâĂ©tait Henriette dâEntragues. Ce fut lĂ lâhorrible Ă©vĂ©nement, prĂ©dit, disent les chroni- ques, par tant de signes, qui sâaccomplit dans la journĂ©e du 44 mai 1610! Comme on le sait, Henri IV avait toujours cru Ă ce chiffre nĂ©faste quatorze ! Mais malgrĂ© ses propres apprĂ©hensions, malgrĂ© lâavertissement donnĂ© la veille par la reine Mar- guerite , une sorte de fatalitĂ© lâavait poussĂ© Ă se livrer lui-mĂȘme Ă lâinfĂąme guet-apens, prĂ©parĂ© par ses ennemis. Le grand Henri Ă©tait mort, et ses vastes projets mou- raient avec lui! La main dâun misĂ©rable faisait rĂ©trograder pour des siĂšcles les destins de la France et de l'Europe Champion et martyr de la libertĂ© de conscience, quâil voulait fonder par sa rĂ©publique chrĂ©tienne , il fut, en mĂȘme temps, le plus français des rois de France. Quand le carrosse, avec le roi mort, eut pĂ©nĂ©trĂ© dans la cour du Louvre, Concini courut Ă la chambre de la reine. A travers la porte entrebĂąillĂ©e, il se contenta de jeter ces mots â E amazzalo! U est tuĂ© ! DâEpernon, lui qui sâĂ©tait Ă©criĂ© au moment oĂč Saint- Michel, lâun des gentilshommes, voulait immoler lâassassin Ă cĂŽtĂ© du carrosse N'en faites rien, le roi nâa pas de mal; » dâEpernon ne tarda pas Ă sâinquiĂ©ter. Il courut Ă lâhĂŽtel de Retz, et fit transporter Ravaillac chez lui. Le meurtrier y resta trois jours. Le duc IâcndoctrĂźna-l-il et lui promit-il la vie sauve? On lâa supposĂ©. Le fait est que Ravaillac ne nomma au- cun complice tant que dura lâinformation. Le pĂšre Cotton voulut Ă©galement sâaboucher avec Ra- vaillac. li alla le voir dans la prison de la Conciergerie, oĂč on lâavait transfĂ©rĂ©. LâEstoilc rapporte quâil lui dit ,de Digitized by Google LâAlĂźBESSE DE MONTMARTRE 427 prendre garde Ă ses paroles, » et quâil voulut lui faire croire quâil Ă©tait huguenot! Quelque temps aprĂšs, une querelle Ă©tant survenue entre le mĂŽme pĂšre et M. de LomĂ©nie, celui-ci, en plein conseil, suivant lâEstoile encore, dit au jĂ©suite que câĂ©tait lui et ceux de sa SociĂ©tĂ© qui avaient tuĂ© le roi. » Il parut de nombreux Ă©crits qui accusĂšrent la marquise de Verneuil, le duc dâEpernon, les jĂ©suites, les Concini, dâavoir Ă©tĂ© les instigateurs du crime. CâĂ©tait bien lâopinion du temps. Du haut de la chaire, le pĂšre Portugais, cordelier, et plusieurs curĂ©s de Paris, notamment ceux de Saint-Bar- thĂ©lemy et de Saint-Paul, taxĂšrent les jĂ©suites dâĂȘtre fau- teurs et complices de lâassassinat. Le meurtre commis sur la personne du roi Henri IV ne de- vait ĂȘtre, Ă ce quâil paraĂźt, que le prĂ©lude de lâexĂ©cution - dâun plan plus vaste. Un gentilhomme, voyant les dames de la reine pleurer aprĂšs lâĂ©vĂ©nement, sâen moqua et leur dit Vous en verrez bien dâautres, et les avertit de garder leurs larmes pour une occasion qui se prĂ©senterait bientĂŽt. La veuve du capitaine Saint-Mathieu conseilla Ă une Parisienne de quitter la capitale. â Pourquoi cela? » demanda-t-elle. â Câest parce quâavant quâil soit huit jours, il arrivera de grands malheurs dans celte ville. » Le bruit sinistre dâune nouvelle Saint-BarthĂ©lemy se rĂ©- pandit. Sully se renferma dans lâArsenal et le mit en dĂ©fense. Les protestants alarmĂ©s se barricadĂšrent dans leurs maisons. Pendant une nuit ou entendit crier dans les rues Aux armes ! On voulait produire un mouvement, mais les crieurs furent battus et mis en fuite par la milice parisienne. LâexĂ©cution du projet sanguinaire fut manquĂ©e. Le Digitized by Google âą428 L'ABBESSE DE MONTMARTRE peuple de Pans, dit LâEstoile, Ă©tait las et recru des trom- peries des grands. » Quoi quâil en soit, la douleur et la consternation fuient extrĂȘmes, quand la nouvelle de la mort de Henri IV se rĂ©pandit dans les diffĂ©rents quartiers de la ville. â Le roi est mort! Ce mot sinistre vola de bouche en bouche. Les portes et les boutiques se fermĂšrent. On nâentendait de tous cĂŽtĂ©s que clameurs et gĂ©missements. On courait Ă©perdu par les rues, on embrassait ses amis, sans leur dire autre chose, sinon â Ah ! quel malheur ! Dos femmes Ă©chevelĂ©es hurlaient et se lamentaient. Les pĂšres disaient Ă leurs enfants â Que deviendrez-vous, mes enfants, vous avez perdu votre pĂšre ? , Ainsi fut pleurĂ© Henri IV Le sent roi dont le peuple ait gardĂ© la mĂ©moire. Il mourut ĂągĂ© de cinquante-sept ans. Son corps fut ou- vert en prĂ©sence de vingt-six mĂ©decins et chirurgiens, qui lui trouvĂšrent tous les organes si sains, que dans le cours de la nature, suivant eux, il pouvait encore vivre trente ans. Le procĂšs de Kavaillae avait Ă©tĂ© instruit par le Par- lement. Nous lâavons dĂ©jĂ dit, le fanatique ne nomma aucun complice pendant tout le cours de lâinformation. Il rĂ©sista aux tortures de la question prĂ©paratoire. ConfrontĂ© avec lui, le pĂšre Daubigny aftirma nâavoir jamais vu lâaccusĂ©, quâil sache. i> On condamna Ravaillac Ă ĂȘtre Ă©cartelĂ© en place de GrĂšve, oĂč il devait ĂȘtre prĂ©alablement tenaillĂ© aux ma- melles, bras, cuisses, gras de jambe, la main droite tenant le couteau duquel a commis le'parricide arse et brĂ»lĂ©e de Digitized by Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 429 feu de soufre, et sur les endroits oĂč sera tenaillĂ© , jetĂ© du plomb fondu, de lâhuile bouillante, de la poix-rĂ©sine en flamme , de la cire et du soufre fondus ensemble. » Le jour de lâexĂ©cution, au moment de sortir de la Con- ciergerie , Ravaillac blasphĂ©mait encore le roi et glorifiait son crime. EspĂ©rait-il la vie sauve, ou comptait-il sur un tumulte pour le dĂ©livrer? Son Ă©tonnement fut grand quand il se vit accueilli par les huĂ©es du peuple, les menaces et les malĂ©dictions. DĂšs lors il baissa la tĂȘte. Au milieu des hurlements il arriva Ă Notre-Dame , pour faire amende honorable. Il se jeta la face contre terre et, pour la premiĂšre fois, montra du repentir. Sur lâĂ©chafaud, on le coucha sur le dos et on lui attacha les chevaux aux pieds et aux mains. Pendant que sa main brĂ»lait, il eut le courage de lever la tĂȘte pour la regarder brĂ»ler. Puis on le tenailla. Ce fut alors quâil commença Ă crier. Le plomb fondu, Jâhuile bouillante, la cire et le soufre quâon versa dans les plaies lui t causaient des douleurs atroces ; mais la foule nâen fit que rire. Les thĂ©ologiens, sâĂ©tant approchĂ©s, adjurĂšrent le patient de dire la vĂ©ritĂ©. Ravaillac dĂ©clara alors quâil nommerait ses complices. Le greffier monta sur lâĂ©chafaud. Les aveux furent Ă©crits. Mais jamais on ne put lire cette piĂšce; on nây distingua, dit-on, que le nom de M. d'Eper- non. Ce greffier avait une si mauvaise Ă©criture! Lâauteur de ['Art de vĂ©rifier les Dates dit Ă ce propos , dâaprĂšs Griffet On nâa ni lâoriginal du procĂšs , qui a disparu des re- gistres du Parlement, si jamais il y a Ă©tĂ©, ni la clĂ© de son Digitized by Google 430 LâABBESSE DE MONTMARTRE testament de mort, que le greffier Ă©crivit de maniĂšre quâil est impossible de le dĂ©chiffrer. » On a prĂ©tendu dâailleurs que lâincendie de la partie du Palais oĂč Ă©taient dĂ©posĂ©s les registres du Parlement conte- nant les dĂ©tails de la procĂ©dure, incendie qui eut lieu en 1618 , nâeut dâautre but que la destruction de ces docu- ments. Disons tout de suite que Sully, le vĂ©nĂ©rable Sully, Ă©loignĂ© de la cour, Ă©tait dĂ©jĂ dĂ©pouillĂ© de ses hautes fonc- tions, et que le duc dâEpernon jouissait de la plus grande faveur auprĂšs de la reine Marie de MĂ©dicis, que, la menace Ă la bouche et la main sur son Ă©pĂ©e, il avait fait dĂ©clarer rĂ©gente par le Parlement. Le pouvoir presque sans limites quâexerçait le duc, con- jointement avec Concino Concini, bientĂŽt fait marquis dâ Ancre et marĂ©chal de France, peut expliquer bien des choses... Les aveux terminĂ©s, on donna lâordre de faire tirer les chevaux aux quatre membres de Ravaillac. Mais les chevaux nâallant pas assez rudement au grĂ© du peuple, le peuple sâattela lui-rçĂȘme aux cordes. Quand les membres furent dĂ©nouĂ©s et rompus, et que Ravaillac agonisait, par pitiĂ© le bourreau voulut en finir et couper le corps en quatre quartiers. La foule alors envahit lâĂ©chafaud. Ce fut Ă qui daguerait le patient et en emporterait un morceau. Le corps sâen alla en lambeaux, quâon brĂ»la sur les places et dans les carrefours de Paris. DĂ©tournons les yeux de cet horrible spectacle, et reve- nons aux principaux personnages de notre rĂ©cit. AprĂšs avoir pleurĂ© son roi et son ami huit jours durant, dans ce mĂȘme cabinet oĂč il lâavait vu si souvent de bonne humeur et confiant dans lâavenir, et oĂč son corps inanimĂ© Ă©tait exposĂ© maintenant dans un cercueil de plomb, Marcel \ Die \l f âą r t Irj' Google LâABBESSE DE MONTMARTRE 431 accompagna les restes mortels du meilleur des souverains Ă Saint-Denis, oĂč ils furent inhumĂ©s. Lâabbesse Marie de Beauvilliers assista Ă la funĂšbre cĂ©rĂ©- monie, avec M. de Clignaneourt, qui sây Ă©tait fait trans- porter malgrĂ© sa maladie, et le vieux chevalier du Bosc, dont lâĂąme juste et droite sâĂ©tait ralliĂ©e Ă la politique libĂ©rale et tolĂ©rante de ce souverain, qui devançait son Ă©poque. Aucun des fidĂšles Gascons n'y manqua non plus, ni le dĂ©vouĂ© Grillon, ni le rigide dâAubignĂ©. Puis, le corps descendu dans les caveaux, on revint tris- tement Ă Montmartre. Marcel ne retourna plus Ă la cour. Quelques mois aprĂšs, un mariage Ă©tait cĂ©lĂ©brĂ© Ă lâĂ©glise abbaliale de Montmartre. CâĂ©tait Marcel qui Ă©pousait Alice dâAzevedo, comtesse de FuenlĂšs et niĂšce du seigneur Ligier de Clignaneourt. Le gouverneur du Milanais Ă©tait accouru pour bĂ©nir les Ă©poux. M. de Clignaneourt, que Marcel -avait fini par adoucir, avait ouvert les bras Ă la fille de sa sĆur Claire, et tendu la main Ă lâEspagnol. Le chevalier du Bosc soupirail, mais il espĂ©rait revoir souvent celle quâon lui permettait dâappeler toujours son enfant. Marie de Beauvilliers avait les yeux levĂ©s au ciel. Re- nouvelait-elle, en ce solennel moment, le sacrifice de son cĆur? Pendant de longues annĂ©es encore, la sainte abbesse administra son monastĂšre. Quand on parlait devant elle de Henri IV, elle disait â Ah! câĂ©tait un roi selon lâesprit du Seigneur!... Que Dieu pardonne Ă ceux qui furent ses ennemis 1 Elle mourut Ă lâĂąge de quatre-vingt-trois ans, et avant dâexpirer elle recommanda quâon lâenterrĂąt dans une simple biĂšre, comme la derniĂšre des sĆurs, et sans aucun apparat. Digitized by Google . * larbesse de Montmartre Tout Paris se porta Ă Montmartre, pour contempler les traits de la bonne abbesse dĂ©funte. Quant Ă Jeanne, elle Ă©tait morte un an aprĂšs le mariage de son fils, presque en mĂȘme temps que le conseiller du Bosc. Elle sâĂ©tait Ă©teinte doucement, en marmurant une des naĂŻves chansons de lâAuvergne. Gros-Michel et Gargantua firent sauter sur leurs genoux pendant bien des annĂ©es, les enfants de Marcel. Le reĂźtre alternait cette occupation avec celle de visiter frĂ©quemment scs amis les vignerons. Plusieurs fois encore il consentit Ă jouer le rĂŽle de SilĂšne Ă la lĂ©te des Vendan- geurs. La pipe Ă la bouche, et fumant sa mcotiane , il cher chait des idĂ©es qui nâarrivaient que lourdement; mais il Ă©tait heureux. Castaignac venait souvent au manoir de Clignancouri, oĂč 6âĂ©tait installĂ© Marcel. - CâĂ©tait alors entre lui et le vieux capitaine des reĂźtres un concert de milladious et de ĂŒer Teufel, qui faisait la joie des petits bambins roses et blonds. Le Gascon, de plus en plus sec de corps, semblait mont, sur des Ă©chasses; ce qui ne lâempĂȘcha point de conserver ses il lusions romanesques jusqu'Ă la fin, et le de si mort, dit-on, il voulait encore jouer un air de mandoline Ă la Dame de ses pensĂ©es. Le brave Grillon mourut Ă Avignon, en 1615, la mĂȘn âą annĂ©e que la reine Marguerite. Il avait le corps couvert de vingt-deux blessures, et les mĂ©decins lâayant ouvert, on lui trouva le cĆur du doubâe de grosseur quâil ne lâest chez les autres hommes. Le calviniste dâAuhignĂ© sâĂ©tait retirĂ© Ă GenĂšve. Il y com- posa plusieurs ouvrages dâhistoire et de poĂ©sie, pleins de hardiesse et de verve satirique. Quant au jĂ©suite dont le nom ressemblait tant Ă celui du poĂ«te protestant, lâhistoire ne dit point ce quâil devint. Et Henriette dâEntragues ? Digitized by Google LâABBESSE lE MONTMARTRE *33 Elle maria au duc dâEpernon, suivant la promesse quâelle lui avait faite, la fille quâelle avait eue de Henri IV... La marquise vĂ©cut jusquâen 1633. AgĂ©e de cinquante ans, elle mourut dans sa terre de Verneuil, lâĂąme bourrelĂ©e de remords, dit-on, mais aussi rongĂ©e par le dĂ©pit de nâa- voir pu sâasseoir sur le trĂŽne de France. FIN DE lâaUBESSE DE MONTMARTRE. A Digitized by Google Digitized bĂż Google V TABLE DES MATIĂRES DEUXIĂRE PARTIE. P*gei I. La foire Saint-Germain 1 II. La petite histoire du capitaine Gargantua. ... 23 III. La tormexta du Mont-Cexis 45 IV. Le carnaval a Turin 63 V. Douce nuit, cruel rĂ©veil 84 VI. Le comte de FuentĂšs 103 VII. Entre vieilles connaissances 123 VIII. Fuite et poursuite, balles et boulets 115 IX. Arrestations 167 X. LâĂ©chafaud a la bastille 187 XI. Prise a son propre piĂšce 211 XII. Odieuse machination 226 > troisiĂšme partie. I. Le ron Henri 1 2 Al II. La tĂšte des vignerons 272 III. Encore la vindicative Henriette 272 Digitized by Google 436 TABLE DES MATIĂRES IV. Ac Grand Cuatelet 311 Y. La maison du Pont-Notre-Dame .âą 331 VI. Les Kaiserlich et lâardoisiĂšre . 348 VII. Le batelier et la promenade du bouc... 336 VIII. Le bourgmestre de magdebourg et le cateau aux OIGNONS ... 383 IX. Sombres prĂ©sages.^..,.., 401 . . X. Le quatorze mai V 413 FIN DE LA TABLE -V r-4. â lmp. Maurice Loi gnon; P. Dupont et Ci», rue du Bac-ll'A SRierts, lĂź Ă4 Digitized by Google I Digitized by Google 4 i